Papa nous a demandé de sortir le temps que lui et Jean-Baptiste fassent « leurs ablutions » entre hommes. Jean-Baptiste est allé chercher son nécessaire à toilette, papa lui a fait une place sur l’étagère dans le placard sous l’escalier. « Comme ça, tu n’auras pas à monter à l’étage quand vous viendrez passer quelques jours avec nous. » Il n’a pas eu à préciser qu’avant c’étaient les affaires d’Éric qui trônaient à côté des siennes.
Après leur toilette, maman et moi avons pu revenir dans la cuisine. Jean-Baptiste n’avait pas encore enfilé sa chemise. Maman a eu un hochement de tête complice. Pas besoin de mots, j’ai bien compris qu’il signifiait « Il est bien bâti, le bougre ! » Elle n’a ouvert la bouche que pour demander à Jean-Baptiste de rester en tricot de peau, d’attendre un peu avant de remettre sa chemise et d’informer papa que je m’occuperai de son pansement. Elle s’est plainte de « ces bonshommes qui me cassent les oreilles à poser des tas de questions ».
Elle s’est absentée quelques instants, elle est revenue un gros paquet dans ses bras et, posés dessus, son mètre de couturière et un crayon de bois. Elle a d’abord répondu à papa. « Notre Louise fait les pansements pour la Croix-Rouge, elle veut me montrer comment elle s’y prend. » Puis à Jean-Baptiste « Louise n’aura pas souvent l’occasion de prendre tes mesures avant le mariage. Puisque c’est une bonne couturière… Comment ça, tu l’ignorais ? Elle ne te l’a pas dit ?! Mais de quoi parlez-vous donc quand vous vous retrouvez en tête à tête ? »
Elle a alors ouvert délicatement le paquet, en prenant soin de ne pas déchirer le papier. « Je pense qu’il y aura assez pour ta robe de mariée et pour une chemise… peut-être même deux. » Un parachute ! Des mètres et des mètres de belle soie blanche à peine salie ! Comment diable était-il en sa possession ? Ni maman, ni papa n’ont voulu nous le dire.
Papa m’a félicitée. Je lui ai répondu que j’ai été à bonne école. Maman m’a demandé de faire mon « petit dessin géométrique », le schéma sur lequel elle a reporté les mensurations. Nous les avons lues ensemble. « Les proportions idéales des statues antiques ». Maman ne pouvait pas deviner que Jean-Baptiste me compare souvent à elles et dans quelles occasions. J’ai senti le rouge me monter au front. Jean-Baptiste rougissait aussi. Papa et maman ont souri, mais n’ont fait aucune remarque.
Il leur est soudain paru impératif de nous renvoyer dans notre chambre jusqu’à midi, le temps pour eux de se mettre en quête d’un citron ou deux et de préparer une table digne de l’événement du jour, leur gendre allait découvrir le goût des huîtres.
– Comme ça, vous aurez tout votre temps pour parler couture…
– Ou d’huîtres…
Je n’ai compris que plus tard pourquoi la réplique de Jean-Baptiste avait fait sursauter papa, qui venait de nous taquiner avec sa remarque sur la couture. Dans la chambre, tandis que Jean-Baptiste se mettait à l’aise, Albertine a réclamé « Albert ? Albert ? » Ce que j’aime avec lui, c’est qu’il suffit de l’appeler pour qu’il se dresse aussitôt. Je tournais à demi-nue autour de Jean-Baptiste tandis qu’Albertine aguichait Albert.
– Albert, retrouvons-nous dans le lit que je te fasse découvrir…
– Louise s’en est chargée cette nuit, Albertine ! L’aurais-tu déjà oublié ?
– Cette nuit ? Louise ? Si elle t’a fait découvrir la douceur des nuits manchoises, moi je te propose de découvrir la vigueur des matinées avranchines !
– Ô, mon Albertine, tu sais réveiller l’explorateur qui sommeille en moi ! Laissons donc Jean-Baptiste et Louise à leurs rêveries et fais-moi découvrir la vigueur des matinées avranchines !
