Le carnet retrouvé – Mardi 14 novembre 1944 (première partie)

Mardi 14 novembre 1944

Quelle expédition, mais ça y est, j’ai présenté Jean-Baptiste à papa et à maman et comme je le lui disais depuis le début, tout s’est bien passé. Enfin presque. Quand papa nous a vus arriver, son visage s’est décomposé. Il est rentré dans la maison. Il est ressorti ses lunettes sur le nez, il nous a fait un grand sourire et nous a dit d’entrer. Il m’a houspillée. « J’ai cru que tu nous ramenais un GI ou pire, un Tommy ! » Je lui ai demandé s’il pensait que Jean-Baptiste était un prénom anglais.

– Et comment j’aurais deviné qu’il s’appelle Jean-Baptiste ?

– Mais je vous l’ai écrit !

Papa a eu l’air étonné. Il a enfin tendu sa main à Jean-Baptiste (qui était dans ses petits souliers) « Bienvenue chez nous, Jean-Baptiste ! » Maman était bien embêtée de ne pas avoir préparé de quoi nous recevoir dignement et m’a reproché de débouler à l’improviste. Papa a sorti une bouteille de Calva, la cuvée qu’il réserve pour les grandes occasions « Mise en bouteille avant la naissance de Louise » et nous en a servi un verre.

On trinquait quand on a entendu la sonnette du vélo du facteur. J’avais oublié cette manie qu’il a pour annoncer l’arrivée du courrier. Papa est sorti. Je l’ai entendu s’exclamer « Pour une nouvelle, c’est une nouvelle ! » Il n’était pas encore dans la cuisine qu’il annonçait à maman que « la Louise s’est trouvé un prétendant. Jean-Baptiste qu’il s’appelle. Tiens, lis donc ! » Il a posé ma lettre sur la table en mettant une grande claque dans le dos de Jean-Baptiste.

Maman lui a fait remarquer qu’on avait eu raison, elle et moi, de croire dans la prédiction d’Esméralda et qu’elle avait bel et bien le don de double-vue. Papa a ricané, il a resservi un verre à Jean-Baptiste (mais ni à maman, ni à moi) et il lui a demandé s’il connaissait l’histoire.

Jean-Baptiste a fait une mine de circonstance et il lui a répondu que je lui avais aussi raconté sa fin tragique. « Que veux-tu, mon gars, il doit y avoir un vent spécial par chez nous qui fait que des fois, on sort en oubliant des choses sur le buffet. Tiens, moi c’est mes lunettes ben, Esméralda c’était sa double-vue ! » Il a éclaté de rire en se mettant une claque sur le front avec le plat de sa main. « Paf ! » Maman lui a dit qu’on ne doit pas se moquer de la mort des gens, mais elle sait bien que papa ne l’aimait pas. Une histoire d’avant-guerre (la première), mais je n’en sais pas plus.

Maman a lu ma lettre pendant que papa tentait de convaincre Jean-Baptiste d’accepter un troisième verre. Elle a relevé la tête. « Arrête donc, tu vas nous le soûler ! » Papa a râlé. « Si on n’a plus droit à l’alcool… » et il a servi du cidre à Jean-Baptiste qui n’a pu contenir un hoquet de rire. « Mon garçon, tu apprendras que le cidre, c’est pas de l’alcool ! »

Maman a tendu la lettre à papa. « Tu ne nous dis pas comment vous vous êtes rencontrés ». Jean-Baptiste avait déjà un petit coup dans le nez. « C’est en la faisant valser que je l’ai séduite ». J’étais mi-amusée, mi-furieuse qu’il présente les choses comme ça.

– C’est moi qui t’ai séduit avec ma belle robe blanche !

– Louise, nous sommes face à tes parents ! Que tu m’aies séduit est une évidence, en revanche, que j’y sois parvenu nécessite un minimum d’explications !

