Le récit de Joseph

Joseph le Sage prit la parole et nous expliqua comment ce séjour qui ne devait durer qu’une à deux semaines avait en fin de compte bouleversé sa vie.

– Je devais loger chez Aunt Molly, qui n’est pas la tante de Betsy, mais une cousine de sa mère. Molly avait été une jeune fille pétulante, bavarde et rieuse. Elle était fiancée à un jeune homme dont elle était éperdument amoureuse, comme on peut l’être à dix-huit ans. Le dimanche précédant la noce, alors qu’il était en chemin pour lui rendre visite et déjeuner avec sa famille, il reçut une balle qui ne lui était pas destinée et perdit la vie à quelques pas de chez elle. Molly ne s’en est jamais remise. Elle vit recluse dans cette petite maison, tremblant à l’idée d’en sortir, emprisonnée dans la gangue tragique du désespoir. Elle vit de quelques travaux de couture et tricote des pulls que la mère de Betsy vend ici et là. Mais pour l’essentiel, elle survit grâce à la solidarité familiale. Le plus souvent, Betsy et sa maman lui font ses courses hebdomadaires. Molly est devenue une femme peu avenante, s’exprimant la plupart du temps par gestes et quelques mots qu’elle semble cracher plus que prononcer. Aunt Molly ne pouvait pas refuser de leur rendre ce service, d’autant -et j’avais été inflexible sur ce point- que je paierai une pension. Elle ne dit pas plus de dix mots par jour et souvent moins ? La belle affaire ! Je ne parle pas l’anglais ! Je ne logerai chez elle que pour quelques jours, n’y faisant que dîner et dormir.

Je passais l’essentiel de mes journées à transmettre mes connaissances et mon savoir-faire à Betsy, toujours à la recherche d’un emploi. Un certain jeudi, alors que je revenais de l’atelier, que Princesse et Prof connaissent si bien, Molly m’ouvrit la porte. Elle se figea et s’enfuit dans la cuisine en pleurant. Je l’y rejoignis, ne comprenant pas la raison de ses larmes. L’avais-je offensée d’une quelconque manière ? Avais-je réveillé d’affreux cauchemars ? Nous ne nous comprenions pas, je pressentais néanmoins que demander l’assistance de Betsy serait une mauvaise idée.

Elle prit un bloc de papier et dessina son tourment. Elle avait voulu m’accueillir avec un grand sourire, mais n’était parvenue qu’à grimacer. Après des décennies sans en ressentir le besoin, les muscles de son visage ne savaient plus comment faire. Je dessinai ma réponse, j’avais vu son sourire dans l’éclat de ses yeux.

Je la pris dans mes bras, la consolai et séchai ses larmes en lui baisant les cheveux. Ses pleurs redoublèrent. Pour les arrêter, je caressai ses joues. Elle ouvrit les yeux, me regarda, étonnée de la douceur de mes gestes. J’avais une folle envie de l’embrasser, mais je craignais que ce ne fût pas réciproque. Nous restâmes ainsi de longues minutes avant que la soirée ne se poursuive, identique à la précédente, à la différence près que nous « parlâmes » à l’aide de dessins et du dictionnaire que j’avais glissé dans mes bagages.

Nous nous souhaitâmes la bonne nuit et rejoignîmes chacun notre chambre. Je l’entendis fermer la porte de la sienne, j’allais faire de même avec la mienne quand un lutin ou je ne sais quel elfe m’incita à la laisser ouverte. Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que je la vis, un coffret à la main, sur le pas de ma porte. « Joseph ? » Je me levai et l’invitai à entrer. Elle me fit comprendre qu’elle avait besoin de mon aide pour attacher ce joli collier avant de se mettre au lit. Jamais prétexte ne fut aussi ridicule. Je crois que c’est ce qui m’émut le plus. Ses yeux me souriaient et défroissaient son front habituellement plissé. Je n’étais pas plus dupe de sa ruse qu’elle ne le fut de mes doigts malhabiles qui s’égaraient sur sa nuque sans parvenir à trouver le mécanisme du fermoir.

Ses yeux plongeaient dans les miens qui plongeaient dans les siens. Sa bouche appelait mes baisers et je ne pus résister à cet appel. Molly avait l’air affolé d’une petite souris s’apercevant qu’elle vient de se blottir entre les pattes d’un chat gourmand. Elle s’échappa de mes bras pour s’y précipiter aussitôt.