J’aime le temps que nous nous offrons, Jean-Baptiste et moi, à nous câliner avant de laisser faire Albert et Albertine. Je n’aurais jamais pensé qu’embrasser un homme pourrait m’apporter autant de plaisir. J’aime quand nos langues dansent ensemble. Les baisers de Jean-Baptiste sont merveilleux. Ils me rendent belle. J’aime sa façon de passer ses doigts dans mes cheveux, la paume de sa main remontant le long de ma joue juste avant de poser ses lèvres sur les miennes. J’aime aussi quand ses mains glissent jusque vers mes seins, Jean-Baptiste les caresse avec tellement d’admiration qu’ils en deviennent admirables. Et ses mots… les mots de Jean-Baptiste, sa voix, son souffle… Je mesure la chance que m’a offerte la providence en me destinant à Jean-Baptiste, en nous destinant l’un à l’autre.
Je savais comment Albertine voulait qu’Albert découvre la vigueur des matinées avranchines, mais j’avais du mal à me résigner à ne plus voir le regard de Jean-Baptiste. Le soleil a percé derrière les nuages, le temps d’un clin d’œil, pour m’apporter la solution. En se reflétant sur le miroir de l’armoire, j’ai compris ce qui me restait à faire, je me suis levée, j’ai entrouvert la porte de l’armoire et je suis retournée aux côtés de Jean-Baptiste.
– Ainsi, mon plaisir sera complet !
– Tu me trouves si beau que ça ?
– Tu en doutes encore ?
– Oui et non. J’ai du mal à me faire à l’idée, elle me surprend encore, pourtant je te crois.
– Pʼtète ben qu’oui, pʼtète ben qu’non… Je me suis trompée sur ton compte, Jean-Baptiste, tu n’es pas un élégant aristocrate austro-hongrois, mais un preux chevalier normand !
Il a encore ri comme j’aime tant l’entendre rire. Il m’a traitée de crapule avant de se raviser « mon amour lumineux ». Je regardais le reflet du visage de Jean-Baptiste dans le miroir. Il semblait avoir perdu son assurance coutumière. Comme s’il avait entendu ma pensée, il a relevé la tête pour m’expliquer qu’Albert était intimidé de se savoir observé. Je lui ai dit de le rassurer sur ce point, je ne pouvais le voir, ni même Albertine. Dans la position où nous nous trouvions, je ne voyais que mon visage, celui de Jean-Baptiste, mes bras, les siens, ses mains, ma poitrine, son torse, mon dos masquait son corps à partir de son nombril que je devinais plus que ne le voyais.
Les mains de Jean-Baptiste m’ont tenue par les hanches. Une main a disparu. J’ai senti Albert se tenir au seuil d’Albertine. Quand il est entré, la main de Jean-Baptiste a retrouvé ma hanche. Si je ne l’aimais pas déjà, je serais tombée amoureuse de lui rien qu’en observant son visage à ce moment précis. L’a-t-il remarqué ou est-ce la réapparition furtive du soleil, dont un rayon a balayé mon corps de la nuque jusqu’à la croupe ? Jean-Baptiste a fait taire Albert. « Mon amour lumineux ». Il a relevé la tête, nous nous sommes fait un joli sourire. « Mon amour lumineux ». Même Albertine était émue. Elle se resserrait autour d’Albert, comme si elle voulait le garder au creux de ses bras.
Mes seins ne me semblaient plus du tout admirables. Ils ne sont pourtant pas si gros pour balloter autant ! J’ai demandé à Jean-Baptiste de les sculpter avec ses belles et longues mains. Il m’a souri.
Il a aussi remarqué mon trouble et m’en a demandé la raison. Mon corps était envahi de ces merveilleuses sensations, mais son reflet m’était comme étranger, pourtant je voyais bien que c’étaient les nôtres.
