Quand je me réveillai, le matin de notre première nuit, nous n’étions que deux dans le lit. Pierrot et Toine avaient eu du mal à s’endormir et, à plusieurs reprises, s’étaient agités dans leur sommeil, sursautant, marmonnant, criant, nous avions essayé de les rassurer du mieux que nous le pouvions, mais ce ne fut pas facile. Ils revivaient des horreurs dont nous n’avions pas idée. Et puis, les lits étaient trop moelleux après tant d’années d’inconfort.
Nathalie dormait profondément. J’avais la bouche sèche et l’envie d’admirer la ville se réveiller avec le soleil. Je descendis du lit, enjambant Pierrot qui dormait recroquevillé par terre. La porte communicante était restée ouverte, j’allai dans l’autre chambre pour enfiler ma robe et me servir un grand verre d’eau que je comptais boire en regardant Nice par la fenêtre.
Quand j’entrai dans la chambre, j’y trouvai Toine, une bouteille de vin à la main, une autre, vide avait roulé au sol et reposait entre ses pieds. Il n’était pas 7 heures du matin. Il eut un sourire fanfaron que trahissait le désespoir de son regard. « Voilà ce que j’ai rapporté du front, cauchemars, insomnie et alcoolisme ! »
Je m’assis à côté de lui et lui proposai « Si tu me promets de ne plus boire avant midi, je t’écouterai autant que tu en éprouveras le besoin, jusqu’à ce que tes cauchemars deviennent supportables » Il aurait pu me dire que ses souvenirs étaient bien trop horribles pour que j’en supporte le récit, mais il fut tellement surpris de ma proposition qu’il n’y pensa pas.
Il posa sa tête sur mes cuisses, se recroquevilla et commença à me raconter ce qui lui interdisait d’être heureux d’en être revenu, de croire à la beauté de la vie, ce qui l’empêchait de trouver le sommeil. Je lui caressais la joue, les paupières. Comment une telle boucherie avait pu être possible ? Il voulut m’en donner son explication, mais il m’avait parlé pendant plus de deux heures et s’endormit au milieu d’une phrase.
Quand Pierrot et Nathalie passèrent la tête par la porte, ils furent étonnés de nous trouver là, Toine endormi sur mes cuisses et moi le visage inondé de larmes. En voyant les bouteilles par terre, Pierrot comprit.
Je ne sais plus comment la décision fut prise, ni même qui en a eu l’idée, mais nous décidâmes que Toine me raconterait ses cauchemars et que Pierrot ferait de même avec Nathalie. Il nous fallut plusieurs années de confidences pour rendre leurs cicatrices moins douloureuses, mais dès le mois suivant, ils purent à nouveau dormir dans un lit sans craindre ces horribles visions qui les hantaient dans leur sommeil.
Dès ce séjour à Nice, ils prirent l’habitude de ne pas boire en dehors des repas. Beaucoup d’anciens combattants ont sombré dans l’alcoolisme. Fléau auquel Pierrot et Toine échappèrent grâce à notre instinct et à l’amour qui nous unissait les uns aux autres. Nathalie et moi avons toujours été fières d’avoir épaulé nos hommes et nous leur avons toujours été reconnaissantes de la confiance qu’ils nous ont accordée, alors que nous n’étions que deux gamines, sans aucune expérience en ce domaine.
Quand il se réveilla, Toine m’affirma que dormir contre mon pubis « blond comme les blés » l’avait préservé des cauchemars. Il sursauta en entendant l’éclat de rire de Pierrot et de Nathalie. Il voulu s’expliquer, s’excuser, mais elle lui répondit « Comment crois-tu que j’ai réussi à dormir quand je savais que tu risquais ta vie à tout moment ? » Je me réfugiai dans les bras de mon Pierrot, minaudant à l’excès, me plaignant de ma condition de pauvre Normande au pays des cigales. Ça vous paraîtra étrange, mais en ces années qui suivirent la fin de la guerre et à chaque fois où nous furent confrontés à la douleur, à la tragédie, notre capacité à en rire nous a permis de les surmonter.
La matinée touchait à sa fin, nous avions dévoré mes provisions. Avant de sortir déjeuner, Toine s’adressa en italien à notre logeuse. Il lui avait posé une question, mais elle semblait le tancer plus que d’y répondre. Elle désigna un cadre enrubanné de crêpe noir. Leur discussion s’animait, Pierrot paraissait en comprendre une partie, mais Nathalie et moi étions complètement perdues.