Elle cherchait quelque chose du regard, paniquée de ne pas le trouver. Elle me mima un livre dont on tourne les pages. Je sortis du tiroir de mon bureau mon petit dictionnaire et son visage s’éclaira. Elle avait presque réussi à sourire. Nous nous assîmes côte à côte sur mon lit et conversâmes ainsi. Un bloc de papier pour lui permettre d’écrire et de dessiner ce qu’elle tenait tant à me confesser. Molly a tué son fiancé. Le choc de sa disparition l’avait rendue mutique, mais une fois passé, elle se persuada de taire sa culpabilité. Le plus simple avait été de ne plus dire un mot, de ne plus sortir et de vivre en pénitence jusqu’à la fin de ses jours, pour expier sa faute, sa très grande faute.

Je ne comprenais pas. N’était-elle pas chez elle quand son fiancé était mort ? Ses yeux se sont ternis, plus aucun éclat ne les animait. Le silence était en train de gagner le combat. Je pressai sa main et l’enjoignis à me répondre. Molly était bien chez elle, mais son fiancé ne s’y rendait pas. Il en sortait parce qu’ils y avaient passé la nuit ensemble. Il avait fait le tour du pâté de maison pour donner le change et faire semblant d’arriver de chez lui. S’ils n’avaient pas contrevenu à la loi de Dieu, s’ils n’avaient pas péché avant la cérémonie, il n’aurait pas été tué. Ce raisonnement faisait d’elle l’unique coupable. Pour la première fois, elle avait ressenti le besoin de s’en confesser.

J’eus beaucoup de mal à lui faire admettre que l’unique coupable était celui qui avait tenu l’arme et s’en était servi. Mais elle avait tant pris l’habitude de vivre avec cette culpabilité que son âme regimbait à l’idée de s’en libérer. Si Dieu avait décidé de les punir ainsi, c’était bien la preuve que leur péché était capital. Son dieu d’Amour l’avait donc châtiée d’avoir trop aimé ? En faisant semblant de ne pas comprendre cette logique, je lui fis prendre conscience de son absurdité.

Molly caressait mon dessin du bout de l’index, redessinant encore et encore le contour du cœur. J’entrelaçai mes doigts aux siens et la laissai guider nos mains. Une vague de désir l’envahit, la même qui l’avait saisie plus tôt, cette vague qui tentait avec opiniâtreté de chasser son désespoir coupable. Nous laissâmes le charme opérer, faisant confiance à nos corps.

Elle retint ma caresse sur son sein. « Je ne suis plus vierge, Joseph ». Elle comprit ma réponse sans que j’aie eu à la traduire. « Moi non plus, Molly ! » Et pour la première fois, un large sourire s’épanouit sur son charmant visage.

Je découvrais son corps autant qu’elle le découvrait elle-même. Elle se laissait enfin aller à la sensualité qui couvait en elle, me donnant l’impression d’assister au miracle d’un sol aride se couvrant de fleurs sauvages. Molly caressait mon corps avec une tendresse pleine d’ardeur. Nous prenions le temps de laisser monter notre plaisir, de le mener aux limites du paroxysme, de le faire redescendre un peu, de le faire remonter… des montagnes russes…

Je pressentais que malgré cette nuit passée dans les bras de son fiancé, Molly n’avait jamais joui. Je voulais qu’elle sente monter en elle la puissance orgasmique, qu’elle l’apprivoise avant de la laisser éclater. Nous nous aimâmes longuement. Le sommeil nous prit alors qu’à sa demande, je psalmodiais « Que tu es belle, douce Molly, que tu es belle ».

Aux mots de Joseph se superposaient mes propres souvenirs. J’avais l’impression de sentir un vent chargé d’embruns fouetter mon visage. Joseph sourit, le regard coquin.

– Durant le laps de temps nécessaire pour passer de l’entrée de la maison au seuil de ma porte à l’étage, Betsy nous offrit toutes les modulations des mots « Aunt Molly » et « Joseph ». J’eus la présence d’esprit de dissimuler le bloc avec les aveux de Molly qui rougissait comme une adolescente sous le regard de Betsy. La veille encore, elle était mon apprentie, au réveil elle devint notre complice.

Dès cette nuit, j’eus beaucoup de mal à m’éloigner de Molly. Je n’en avais plus l’envie. Nous décidâmes de faire un petit atelier dans sa chambre où je transmettais mon savoir à Betsy. Quand elle entendait la voix de sa tante s’élever jusqu’à nous, chantonnant quelque vieille mélodie, Betsy me chuchotait « Merci » et refusait d’admettre que c’était moi qui lui était redevable.

Au fil des jours, le lieu de pénitence, la geôle de Molly se transforma en nid d’amour. Un nid dont elle craint encore de s’envoler. C’est pour cette raison que je repartirai à Belfast avec nos amis irlandais. Mais je te promets, Prouvençau, de te confectionner des boutons de manchette à ton image, maintenant que je sais à quoi ils ressembleront. Il te faudra attendre mon retour, parce que je compte bien convaincre ma douce, ma belle, ma souriante Molly pleine de vie, à venir s’installer avec moi, ici, dans notre belle Provence !

