Chroniques matrimoniales – L’absence est à l’amour ce qu’est au feu le vent, il éteint le petit, il allume le grand

J’étais déjà la maman de mes deux filles quand Valentino s’en est allé. Oh, ne va pas t’imaginer que ce fut chose aisée, ce ne fut le cas pour aucun d’entre nous. Pierrot et Toine l’auraient bien suivi, et, pour tout dire, Nathalie et moi aussi. Nous étions tous exci­tés par la perspective de voir notre idéal appliqué à grande échelle, à l’échelle d’un pays, mais la vie en a décidé autrement.

Je ne pourrais te dire si c’est tant mieux ou tant pis, je ne me pose pas ce genre de questions. Refaire l’histoire, la réécrire à la lumière de ce que nous en savons aujour­d’hui, très peu pour moi !

Je pourrais aussi te dire que ce furent les pires années de ma vie, mais je mentirais. Bien sûr, son corps me manquait, sa peau, ses cheveux, ses yeux, son sourire, ses mains, sa voix, ses « Rosalinetta », sa bouche, son membre et comment nous en jouissions, sa barbe, sa moustache… nos discussions aussi me manquaient cruellement.

Ces soirées où nous nous retrouvions tous les cinq, souvent plus nombreux, à parler de nos espoirs, de nos craintes, ces longues journées où nous ne nous contentions pas de refaire le monde, mais pendant lesquelles nous cherchions comment appliquer nos principes au quotidien. Comme je te l’ai déjà expliqué, l’anarchie n’est pas l’absence de règles, de lois, c’est l’absence d’un pouvoir, d’une autorité qui nous serait supé­rieure, à laquelle nous devrions nous soumettre sans avoir notre mot à dire. C’est la définition que nous donnions à ce magnifique idéal.

Il ne faut pas que tu tombes dans les clichés, la vie n’est pas qu’une suite d’événe­ments, elle ne peut pas se ranger dans un album-photos, ou dans ce cas, il faudrait pouvoir y inclure tous ces jours, toutes ces heures entre deux « Clic-clac, merci Kodak »

Par exemple, être anarchiste, c’est être contre la propriété privée, puisque ainsi que l’a écrit Proudhon, « la propriété c’est le vol ».Or, Pierrot et moi étions propriétaires de notre maisonnette, quelle belle contradiction, n’est-ce pas ? Voilà le genre de discus­sions que nous avions entre nous. Comment concilier anarchisme et propriété ? Nous étions rebelles à toute doxa, nous le sommes toujours, ce fut notre façon de vivre avec nos contradictions, nos incohérences.

Pour Pierrot et moi, il était hors de question de nous soumettre à un principe, si ce principe devait nous rendre malheureux. Nous aimions cette maison que nos com­pagnons nous avaient aidés à restaurer, aussi, nous décidâmes, avant même la fin des travaux, qu’elle servirait de halte à tous ceux qui le souhaiteraient, elle deviendrait un oasis pour nos compagnons qui en auraient besoin. Voilà comment nous assumâmes cette contradiction. Je te donne cet exemple pour que tu puisses comprendre notre état d’esprit.

Valentino était donc parti en Espagne depuis bien longtemps, je veux dire, il avait rejoint Valencia dès 1932, dès le début, avant que ça se mette à chauffer, avant la tra­hison de nos « alliés », avant la rébellion de Franco, le débarquement de ses troupes, avant les bombardements, avant la catastrophe, avant l’anéantissement.

Nous avions de ses nouvelles de façon chaotique, parfois trois lettres dans la même semaine, parfois nous restions des mois entiers sans rien recevoir. J’écris « nous » parce que ses lettres nous étaient destinées. Les seules lettres d’amour que Valentino m’ait écrites, il me les a toujours remises en mains propres. « Rosalinetta, à quoi bon écrire des mots d’amour, si je ne suis pas près de toi à contempler leur reflet dans tes yeux quand tu les liras ? » Il est comme ça, Valentino et c’est ainsi que je l’aime !

La vie au village s’écoulait paisiblement dans cette période troublée, nos enfants grandissaient, le père de ton Christian était pensionnaire en ville… quand je pense qu’il fut le premier lycéen de la famille, le premier bachelier !

Nous pratiquions toujours l’amour en groupe, notre cercle de relations était fluc­tuant, parfois il rétrécissait, parfois il augmentait. Mais un socle restait inébranlable, celui de « l’amicale des anciens combattants ». Nous nous rencontrions au moins trois fois pas mois, nous étions devenus tellement complices, qu’ils acceptaient volontiers de se prêter au jeu des saynètes érotiques, mises en scène et costumées par nos soins. Comme nous riions ! Comme nous jouissions !

