Le carnet retrouvé – Mardi 14 novembre 1944 (fin)

Nous avons repris la voiture le dimanche matin de bonne heure. Papa avait raison, nous avons mis un temps infini pour rejoindre Cherbourg. Ça nous a pris plus de temps que pour le trajet de Paris à Avranches ! Jean-Baptiste ironisait « Sur ce point, le journaliste n’aura pas menti, je ne me souviens pas avoir connu de tels embouteillages. Il a peut-être un peu exagéré sur la météo, mais… » Il tombait des trombes d’eau à ce moment précis, mais on s’en fichait parce que nous étions heureux.

Jean-Baptiste n’en revenait toujours pas de l’accueil qu’il a reçu. En prenant congé de papa et de maman, il leur a dit « J’avais peur que vous n’acceptiez pas qu’un nègre vous vole votre fille. Louise m’avait bien dit de ne pas m’en faire, mais j’étais loin d’imaginer… Vous ne pouvez pas savoir ce que je ressens. Comment le pourriez-vous ? À 24 ans, j’ai trouvé une famille. Je fais partie d’une famille ». Papa l’a étreint avec une tendresse que je ne lui avais jamais connue auparavant.

Jean-Baptiste pouvait bien ironiser sur la pluie « C’est une ondée, une averse ou un léger crachin ? » Je m’en moquais bien. Je pensais à la sacoche que papa nous avait remise « Vous en ferez un meilleur usage que nous ». Samedi après-midi, il avait voulu immortaliser cette journée. Il avait sorti l’appareil d’Éric. Je sais un peu m’en servir, mais j’ai raté beaucoup de photos quand Éric m’avait montré comment faire et puis, je n’aurais pas pu être dessus.

– Je ne sais pas valser musette, en revanche, je connais le maniement de cet appareil. Regarde, ma Louise, il y a un retardateur !

Il nous a fait prendre la pose. Il a installé l’appareil de telle façon qu’il était bien stable. Il a fait plusieurs essais pour être certain que nous serions tous bien dans le cadre. Il a vérifié qu’il avait le temps de s’asseoir à côté de moi. Il a même pensé à mettre une pellicule. Je n’avais même pas songé à vérifier ! Par chance, il y avait quatre rouleaux dans la sacoche. Il a pris plusieurs clichés.

– Si vous ne voulez pas en prendre d’autres, vous pouvez apporter l’appareil chez un photographe qui se chargera de rembobiner la pellicule.

Papa et maman se sont regardés. Maman a chuchoté à l’oreille de papa. « Vous en ferez un meilleur usage que nous ». Alors, ces longues heures passées sur les routes défoncées, encombrées, boueuses et pleines de pièges, c’était de la gnognote en regard de tout ces souvenirs !

À Cherbourg, Jean-Baptiste a récupéré trois grosses malles qu’il a installées à l’arrière, mais nous avons dû repartir aussitôt. En l’attendant, j’avais erré dans la ville en pleurant. Je ne reconnaissais plus rien. Avranches, Cherbourg… c’était comme si on avait bombardé, détruit mon enfance, mes souvenirs, mon insouciance. Il n’y avait plus aucune chambre pour y passer la nuit. Jean-Baptiste a lu toutes mes pensées, tout mon chagrin dans mon regard. On a repris la route aussitôt et nous avons roulé jusqu’à Paris.

En chemin, j’ai téléphoné pour prévenir que je rentrerai lundi matin parce que je ne voulais pas priver de sommeil madame Mougin en la réveillant au milieu de la nuit et je ne pouvais pas donner l’heure exacte de mon arrivée. La mère Mougin a été touchée de cette attention. C’est une vraie rosse quand elle est mal lunée, mais elle peut être très gentille dans le cas contraire. Elle m’a indiqué où elle cacherait la clé (je sais où la remettre) et elle m’a dit qu’elle préviendrait les patrons de notre arrangement. « De toute façon, tu as congé jusqu’à mardi matin ».

J’avais dit que je profiterai de ces quelques jours en Normandie pour aller rendre visite à une amie à Cherbourg et que je ne rentrerai que le lundi. La mère Mougin m’a demandé pourquoi j’avais changé mes plans. Mes larmes étaient sincères quand je lui ai dit que la ville est tellement détruite que mon amie n’a plus de toit sur la tête et qu’elle loge dans un abri de fortune, même si cette histoire d’amie cherbourgeoise était un gros mensonge.

Jamais la peau, la respiration de Jean-Baptiste ne m’ont autant manqué que durant ces premières heures toute seule dans ma chambre. Les idées tournaient dans ma tête, je n’arrivais pas à m’endormir. Quand je m’y attendais le moins, le sommeil m’a assommée d’un coup. Un sommeil sans rêve. Je me suis réveillée comme un boxeur se relève d’un KO, la tête vide, ne sachant plus très bien où j’étais.