Nous buvions à cet avenir plein de promesses, le Balafré était déjà nu quand Alain nous fit part de l’information que Julien, le fils aîné de Sylvie lui avait demandé de nous transmettre.

– Je l’avais croisé à plusieurs reprises près de la maison du Bavard. Il avait à chaque fois une bonne raison de s’y trouver. Ce n’était jamais la même. Hier, il est venu me parler et a confirmé mes soupçons. En mars dernier, il a surpris une conversation entre des femmes qui parlaient de leurs déceptions, de la vie qui va. Il lui a semblé reconnaître une voix, il s’est retourné. C’était Christine, la fille du Bavard. Ils ont échangé leur numéro de téléphone et se sont donné rendez-vous peu après. Rien ne va plus entre Christine et son mari. Ils parlent de divorce. Elle était très amère. « Lui, il pourra refaire sa vie, tandis que moi… qui pourrait avoir envie d’une femme de cinquante-deux ans, presque cinquante-trois ? »

Julien avait bien une petite idée, mais Christine le calma aussitôt. « Tu ne sais pas certaines choses sur moi… des choses qui font que… »

Alain se tut, but une gorgée de vin, alluma une cigarette, croqua quelques pistaches. Nous bouillions tous d’impatience. L’assurance de nous savoir sur les charbons ardents, suspendus à ses lèvres tout en feignant de l’ignorer le rendait irrésistible. Monique le houspilla pour qu’il raconte la suite.

– Hé bé… les chiens ne font pas des chats, comme on dit… Christine a la galipette bavarde et en est très complexée. Et le petit Julien, au lieu de le refroidir, ça l’émoustille. « Tu ne peux pas savoir l’effet que ça me fait quand elle parle comme ça ». Le père de Christine étant présent, je m’abstiendrai de vous répéter les grossièretés qu’elle emploie et qui rendent Julien si vigoureux. Pour autant, ils ne veulent pas qu’il quitte sa femme. Ils sont heureux dans cette relation secrète et adultère. S’il s’est confié à moi, c’est parce qu’il sait que je suis ouvert d’esprit. Il sait que Nathalie est la fille de Christian, et que nous quatre… Il m’a demandé de vous expliquer la situation avec tout le tact nécessaire pour que vous ne leur jetiez pas la pierre. Sylvie et Martial étant si… quel est le mot, déjà ? Ah oui « psychorigides », il craignait de vous heurter. Quant à Marcel, il redoute sa colère. « Même si tout le monde sait qu’il est le père de Vincent, mais Christine et moi, c’est tout autre chose, ça dure depuis des mois, c’est pas un petit coup vite fait, tiré pendant une kermesse sous l’emprise de l’alcool ».

– Fatché ! Oh put… que je le croise pas à lui ! Surtout pas, que sinon je vais te l’égorger ! Putain, un petit coup vite fait ! Allez, il m’a coupé l’envie de faire les arguments pour le changement de nom de Blanche-Minette dans les registres de la Confrérie ! Un petit coup vite fait… Putain, que je me le croise pas à lui !

Drapé dans l’offense qui lui avait été faite, Marcel fit une de ses légendaires sorties théâtrales, maudissant Julien, lui promettant un châtiment exemplaire. Mireille, cramoisie, se leva et s’excusa. Je ne peux pas le laisser tout seul, il serait capable de nous faire la crise cardiaque. Daniel se sentit obligé de les rejoindre afin de faire prendre conscience à son confrère des risques encourus si jamais il mettait ses menaces à exécution.

Alain et Jimmy traduisaient certains détails que Prouvençau n’avait pas saisis. Sylvie fulminait elle aussi « psychorigide » lui restait un tantinet en travers de la gorge, mais au fond, elle s’en amusait. Très vite, des bribes nous parvinrent de la chambre attenante.

– T’as raison, ma nine… ça me fait bien baisser la colère quand… entre tes seins… Boudiou, avé les années, le cuir de tes mamelles est encore plus doux… vé comme ma… Ho, la colère me remonte… tu fais bien de me…Té, elle te suce comme ça à toi aussi ? Hou la gourmande ! Les deux en même temps ! Putain… un petit coup vite fait qu’il disait l’autre fan de… Que je le croise pas à lui… que je le croise pas…

Malgré ses menaces, c’est un Marcel serein qui alla voir le fils de Sylvie avant son départ pour Marseille, pour lui donner sa bénédiction, à condition toutefois que Julien lui dise en secret les mots précis qu’emploie Christine.

Si à la Sainte-Catherine, on lui offre un coup de pine, que fait-on à la Saint-Sylvestre ?