Toine et Pierrot remontèrent dans notre chambre et en redescendirent habillés des vêtements qu’ils portaient lors de leur mobilisation, mais qui n’étaient plus tout à fait à leur taille, ils avaient beaucoup maigri sur le front. Notre logeuse parut satisfaite et nous fit remarquer, dans un français teinté d’un fort accent italien, qu’à cette heure avancée, nous ne trouverions aucun restaurant ouvert, mais elle nous offrait de manger ce qu’elle avait cuisiné. Pierrot et Toine se frottèrent les mains et nous nous mîmes à table.
Elle avait déjà déjeuné, mais « par principe » elle partagea notre repas, picorant plus que mangeant. C’est lors de ce repas que Nathalie et moi apprîmes que Toine la connaissait de longue date, quand il apprenait le métier d’imprimeur, il logeait chez elle et son mari, qu’il avait été ami avec son fils, mort à la guerre en Albanie, mais ce qui nous fit ouvrir des yeux grands comme des soucoupes et nous effraya un peu, qu’ils partageaient l’idéal anarchiste.
Toine nous expliqua brièvement ce qu’était réellement l’anarchisme et je compris qu’au plus profond de mon être, c’était ma conception de la vie. Jusqu’à ce jour, je pensais que les anarchistes étaient des sauvages assoiffés de sang et j’appris qu’il n’en était rien. Je regardais cette vieille femme et je l’admirais de pouvoir parler de politique « comme un homme », de la simplicité avec laquelle elle démontait les arguments qui avaient constitué le fondement de mon éducation. Elle avait toute sa place dans la société et la revendiquait. Son idéal était empreint de liberté et il me convenait bien.
Quand elle nous affirma qu’on pouvait refuser le rôle que la société nous imposait, je lui fis remarquer que nous portions les enfants et qu’à moins de renoncer au plaisir charnel, les grossesses ne pouvaient que rythmer nos vies de femmes. Elle éclata de rire et dit quelque chose en italien qui fit rougir Toine.
— Qu’a-t-elle répondu ?
— Que le seul enfant qu’elle ait eu avait été conçu parce qu’elle et son mari l’avait bien voulu, mais pour autant, ils ne se sont jamais privés…
— Qu’a-t-elle répondu réellement ? Si ça avait été sa réponse, tu n’aurais pas rougi, Toine !
Notre logeuse tança une fois encore Toine et dans un mauvais français nous expliqua « un homme et une femme peuvent prendre du plaisir autrement que mettendo il membro nella vagina », que ces pratiques étaient sans risque de grossesse et que nous n’aurions pas à en rougir. Je regardai Nathalie, sidérée de cette évidence et du naturel avec lequel cette vieille bonne femme, à l’allure si austère l’avait énoncée.
— Le plaisir se prend où et quand on désire le prendre, il n’y a aucune contrepartie à payer ! Croire que pour chaque instant de bonheur, on doit accepter le malheur, c’est de la superstition et je ne suis pas superstitieuse !
Elle mit une claque amusée sur le dessus du crâne de Toine quand il ajouta « Parce que ça porte malheur ! ». Nous achevâmes le repas en lui posant toutes les questions qui nous traversaient l’esprit, elle y répondait tantôt en français, tantôt en italien.
J’étais un peu grise du vin que nous avions bu à table, Nathalie aussi, nous fîmes quelques pas dans les ruelles du quartier, avant d’admettre que nous nous moquions éperdument de visiter Nice, d’aller jusqu’à la mer, que ce que nous voulions par-dessus tout, c’était nous retrouver tous les quatre dans la chambre et jouir, jouir à n’en plus finir de nos corps, de la lumière, de la vie.
— Et mettre en pratique ce que vous venez d’apprendre en théorie ?
Pierrot et Toine avaient voulu nous faire rougir en nous posant cette question, mais ils en furent pour leurs frais quand nous leur répondîmes
— Et mettre en pratique ce que nous venons d’apprendre en théorie !
Quand nous entrâmes dans la plus grande des deux chambres, nos habits semblaient nous brûler la peau. Nous les ôtâmes avec hâte.
Pierrot me couvrait de caresses, auxquelles je répondais par des baisers. Mon corps semblait renaître à la vie sous ses mains. J’entendais Nathalie roucouler, je savais ce que signifiaient ces petits trémolos. J’aurais voulu dire au Toine comment faire pour qu’ils se transforment en chant d’amour, mais j’étais bien trop accaparée par mon plaisir, par le plaisir que nous prenions Pierrot et moi.
Toine n’eut, en fait, pas besoin de mes conseils pour faire chanter Nathalie !
Comme cela s’était produit la veille, l’envie nous prit de faire l’amour tous les quatre ensemble.