Tu aurais vu la fierté et le bonheur dans les yeux de papa et de maman ! Papa était tellement estomaqué qu’il avait suspendu son geste, il tenait son verre devant lui, ne sachant plus s’il devait le boire ou le reposer. Maman a essuyé une larme d’émotion. Jean-Baptiste s’est senti assez en confiance pour leur poser la question qui le tarabuste depuis le début.

– Mon garçon, que tu sois noir, blanc, jaune ou rouge n’a aucune importance. Aussi longtemps que tu aimeras ma fille comme tu l’aimes aujourd’hui, tu auras notre bénédiction. Si tu nous promets de l’aimer aussi fort qu’aujourd’hui, tu seras des nôtres.

– Monsieur, vous me demandez de vous faire une promesse que je serai incapable de tenir. Je le regrette, mais je ne peux m’engager sur ce point.

Jean-Baptiste s’est servi tout seul un autre Calva qu’il a bu d’une traite pour se donner du courage. Au ton de sa voix, j’ai compris qu’il avait le gosier en feu.

– Voyez-vous, chaque jour, chaque instant que je passe aux côtés de Louise, je l’aime davantage et je sais qu’il en sera ainsi jusqu’à mon dernier souffle. Je peux vous promettre de l’aimer et de tout faire pour la rendre heureuse un peu plus chaque jour, mais me demander de stopper la puissance de cet amour au stade où il en est aujourd’hui est au-delà de mes forces !

Même papa a écrasé une larme. Maman lui a reproché de n’avoir jamais tenu un aussi beau discours. « Que veux-tu, tu as épousé un Normand et le Normand est taiseux ». Il a repris son sérieux, il a regardé Jean-Baptiste droit dans les yeux. « Des gens qui vous regarderont de travers, qui parleront dans votre dos, il y en aura toujours, mais sache qu’ici, dans ma maison, tu seras toujours chez toi. Mon seul regret, c’est qu’Éric ne soit plus avec nous pour partager ce moment ». Maman a regardé le plafond, comme si d’en haut, Éric pouvait nous voir. Papa a demandé à Jean-Baptiste s’il savait qui était Éric. Jean-Baptiste a répondu « Louise m’en a parlé en chemin, mais si je sais qu’il est décédé, j’en ignore les circonstances ».

Quand nous roulions vers Avranches, sur les routes cabossées, encombrées, Jean-Baptiste m’avait confessé craindre davantage cette rencontre avec mes parents que son débarquement en Provence. J’avais beau lui répéter que la couleur de sa peau n’aurait aucune importance aux yeux de mes parents, il y revenait tout le temps.

– L’article du journal que tu as découpé ne t’ouvre pas les yeux ? « Dans ce petit bistro où nous dinons on vend le vin 500 francs la bouteille. Il n’y a pas de vin, n’est-ce pas. Alors on boit du cidre qui vaut 100 sous. À la table d’à côté, cinq matelots ont manqué leur embarquement. Ils sont très embêtés, parlent un peu des 30 jours de « tôle » qui les attendent, parlent encore plus du moyen de trouver des Chesterfields à 20 francs le paquet, tandis qu’à côté d’eux, trois nègres chantent une chanson écœurante comme du sucre de canne dans laquelle revient toujours le vers “Sweet’ee mam’ie Caroline !” À côté de moi, le front appuyé au carreau, un grand gars blond du Kansas regarde les phares éblouissants qui défilent, un tous les 75 centimètres. »*

Il se souvenait de chaque mot, les réciter ne lui demandait pas un effort qui aurait expliqué son visage crispé, son cou tendu. Il regardait droit devant lui pour dissimuler sa rage impuissante. Il n’était plus avec moi, je le sentais bien. J’ai posé ma main sur sa cuisse.

– Ce journaliste écrit très bien, mais demande-toi dans quel journal. Défense de la France est un journal gaulliste. Les gaullistes sont fiers de leur empire colonial, c’est logique que dans leur presse, on parle des nègres comme ça et qu’on glorifie le grand soldat blond. Les lecteurs de Défense de la France veulent lire de telles descriptions, de tels mots, mais tous les Français ne sont pas gaullistes !

