
Pour la quatrième fois consécutive, mes deux hommes passent l’après-midi ensemble, deux étages au-dessus de moi. Il paraît que ma présence les empêcherait de se concentrer sur leurs parties d’échecs. Comme si j’étais du genre à les perturber, moi ! Moi qui leur prépare, avec amour, moi qui leur apporte, avec grâce, leur petite collation, je serais un élément perturbateur ?! Je serais en droit de ruminer ma rancœur, mais je ne suis pas faite de ce bois-là. Puisqu’ils veulent passer du temps ensemble, j’en profite pour renouer avec mon quartier.
J’aime me promener à mon rythme, en traînant ou en pressant le pas, selon mon bon vouloir. Ce que j’apprécie le plus dans mes promenades, c’est l’air mystérieux et impénétrable que je prends quand, une fois que nous retrouvons tous les trois, mon mari adoré et notre fringuant complice me demandent où m’ont menée mes pas… Ils font semblant d’enrager, puis me câlinent à qui mieux mieux et je fais semblant d’avoir oublié, comme si mes souvenirs s’étaient dissous dans le plaisir qu’ils viennent de m’offrir.
Alors, même si je fais mine de me plaindre de leurs apartés dans ce qui est devenu leur garçonnière, force m’est de reconnaître que cette situation m’arrange bien ! C’est sans doute pour ça que je me suis juré, que nous nous sommes juré que je ne mettrais jamais les pieds dans l’appartement du 9e étage.
Aujourd’hui, je n’ai pas fait ma promenade habituelle vers le parc Montsouris en passant par la place de l’abbé Hénocque, j’ai décidé de remonter vers le Nord, jusqu’au Jardin des Plantes, bon prétexte pour lécher une certaine vitrine. Vitrine de la boutique où je suis entrée, avec l’air faussement dégagé d’une habituée, pour acheter du gel lubrifiant. J’ai apprécié de ne pas remarquer sur le visage de la vendeuse un sourire de circonstance, au contraire, comme j’étais la seule cliente, nous avons pu parler. Elle était étonnée du nombre de flacons que j’achetais, je lui ai expliqué que nous passons une bonne partie du temps dans un village de province, que d’habitude, nous commandons par internet, mais puisque l’occasion se présente, autant faire des stocks. J’aime bien le frisson qui me parcourt quand je dis « nous » il me semble même qu’on peut l’entendre dans le ton de ma voix, parce que ce « nous » signifie « nous trois » et qu’elle entend « nous deux ».
Je suis sur le point de payer quand je sollicite un conseil, quel sex-toy recommanderait-elle à une femme de soixante-sept ans qui n’en a jamais utilisé ? Aucune ironie, aucune condescendance dans les conseils qu’elle me donne. Je suis surprise de la précision de ses questions et avant tout de leur pertinence. Je repars avec mon premier jouet sexuel, fière comme Artaban.
Allez savoir pourquoi, le Jardin des Plantes a soudainement perdu tout attrait. Je décide donc de rentrer à l’appartement, en veillant toutefois à ne pas trop me hâter, histoire de laisser monter en moi la douce vague du désir. Presque sans m’en apercevoir, je rentre dans une autre boutique où j’achète le superbe kimono qui m’a fait de l’œil à travers la vitrine. J’espère que je n’aurai pas trop de mal à convaincre notre délicieux poète de le porter.
Arrivée à l’appartement, je dois encore faire preuve de patience le temps que les batteries du jouet se chargent. Pour que l’attente ne soit pas trop agaçante, je décide de regarder mon petit porno préféré. C’est la première fois que j’en visionne un toute seule, ce qui ajoute un frisson supplémentaire à mon excitation. Avant que le film ne commence, mon regard se pose sur le sac où se trouve le kimono. Je plisse un peu les yeux pour mieux imaginer le corps nu de notre partenaire, à demi-visible, à demi offert, je me demande comment sa peau réagira au contact du tissu. Je m’interdis de me caresser tant que le sex-toy ne sera pas en état de fonctionner.
Étrangement, cette contrainte me fait rougir les joues quand je regarde, captivée, fascinée, les images du film, images sur lesquelles se superposent celles du corps de cet homme en kimono faisant semblant de ne pas remarquer mon émoi.