J’aimais mon Pierrot par-dessus tout, de la même façon, j’aimais Nathalie, mais un sentiment sournois, indicible m’interdisait de m’avouer que j’aimais tout autant Toine. La culpabilité, la crainte de trahir Pierrot et la seule amie que je n’avais jamais eue, me paralysaient. Alors je résistais à la douceur des baisers, des caresses du Toine, je m’en échappais en riant comme une bécasse, pour, à chaque fois, me réfugier dans les bras de Pierrot.
Puis, je remarquai le regard de Nathalie, j’y lus le désir qu’elle avait de Pierrot, mais qu’elle redoutait d’y succomber tout à fait. Plus courageuse que moi, elle se demanda à voix haute si elle pouvait s’abandonner de tout son corps, de toute son âme au plaisir avec Pierrot, sans pour autant trahir l’amour qu’elle portait à Toine et celui qu’elle me portait.
Il s’avéra que nous étions tous les quatre plongés dans le même dilemme, que nous résolûmes en nous laissant guider par notre désir. C’est ainsi que je partageai, de temps à autre, la vie de Toine et que Nathalie fit de même avec Pierrot. Il nous est aussi arrivé de vivre toutes les deux avec l’un ou avec l’autre, mais le plus souvent, ce que nous aimions par-dessus tout, c’était être tous les quatre, nous laissant guider par cette soif inextinguible de plaisir.
Cette après-midi là, je goûtais au bonheur d’être une œuvre d’art. Toine glissait ses doigts dans ma blonde toison, comme s’il voulait la peigner, et s’émerveillait de sa douceur. Quant à moi, je régalais tous mes sens au contact de son corps, de son sexe aussi.
J’en aimais la vue, j’en aimais le toucher, j’en aimais l’odeur, j’en aimais le goût, j’en aimais la mélodie toute en souffle et en gémissements qui s’échappait de la bouche du Toine quand je le caressais, quand je l’embrassais, quand je le léchais. Je composais la mélodie de notre plaisir et m’enivrais de l’aisance avec laquelle elle naissait.
Je succombai tout à fait quand, voyant le plaisir que prenaient Pierrot et Nathalie, nous fîmes l’amour sans nous poser plus de question. Libérés de toutes ces tensions, nous pûmes enfin nous aimer de la façon qui nous convenait le mieux, c’est-à-dire en nous amusant.
Je chevauchais Pierrot qui faisait minette à Nathalie, Nathalie qui me tétait un sein, puis l’autre. Toine me caressait tantôt les seins, tantôt mon clitoris. Quand ses caresses me faisaient trop frémir, que j’ondulais, que je criais un peu trop fort à mon goût et que j’essayais d’échapper à cette vague qui montait en moi, il m’enjoignait « Laisse-toi aller, Bouton d’Or ! » et dans un même mouvement, m’arrachait au corps de Pierrot, m’empalait sur son sexe dur et vibrant de désir.
Alors, cette ronde prenait une autre forme. Nathalie empalée sur Pierrot. Moi, à quatre pattes, le sexe de Toine au plus profond du mien, Toine qui embrassait Nathalie, mes mains qui caressaient ses jolis seins. Jusqu’à l’envie d’une autre figure, d’une autre combinaison.
Nous oubliâmes de dîner, ce soir-là, tant nous étions repus d’amour. Nous nous endormîmes à même le sol, à demi sur le plancher, à demi sur le vieux tapis un peu élimé.
Quand Toine s’agitait dans son sommeil, avant que ses cris ne le réveillent, je prenais sa main et la posais sur ma toison, ses doigts s’agrippaient à mes poils et sa respiration s’apaisait.
Quand Pierrot s’agitait, hanté par ses cauchemars, Nathalie prenait sa main et la posait sur ses seins.
Notre victoire fut cette première nuit sans cris d’horreur, sans réveil en sursaut, même s’il nous fallut encore de longs mois avant qu’elles ne deviennent la règle.
Au petit matin, alors qu’ils dormaient encore, Nathalie me raconta le plaisir solitaire qu’elle avait pris quand Pierrot lui caressait les seins.
— Tu crois que c’est mal ?
— Pourquoi donc le serait-ce ? Qui te dit que ce n’est pas ton plaisir qui lui a permis de chasser ses cauchemars ?
Nous nous embrassâmes, nous recouchâmes dans le lit, Pierrot et Toine nous rejoignirent à leur réveil, s’émerveillant de nous regarder ainsi enlacées dans le sommeil.
Comme l’écrivait Madame de Sévigné « Je ne saurais vous plaindre de n’avoir point de beurre en Provence, puisque vous avez de l’huile admirable »