Une question me turlupinait. Comment annoncer ma décision à mes patrons sans risquer de les fâcher et d’être mise à la porte sur le champ ? Devais-je attendre d’en avoir fait part à l’infirmière Suzanne et m’assurer que sa proposition tenait toujours ? Comment être sûre que je ne me retrouverais pas à la rue dès demain ? Je ne saurais dire pourquoi, mais j’ai décidé d’en parler à madame Mougin.

Mon réveil indiquait 9 heures et demie. Je l’ai remonté en espérant qu’il soit à l’heure. Si c’était le cas, c’était le moment idéal. Madame aurait donné ses ordres pour la journée, Jeanneton serait partie au ravitaillement, le petit-déjeuner aurait été pris, la table débarrassée, la vaisselle faite et rangée. Je suis descendue à la cuisine. La Mougin s’affairait. Elle a grommelé un « Bonjour » en m’indiquant mon bol d’un coup de menton. Le lait coupé d’eau était à peine tiède. Je l’ai bu d’une traite. Je l’ai lavé, essuyé et rangé.

Madame Mougin m’a remerciée pour les pommes, le beurre et les œufs que j’ai rapportés. Je lui ai dit que si j’avais su que je ne dormirais pas à Cherbourg, j’aurais ajouté le lapin que maman m’avait proposé. J’ai fait montre de diplomatie pour exposer mon dilemme, louant sa sagesse et son expérience, jurant que je suivrai ses conseils à la lettre. Elle a semblé surprise que je lui en parle en premier. Je ne mentais pas quand j’ai répondu que c’était par loyauté. Je n’oublie pas que je lui dois la place que j’occupe. Sa voix était douce quand elle m’a demandé à quelle date débutera cette formation. Son sourire et son regard le sont devenus quand je lui ai expliqué que je n’en sais rien puisque je n’ai pas donné ma réponse à l’infirmière Suzanne. Avant de le faire, je voulais en parler avec elle.

Dix heures avaient sonné quand nous sommes allées voir Madame pour l’informer de ma décision. Je m’en faisais tout un monde, j’avais l’estomac noué comme dans l’expression « avoir la peur au ventre », mais tout s’est très bien passé. Elle ne me jette pas à la rue. Elle voulait savoir quand je compte rendre mon tablier. Je lui ai répondu ce que j’avais expliqué à madame Mougin. Je ne sais pas quand débutera la formation, ni même si la Croix-Rouge pourra me proposer un hébergement. Madame a simplement demandé que je m’engage à travailler jusqu’au mois de janvier, ce que j’ai accepté.

Eugénie est venue me retrouver dans ma chambre après avoir déjeuné et avant de retourner au lycée. « Nous resterons quand même amies ? » J’étais si émue que j’ai bredouillé « Oui, bien sûr ! » Je ne savais pas qu’elle m’avait accordé son amitié. On a essuyé quelques larmes en masquant notre émotion par des petits rires nerveux. Elle m’a demandé de lui raconter mon séjour en Normandie, ce que j’ai fait avec grand plaisir (en évitant toutefois de lui rapporter les moments intimes).

Je lui ai confié que j’avais été très surprise de la réaction de sa mère. « Je crois que tu ne réalises toujours pas à quel point nous te sommes redevables. Tu aurais pu envoyer mes parents en prison, tout au moins leur causer de graves problèmes si tu avais raconté ce que tu savais quand tu as été interrogée. Père et mère ont de graves défauts, mais ils savent se montrer reconnaissants et ta loyauté mérite d’être récompensée ». Elle m’a aussi dit que j’avais bien manqué à tout le monde, samedi à la Croix-Rouge.

Quand elle s’en est allée, je t’ai sorti de ta cachette. Je pensais écrire un peu avant d’aller voir Henriette et Marcelle, mais le temps a filé et nous sommes déjà mardi. Il est presque deux heures du matin, ma bouteille d’encre est presque vide, je prends mon service dans quelques heures. Ce soir, Jean-Baptiste m’attendra devant le parc Monceau. « J’espère que tu me reconnaîtras sans ma tenue de sortie ». Il n’était pas prévu que les tirailleurs apportent des tenues civiles dans leur paquetage. De toute façon, elles n’auraient pas été adaptées au climat parisien. Son capitaine lui a donné un de ses vieux costumes (ils font à peu de choses près la même taille).

Ces dernières heures loin de Jean-Baptiste ont été une véritable torture. Je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse me manquer autant. C’est un peu comme si une partie de moi m’avait été arrachée. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai la conviction qu’il en est de même pour lui.

Vendredi 15 décembre 1944