
Je pourrais vous raconter que Daniel abandonna aussitôt le livre en cours pour plonger dans la lecture de « L’Affaire Léon Sadorski », mais si cette version a l’avantage d’être romanesque, l’honnêteté m’oblige à écrire que ce roman attendit sagement son tour sur le guéridon réservé à cet effet. Plusieurs semaines s’étaient écoulées, le temps que les précédents aient été lus et que d’autres livres l’aient recouvert.
Daniel s’était confortablement installé dans le somptueux fauteuil de son cabinet de lecture. Il tenait à ce luxe depuis qu’il avait loué son premier appartement. Se sacrifiant quand sa situation financière ne le lui permettait pas encore, il avait toujours réussi à se créer cet espace rien qu’à lui et à ce qui était devenu bien plus qu’un passe-temps, une passion dévorante, la lecture. Le mariage, la vie de famille n’y avait rien changé.
Son ascension sociale aurait semblé inconcevable pour qui l’avait connu enfant, élève, collégien, lycéen et même étudiant, elle était pourtant bien réelle.
Au gré de ses déménagements successifs, il était devenu propriétaire d’une maison d’architecte, désormais un peu trop grande depuis que sa progéniture avait pris son envol, mais il s’y sentait trop bien pour accéder au vœu de son épouse, qui rêvait d’un appartement plus petit, plus fonctionnel et doté de tout le confort moderne, à savoir, entre autres, d’une climatisation dernier cri et des multiples gadgets de la domotique connectée. Daniel ne voulait rien entendre, arguant qu’il se sentait aussi à l’aise dans sa maison que dans de vieilles pantoufles que les années auraient moulées à son pied.
Sa maison semble être sur deux niveaux quand on l’observe de l’extérieur, mais elle comporte un entresol au milieu de l’escalier reliant le rez-de-jardin au premier étage. C’est cette particularité qui l’avait séduit quand ils avaient visité la maison pour la première fois. Un minuscule palier doté d’une porte s’ouvre sur son cabinet de lecture. L’entrée en est interdite y compris à Béatrice, son épouse.
Au fil des ans, Daniel a ajouté des éléments de confort, un petit bar avec ses alcools préférés, des tapis moelleux, des tableaux, des sculptures qui accompagnent ses lectures comme autant de vieux amis, le bureau auquel il s’installe pour noter ses réflexions à propos de ses lectures, une sorte de journal intime exclusivement littéraire. Rien de sa vie privée, ni de sa vie professionnelle ne transpire dans les mots qui noircissent, jour après jour, les pages de ces cahiers, qu’il range soigneusement dans un vieux classeur en bois d’acajou qu’il a acheté, il y a de nombreuses années, aux enchères. C’était lors de la vente des biens d’un notaire sans postérité et, comble de l’ironie, décédé intestat. C’est à cette même vente qu’il a acquis son bureau et l’une des lampes de son cabinet de lecture.
Il me faut l’avouer, outre sa passion dévorante pour les livres, la “danseuse” de Daniel est son incroyable collection de lampes en tous genres. Il allume telle ou telle autre selon l’ambiance qu’il désire créer, s’inventer ou qui s’impose à lui en fonction de ses lectures.
Léon Sadorski l’avait, dès les premières pages, plongé dans un abîme de perplexité. Comment le sort d’un être aussi abject, n’ayons pas peur des mots, d’une telle ordure parvenait-il à le toucher autant, à la limite de l’émouvoir ? Il le détestait, pourtant Daniel en arrivait à compatir aux souffrances, aux tourments de l’immonde Sado.
Yvette Sadorski n’était pas pour rien dans ces contradictions. Elle l’avait séduit par maints aspects, son physique avantageux, sa joie de vivre et sa naïveté, par ses travers aussi.
Dès le premier roman, Daniel avait méprisé Léon qui cocufie sa femme sans vergogne, mais bout de jalousie quand elle ne reste pas insensible aux compliments et aux regards concupiscents d’autres hommes au physique avantageux. Ce fumier de Sado était presque parvenu à rendre Daniel féministe, un comble !
La lecture de « L’Affaire Léon Sadorski » achevée, la vie de Daniel avait repris son cours habituel, réglée par tous ses petits rituels rassurants comme autant de cailloux blancs déposés sur un chemin dont l’issue nous reste inconnue.