Puisque je t’ai expliqué mon aversion aux dogmes, en voici un autre exemple. De ces quatre anciens combattants, aucun ne partageait notre idéal. Neuneuille était un roya­liste convaincu, Barjaco et Gentil Coquelicot, radicaux socialistes, quant à Bouche Divine, il se désintéressait totalement du sujet, il avait un joli sourire quand il retirait ses pro­thèses, qu’il levait ses moignons vers nous

– Comment je mettrais mon bulletin dans l’urne ? Mon intérêt pour la politique a dû s’envoler avec mes mains, avec mon bras… !

Qui aurait pu le lui reprocher ? Certainement pas nous !

Malgré toutes nos divergences, nous demeurions complices dès qu’il était question de jouir les uns des autres. Gentil Coquelicot et Barjaco étaient vraiment très inventifs quand il s’agissait d’imaginer des situations, mais c’était souvent le regard aiguisé de Neuneuille qui donnait l’idée de départ. Il sortait des costumes de la malle, au hasard, les regardait, les attribuait à l’un ou à l’autre et annonçait « Ce serait l’histoire de… » et l’imagination de Barjaco et Gentil Coquelicot se mettait en branle.

Que ces réunions de l’amicale étaient joyeuses… ! Que nous étions inventifs… ! Je te souhaite de connaître de telles sensations, quand tu connais la moindre des réactions de tes partenaires, quand leur corps t’est aussi familier que le chemin qui te mène chez toi, quand tout ton être sait comment ils feront naître, croître et exploser ton plaisir… et que, malgré tout, tu es à chaque fois surprise…

Je n’avais plus de nouvelles de Valentino depuis plus de dix mois, les discours de chaque côté des frontières, à toutes nos frontières, se faisaient plus martiaux. Nous avions appris les hor­reurs perpétrées par les franquistes et les staliniens, alliés pour nous éliminer. Il m’ar­rivait de pleurer dans les bras de Toine. Je ne sais pas pourquoi, mais il me fallait être blottie contre lui pour que mes larmes acceptent de couler.

Je pressentais que Valentino était mort ou enfermé dans un de ces camps que nos camarades socialistes avaient ouverts pour interner ces étrangers, ces mêmes com­battants qu’ils encourageaient encore quelques mois auparavant, à aller se battre pour la république, pour la liberté, pour la démocratie… quelle bande de Tartuffe !

Je travaillais toujours pour le père de Toine et l’assistais dans ses fonctions de maire, sa secrétaire de mairie en quelque sorte. Je m’étais découvert une passion pour les arcanes du droit administratif et quand je débusquais qui une subvention, qui une dérogation de telle ou telle taxe, nous fêtions joyeusement l’événement et il ne manquait jamais de m’en attribuer les mérites lors des conseils municipaux.

Je tenais également la permanence de la mairie chaque mardi, jour de marché. Je le faisais à titre bénévole, mais en contrepartie, le père de Toine m’accordait l’après-midi de repos. C’était notre accord. Il me convenait, il lui convenait et il convenait également aux villageois.

Le 21 mars 1939, alors que je fermais la porte de la mairie, je vis Barjaco s’approcher de moi à grands pas, le regard pétillant, le sourire éclatant. Il me fit un clin d’œil fort peu discret et d’un bref mouvement de la tête, m’informa qu’il sollicitait un entretien en tête à tête. J’étais un peu étonnée, assez déçue qu’il affiche de façon notable sa satisfaction du dimanche que nous avions passé avec l’Amicale des Anciens Combattants, pour fêter l’arrivée du printemps. Je lui lançai un regard sévère qui ne le décontenança pas le moins du monde, au contraire, il parut s’en réjouir ! Je le tançai

Pourquoi tu souris comme le ravi de la crèche ?

Me désignant son attelage, il me répondit

Si madame la secrétaire de mairie veut bien se me suivre, je pourrais lui exposer le motif de ma venue… excusez du dérangement, madââââme… !

Il avait dit ce dernier mot en faisant traîner le « a », comme nous imaginions que « ceux de la haute » les prononçaient. 

Si madame veut bien se donner la peine…

Je montai à ses côtés. Nous sortîmes du village. À chaque question que je lui posais, Barjaco répondait en sifflotant une mélodie à la mode. Je compris rapidement que perdre mon calme ne servirait à rien, si ce n’est à l’amuser davantage. Après quelques kilomètres de route, Barjaco arrêta sa carriole, m’indiqua un sentier d’un mouvement du menton.

– Vai ! Je m’en vais prévenir la Nathalie que Pierrot aura besoin de son aide, ce soir !

Je descendis, l’interrogeant du regard.

Profite, Bouton d’Or ! Profite !

Je remontais le sentier d’un pas rapide, je l’aurais aimé silencieux, mais il ne l’était pas. Comme mue par je ne sais quelle force, j’accélérai le pas. Le bruit de mes souliers sur le sol se fit plus sonore, plus rapide. Je courus presque sur les derniers mètres. Valentino m’avait entendue et se précipitait à ma rencontre.

