

Quelle journée, mes aïeux, mais quelle journée ! Pour une fois, plus de 80 % des copropriétaires étaient présents à l’assemblée générale. La salle était presque trop petite, il a fallu ajouter des chaises et même quelques bancs. « Ça favorise les rapprochements » a noté mon mari adoré d’un air angélique. Un vent de rébellion, fomentée par le couple Tran et le couple Sanchez, a soufflé chez les participants qui ont refusé de donner quitus au syndic. « Ça commence bien… » a prédit celui qui est officiellement le partenaire d’échecs de mon époux.
Quand est arrivée la question relative à l’installation d’un système de vidéosurveillance dans les parties communes, je me suis levée pour prendre la parole. Moi, qui suis très timide dans ce genre de circonstances, je me suis sentie galvanisée. Mon argumentaire tenait à l’origine en deux points.
Quelle serait l’utilité d’un tel dispositif étant donné le calme et la sécurité dans notre tour ? J’ai rappelé que le dernier cambriolage connu remontait au millénaire précédent, ce qui m’a valu les rires approbateurs des copropriétaires. Quant aux dernières dégradations, à savoir quelques tags autour des boîtes aux lettres et près de l’ascenseur, elles ont été commises au début des années 2010. Une voix a précisé « En juillet 2013 ».
J’ai abordé le second point avec plus de sérieux, voire du pathos dans la voix ou, comme le dit notre conjoint, « avec les trémolos de la tragédienne ». Il concernait l’utilisation de ces images, la grande probabilité qu’elles ne soient pas sécurisées et par conséquent utilisées à des fins commerciales, dans le meilleur des cas. « Qui peut me garantir que des malfaisants ne s’en serviront pas pour repérer de chez eux les résidents partant en vacances, estimer la durée de leur absence au nombre de valises ? Noter les horaires auxquels les actifs partent au travail, à quelle heure ils en reviennent ? » Un silence de mort s’est abattu sur l’assemblée, suivi rapidement par des murmures sur la gamme « Mais elle a raison ! ». La même assemblée a lancé des regards hostiles au représentant du syndic qui avait osé faire cette proposition. « Il doit toucher sa commission, à coup sûr ! »
Touchée par je ne sais quelle grâce, j’ai conclu par un troisième argument. « Au lieu de dépenser inconsidérément une fortune pour ce gadget coûteux, inutile voire dangereux, ne serait-il pas préférable de budgétiser la modernisation du système d’éclairage des sous-sols, ainsi que le propose la question suivante présentée par monsieur… euh… par monsieur et madame Sanchez ? »
Après une séance de deux heures, exit le syndic (charge à nous d’en trouver un nouveau), exit le projet de vidéosurveillance et accord pour la rénovation de l’éclairage des sous-sols.
Madame Tran est venue me saluer, elle m’a demandé si je serais intéressée pour participer à la recherche d’un nouveau syndic, offre que j’ai poliment déclinée. Madame Sanchez, émue aux larmes, m’a embrassée. « Je ne m’attendais pas à un tel soutien, ça fait au moins dix ans que je réclamais ça et… merci, merci ! » Désignant notre voisin officiel, qui se trouve être notre conjoint officieux, je lui ai répondu « Il nous a raconté ses péripéties de la semaine dernière, quand il s’était rendu à la cave… »
De retour à notre appartement, nous avons fêté cette victoire comme il se doit, puis mon époux a émis le souhait de reconstituer l’incident du deuxième sous-sol et de jouer le rôle de la mère Sanchez. De son côté, notre conjoint a voulu que je mette la même robe que l’autre jour.
– Elle n’est pas transparente, mais quand tu la portes, à chaque pas que tu fais, je devine les courbes de ton corps et… ouah, ça m’excite drôlement !
– Faudrait savoir, mon cher, une fois c’est ma jupe droite qui t’excite parce qu’elle est stricte, maintenant c’est ma robe légère parce qu’elle laisse deviner mes courbes…
– Il faut te rendre à l’évidence, ma chérie, la tenue ne fait rien à l’affaire, c’est toi et toi seule qui excites notre ami !