Enfin, enfin, je peux me servir de mon jouet ! Alors, alors seulement, je mets en œuvre le plan que j’ai échafaudé dès la sortie de la boutique. Je relance le film, en augmentant un peu le son, je m’allonge sur le lit, m’asperge d’une énorme giclée de lubrifiant, ce qui est superflu étant donné mon état d’excitation, mais en l’occurrence une bonne dose de superflu me semble capitale, je mets en marche le joujou et téléphone à mon époux adoré.
– Tu as besoin de quelque chose, ma chérie ?
– Non, non… tout va bien… je m’occupe…
– Mais… tu te mates un porno en solo ?
– Euh… non… pas du tout !
– Tu n’es pas toute seule ?
– Bien sûr que si, mais… ooh… je ne regarde pas un porno…
– Mon ange, vous nous mentez !
– C’est quoi ce bruit de fond ? En plus du film, je veux dire…
– Quel… ooh… quel… hmmm… quel bru…
– Tu veux qu’on vienne te rejoindre ?
– Non ! Vous… Oooh… vous…
J’éloigne le jouet de mon corps, parce que je ne veux pas jouir si vite et que je veux donner l’impression d’être sereine au téléphone.
– Si c’est pour me reprocher d’interrompre votre partie d’échecs, merci bien ! Autant que je reste toute seule ! Et puis… si j’appelais…
Étonnamment, alors que le jouet est loin de mon sexe, je sens un orgasme couver en moi. Je ne sais pas trop comment faire pour l’empêcher d’exploser trop vite. Si je regarde à ma gauche, je le vois, si je regarde à ma droite, je vois le flacon de lubrifiant non rebouché, si je regarde devant moi, je vois le film, si je regarde au plafond, je m’imagine telle que je suis, les jambes écartées, une main allant d’un sein à l’autre, l’autre main tenant le téléphone.
– Tu disais ?
– J’appelais pour dire que j’ai trouvé la tenue idéale pour… tu vois de qui je veux parler… quand il nous rejoint au petit-déjeuner avec son braquemard d’enfer… euh… sa trique d’enfer… Oooh… sa belle grosse pine dressée qui ne trouve pas sa place dans son pantalon…
– Eh bien, mon ange, on dirait que ça vous émoustille… Oh ! Mais voilà que le bruit reprend !
– Tu nous ferais pas une crise d’asthme, par hasard ? Ton souffle me semble bien court, ma chérie… As-tu besoin que nous te rejoignions ?
– Non ! Je voulais juste que… oh putain, c’que c’est bon !
– Qu’est-ce qui est bon ?
– De vous imaginer bander pendant que… ooh… pendant que… rhââââ ! C’est trop bon !
Je coupe le téléphone, profite de ce premier orgasme assisté, et me caresse doucement comme si mes doigts découvraient mon sexe. J’ai joui, mais j’en veux encore. Peut-être parce que j’ai l’impression d’avoir un peu bâclé ce premier orgasme.

Je me lève, je prends le sac posé sur le canapé, tant pis pour la surprise, je déchire le papier cadeau, enfile le kimono avant de retourner dans la chambre. Je regarde le sex-toy droit dans les yeux. Maintenant que je sais ce dont il est capable, je vais tâcher de faire plus ample connaissance.
Il y a presque cinquante ans, celui qui allait devenir mon époux m’émoustillait en chuchotant à mon oreille « Tu n’es qu’une petite vicieuse ! Petite vicieuse… ma petite vicieuse ! » Ces mots ont accompagné notre plaisir et je leur en suis reconnaissante. Quand je regarde le sex-toy dans ma main, que je le dirige entre mes cuisses, je l’entends me traiter de vieille vicieuse, paradoxalement, ces mots me rajeunissent, oui, je suis vieille, oui, je suis vicieuse, et alors ? Qu’est-ce qui m’empêcherait d’aimer l’être ?
Toute à ces considérations, je n’ai pas entendu la porte s’ouvrir. Je suis concentrée sur le plaisir que je prends quand je remarque enfin la présence de mon époux et de notre voisin au seuil de la chambre, épaule contre épaule, se branlant en silence en me regardant.
– Fallait pas interrompre votre partie pour moi… mais puisque vous êtes là…