Comment as-tu… ?

Barjaco m’a prévenue, comme tu le lui as demandé !

C’est ce qu’il t’a dit ?

Non ! Il m’a laissée un peu plus haut, sur la route, mais il n’a rien voulu me dire…

Je l’ai aperçu au loin, inspectant sa terre… Je ne savais pas qu’il m’avait… Ô amore mio, Rosalinetta… ! Tu es encore plus belle !

Je l’embrassais, je le caressais, je l’étreignais avec autant de passion, d’amour, de force qu’il m’embrassait, me caressait, m’étreignait. Nous pleurions, nous riions, nous parlions comme si nous devions rattraper ces dernières années en un instant ! Valentino m’entraîna dans un abri masqué par de la végétation et nous nous dévêtîmes. Je pus lire sur son corps toutes les épreuves qu’il avait endurées, son corps jadis robuste et puissant était devenu noueux et acéré. Il avait gardé toute sa force, mais elle était d’une autre nature. Mais qu’il était beau !

Une vague de désir me submergea, mes yeux devenaient noirs en même temps que les siens devenaient bleus. Tu sais, je t’ai déjà parlé de cette sensation dans mon cahier. Je me laissais bercer par la mélodie de nos souffles, de nos respirations qui devenaient une. Quand mes narines s’approchèrent de son pubis, que je sentis son odeur, je crus que j’étais en train de rêver, que c’étaient mes doigts qui me caressaient ainsi, pas les siens, alors, histoire d’en profiter davantage avant mon réveil, je décidai de le sucer comme j’aurais aimé le faire en réalité.

I tuoi baci, Rosalinetta… i tuoi baci… i tuoi meravigliosi baci…!*

C’est à ces mots que j’admis enfin que je ne rêvais pas, qu’il était vivant, près de moi, que nous étions réunis. Enfin !
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Ses mains, ses lèvres couraient sur mon corps, stoppaient, revenaient sur leurs pas, puis reprenaient leur course, avançaient plus en avant… Valentino redécouvrait la géographie de mon corps, comme je redécouvrais celle du sien. Nous nous enivrions de ce long et lent prélude, j’aimais comme nos petits cris se répondaient. Quand, n’y tenant plus, je m’empalai sur lui, je pris conscience à quel point il m’avait manqué, viscéralement manqué.

Valentino eut un sourire, un éclat très particulier dans son regard, comme si toutes ses peurs, toutes ses souffrances, toutes ses déchirures s’effaçaient en me pénétrant. Je lui dis « Bienvenue chez toi, Valentino ! » et un éclat supplémentaire agrémenta son sourire, illumina son regard. Il avait parfaitement compris ce que je ressentais et laissait exploser son bonheur, un bonheur apaisé.

La seconde suivante, notre étreinte devint sauvage, presque rugueuse, Valentino m’avait allongée sur le dos et me pénétrait, sortait de mon corps pour me pénétrer encore, un peu plus fort, un peu plus loin, un peu plus vite à chaque fois. Je crispai ma main au-dessus de la sienne, pour qu’il la serre davantage sur mon sein. Je le griffais, je le mordais, il faisait de même. Ce mardi-là, nous fîmes l’amour avec la rage des survivants, de ceux que la vie a éloignés avant de les précipiter à nouveau dans les bras l’un de l’autre.

La nuit était tombée depuis plusieurs heures quand nous arrivâmes au village, que nous entrâmes dans ma maison. J’entrai comme une messagère apportant une bonne nouvelle et lui comme un héros, ou pour être plus précise, comme le témoin et l’acteur d’une page importante de l’histoire.

La nuit était tombée depuis plusieurs heures pourtant nous nous étions mis en route peu avant le coucher du soleil. Qu’il fut long et joyeux ce trajet ! Nous étions de nouveau des gamins insouciants ! Je relevais mes jupes pour l’aguicher. Il se cachait derrière les arbres pour mieux m’attraper, pour mieux m’enlacer. Je faisais de même et à chaque « J’t’ai eu ! », nous nous embrassions, nous nous culbutions… nous ne voulions pas gâcher la moindre seconde, nos retrouvailles étaient encore trop récentes, trop fraîches pour que nous puissions en jouir sereinement, ce jour-ci et pendant les semaines qui suivirent, nous avions trop besoin d’étancher notre soif d’amour, de tendresse, de plaisir, de violence aussi, car nous avions besoin de nous sentir vivants et nous assimilions la violence des plaisirs, la crudité des mots, des situations à la vie. Ne me demande pas pourquoi.

La vie n’est rien sans l’amitié

 


*– Tes baisers, Rosalinetta… tes baisers… tes merveilleux baisers… !