Je fais mine de maugréer « ben alors, pourquoi devrais-je porter la robe de l’autre jour ? », en réalité, ce compliment m’atteint en plein cœur. Ma robe légère revêtue, nous prenons l’ascenseur en direction du deuxième sous-sol. Hélas ! Nous sommes contraints de renoncer à la reconstitution, le couple Sanchez faisant visiter ledit sous-sol et constater l’état de vétusté de l’éclairage à une dizaine de copropriétaires. Nous sommes surpris d’apprendre que nombre d’entre eux n’utilisent pas leur cave. Nous nous esquivons bien vite.
Je suis en train de préparer un plateau d’amuse-gueule pour notre séance de ciné-club quand le téléphone de notre conjoint se met à sonner. Je ne prête pas attention à ses propos jusqu’à ce que j’entende « Envoie-moi ses coordonnées, j’aurais une proposition à lui faire. » Il raccroche, vient me retrouver dans la cuisine.
– Je dois remonter chez moi, j’en ai pas pour longtemps, commencez pas sans moi !
À mon mari, qui lui emboîte le pas, il explique « Attends-moi ici, je vous en dirai plus à mon retour. Vous commencez pas sans moi, hein, promis ? »
Il revient après un bon quart d’heure et nous explique.
– Un ancien collègue, un gars bien, que j’ai formé il y a plus de vingt ans, m’a demandé si, par le biais de mes relations syndicales, je n’aurais pas connaissance d’un plan pour un logement pas cher en proche banlieue. Son neveu a trouvé un boulot sur Paris, mais comme vous vous en doutez, le hic c’est le logement. J’ai rappelé le gars, il vient visiter mon appartement à la fin de la semaine et si tout se passe bien, j’aurais un locataire ce qui me permettra de garder malgré tout un pied-à-terre à Paris, tout en ne me coûtant pas d’argent. Quant à lui, il pourra être confortablement logé en plein 13e à un tarif défiant toute concurrence.
Fort de l’effet produit, il boit une grande rasade du Champagne qu’il a ouvert pour la circonstance, s’étrangle à moitié, tousse « Ça pique ! » avant de conclure.
– Je vais donc pouvoir m’installer dans ma pampa sans avoir à vendre mon appartement parisien. Dans ces conditions, est-ce que votre proposition tient toujours ? À savoir, nous vivons tous les trois dans notre maison la plupart du temps, et le restant dans votre appartement ?
– Non !
Surprise, je sursaute à cause de la violence du ton de mon époux.
– Si tu dis « notre maison », tu dois dire « notre appartement ».
– Tu m’as fait peur, mon chéri !
– Je tenais juste à ce que les choses soient claires.
– On devrait faire une cérémonie officielle devant témoins et tout !
– T’as raison, mon ange, et comme témoin, on pourrait demander à madame Sanchez, par exemple !
– Moquez-vous, messieurs, moquez-vous… de toute façon, notre situation va bien finir par être officielle un jour ou l’autre… Rhô… j’imagine la tête de nos gamins quand on leur annoncera la nouvelle…!
Affalée sur le canapé, entre mes deux hommes, j’écoute plus que ne regarde le film. Les cuisses ouvertes, je me laisse aller à leurs caresses. Surpris que je ne les caresse, ni ne les embrasse en retour, ils s’inquiètent de mes pensées.
– Je me demandais si tu n’aurais pas un roman-photo ou une BD qui me permettrait de réviser pour nos nuits de noces…
– Notre nuit de noces, tu veux dire…
– Pourquoi devrions-nous nous contenter d’une seule ?
– Voilà la femme que j’aime !
– Et moi donc !
– Et voilà les hommes que j’aime
Nous décidons que, y a pas à chier, faudra absolument aller brûler un cierge à Saint-Covid.