J’ai remarqué qu’en me cambrant pour mieux sentir Albert coulisser dans Albertine, pour sentir ses bourses taper contre mes lèvres, je m’offrais un point de vue plus large, je distinguais même la chevelure d’Albert. Je l’ai senti lui aussi envahi par la fougue. Plus je me cambrais, plus il devenait ardent. J’ai eu alors la vision d’un centaure. Je crois que c’est pour ça que mon plaisir est arrivé au grand galop. J’aurais voulu hennir de plaisir, mais j’ai eu peur que ça fasse rire Jean-Baptiste et qu’ainsi cette magie soit brisée aussi sûrement, aussi irrémédiablement qu’un verre de cristal s’écrasant sur une pierre tombale.
J’ai vu le bras de Jean-Baptiste passer sous mon ventre, j’ai deviné ses doigts quand ils ont caressé le bouton d’Albertine. Nous étions seuls dans la maison, je n’ai pas voulu étouffer mes grognements dans l’oreiller. Pour la première fois, j’ai redressé la tête, je me suis regardée dans le miroir, accrochée au regard de Jean-Baptiste et j’ai laissé chanter ce cri animal qui venait du plus profond de moi. Ce cri était si… (je ne connais pas le mot qui le nomme) que mon regard s’est fondu en lui. Je sentais mes paupières mi-closes, mais il m’était impossible de les ouvrir. Mon corps n’en pouvait plus, mais Albertine suppliait « Encore, encore ! » ses suppliques sont devenues des ordres. « Plus fort ! Encore ! Plus fort ! Encore plus fort ! »
J’ai ouvert mes yeux et je ne me suis pas reconnue. Ce n’était plus Louise, mais une créature mi-humaine, mi-divine, une femme, une amazone forte et immortelle. Jean-Baptiste avait subi la même transformation. Nous étions des Dieux et nous le resterons tant que nous vivrons ensemble de tels moments de pareille perfection. Jean-Baptiste a crié à son tour. Son cri a fait pétiller ma peau. J’ai fermé les yeux, mais même avec toute mon attention, je n’ai pas senti le flot de son plaisir envahir, inonder Albertine. Il m’a dit que dans les livres qu’il avait lus, les femmes affirment le percevoir, mais il a ajouté que ces livres ont été écrits par des hommes et qu’ils devaient se sentir flattés à cette idée.
Allongés sur le lit, nos corps enfin apaisés, j’avais fermé les yeux pour mieux profiter des caresses de Jean-Baptiste. Ses doigts caressaient Albertine comme si c’était la première fois. Le temps de me demander pourquoi, c’était sa bouche qui avait pris leur place. Il semblait la gouter avec une étrange attention. Sa langue timide hésitait, puis revenait à la charge, hésitait encore. J’étais si attentive à ses baisers que je n’ai pas senti débouler le plaisir. J’ai poussé un petit cri. Confus, Jean-Baptiste a relevé la tête, et s’est rallongé à mes côtés. Son index faisait le tour de mon mamelon, comme s’il s’en excusait.
– Je ne pensais pas à Albertine. Ton père a voulu savoir pourquoi je n’avais jamais mangé d’huîtres. J’en ai vu quelques fois, mais elles étaient comptées et réservées aux blancs. Tout ce que j’en sais, c’est leur réputation d’être aphrodisiaques, mais j’en ignorais la raison. Victor m’a dit que certains invoquent leur teneur en iode, mais il pense que la raison tient en leur aspect, en leur texture sous la langue semblable au sexe d’une femme en proie au désir. Quand j’ai prêté attention à la douceur d’Albertine… tu connais la suite.
Je lui ai parlé du plaisir qui venait de me surprendre. Et du centaure. De mes pensées quand je nous regardais dans le miroir. Il m’a serrée plus fort contre lui. Son baiser était aussi doux que fougueux. Dans mon ventre, toute une faune s’ébrouait, se mettait en mouvement. On a entendu la porte d’entrée se refermer. Nous avons sauté hors du lit et nous sommes rhabillés prestement avant de descendre rejoindre maman et papa.
Le gramophone-valise d’Éric trônait sur le buffet, la table avait été poussée contre le mur. Les huîtres n’avaient pas été ouvertes, elles étaient néanmoins posées proprement sur le grand plateau des repas de fête. Papa a actionné la manivelle. « Montre-nous comment tu fais valser notre Louise, qu’on voie un peu l’étendue des dégâts ! » Jean-Baptiste a tenté d’esquiver l’obstacle en affirmant que même si la table n’occupait plus le centre de la pièce, il manquait de place pour valser correctement. Maman a failli s’étrangler. « Un bon valseur peut danser sur un guéridon ! »
Les premières notes de « La java bleue » ont retenti. Jean-Baptiste gardait ses bras tendus, comme s’il voulait me tenir à distance. « Sois pas timide, mon gars ! » Papa a empoigné maman et lui a montré comment faire. À la fin de la chanson, il a servi un verre à Jean-Baptiste et sans musique lui a expliqué comment se tenir, se détendre, en décomposant chaque geste, pour valser-musette. Maman a valsé avec lui pour qu’il retienne les conseils de papa, qui entre chaque danse lui servait un verre pour le dérouiller un peu.
Quand maman a été « à peu près » satisfaite, Jean-Baptiste a pu danser avec moi. Pour changer, papa a mis « Quand on se promène au bord de l’eau ». J’ai été très étonnée qu’il se débrouille mieux alors que la chanson est bien plus rapide. On a dansé sur presque toutes les valses, mais papa et maman n’ont pas beaucoup de 78 tours. C’était Éric qui dépensait presque tous ses sous dans les disques, mais il préférait le jazz. Ni maman, ni papa ne sont fichus de danser dessus. « C’est de la musique savante qui s’écoute, mais ne se danse pas ». Jean-Baptiste, très poli, a fait semblant de croire à ce gros mensonge.
La valise remisée dans le buffet, la table a retrouvé sa place. Maman a montré à Jean-Baptiste comment ouvrir les huîtres. Papa les ouvre, mais il est obligé d’adapter sa technique à cause de sa blessure de guerre. Nous avons tous applaudi Jean-Baptiste qui a réussi du premier coup et de fort belle manière. J’avais peur qu’il se blesse la main, mais son geste a tout de suite été assuré, comme s’il avait fait ça toute sa vie.
Autour de la table, nous faisions semblant de nous intéresser à la météo, mais nous guettions tous le moment où la bouche de Jean-Baptiste ferait connaissance avec sa première huître. Il la regardait, un sourire en coin et quand il l’a portée à sa bouche, son visage s’est illuminé. « Tu avais raison, Victor ! » Il a mangé les autres avec un plaisir croissant. Je me suis demandé ce qu’en pensait Albert.
Nous avons passé le reste de la journée à évoquer notre vie d’avant-guerre. Maman a sorti la boîte pleine des photos prises par Éric et les albums « sérieux ». Ça m’a fait tout drôle de me revoir faisant les pitreries devant l’appareil-photo de mon grand frère. Par exemple, celle prise le jour de ma communion solennelle, personne ne remarque jamais les cerises déposées à mes pieds, ni que je ne tiens pas un bréviaire entre mes mains, mais « L’insurgé » de Jules Vallès. Personne ne sait qu’Éric chantait « Il n’est pas de sauveur suprême, ni Dieu, ni César, ni tribun. Travailleurs, sauvons-nous nous-mêmes, décrétons le salut commun ! »
La voix de papa m’a tirée de ma rêverie. « Et regarde donc la déesse hindoue ! » Jean-Baptiste n’en revenait pas. « Comment as-tu fait pour ne pas bouger entre chaque prise de vue ? » C’était pourtant pas bien compliqué. Éric avait calé ma tête, je fixais le clocher de l’église Saint-Saturnin au loin. « Première position, retiens ton souffle. Clic. Respire. Deuxième position, retiens ton souffle. Clic. Respire. Troisième position, retiens ton souffle. Clic. C’est dans la boîte ! »
Les bonnes choses ayant une fin, Louise et Jean-Baptiste rentrent à Paris.