Jean-Baptiste m’a regardée comme s’il me voyait pour la première fois. J’ai voulu le faire sourire. « Comment peux-tu imaginer que mes parents pourraient croire celui qui affirme que la pluie c’est la musique de fond de Cherbourg, le décor à tout faire, le panneau-réclame ? » La voiture était à l’arrêt. De sa grande main, Jean-Baptiste a tourné mon visage vers le sien. « Louise ! » J’ai compris que les mots lui manquaient pour exprimer sa surprise et me poser la question qui lui brûlait les lèvres, j’y ai donc répondu tandis qu’il redémarrait.

– J’avais un grand frère, Éric. Il faisait de la politique et du syndicalisme. C’est lui qui m’a appris à regarder d’où viennent les mots que je lis, ceux que j’entends à la radio ou aux actualités cinématographiques. Il se disputait souvent avec papa parce qu’ils n’avaient pas les mêmes idées. Au début, ça m’ennuyait parce que je ne savais jamais qui avait raison. Il m’avait dit de ne pas penser que leurs discussions gâchaient les repas, mais d’y voir la chance de me forger ma propre opinion en écoutant les deux sons de cloche. Ce jour-là, ça avait chauffé entre lui et papa, pourtant papa avait dit « Sur ce point, nous sommes du même avis ». Éric était un pacifiste forcené, il ne voulait pas de cette guerre. Il a été blessé et fait prisonnier en juin 40. Il est mort en Allemagne trois mois plus tard.

En dire davantage était au-dessus de mes forces, Jean-Baptiste l’a bien compris. Il m’a appris quelque chose dont personne ne parle. Après le débarquement de Provence, à la demande des Américains, les soldats noirs ont été volontairement retirés des troupes françaises parce que leur État-Major exige la même séparation que dans leurs régiments, où les Noirs ne combattent pas aux côtés des Blancs. Pour eux, il était hors de question de les voir défiler dans Paris comme de les voir marcher sur Berlin. En ce moment, le général De Gaulle fait remplacer les tirailleurs sénégalais par des FFI au sein de l’armée. C’est ce qu’on appelle « le blanchiment« . C’est pour ça qu’il a été étonné de ma tirade sur la presse gaulliste.

Si Jean-Baptiste peut rester en métropole, c’est grâce à ses diplômes et à ses compétences qui ont donné des arguments à son capitaine dans sa demande à la hiérarchie. Jean-Baptiste m’a aussi annoncé qu’il sera définitivement démobilisé au retour de cette mission. En attendant mieux, son capitaine lui a trouvé une chambre chez un parent et grâce à son soutien, il continuera de travailler au Ministère en tant que civil.

Maman s’est levée et m’a demandé de l’aider à préparer notre chambre. Jean-Baptiste a sursauté. Papa l’a taquiné. « À la guerre comme à la guerre et puis je te sais assez bien élevé pour ne pas abuser de la situation en… Bouche-toi les oreilles Louise que mes mots ne te donnent pas des idées ! »

Maman m’attendait devant la chambre d’Éric, une paire de draps dans les bras. Elle voulait savoir si un seul édredon nous suffirait ou si elle devait prendre celui qui recouvre mon lit. Je l’ai rassurée, un seul suffira, il fait bien plus froid à Paris. Pendant qu’on arrangeait les oreillers, qu’on faisait gonfler l’édredon, elle a eu un drôle de sourire. J’ai voulu savoir pourquoi. « Je me disais que ça me plairait bien qu’un petit soit conçu dans ce lit. Il me vient de ma grand-mère, tu sais ». J’ai mis mes poings sur mes hanches. « Maman ! Tu as entendu papa, Jean-Baptiste devra se comporter en parfait homme du monde. Nous ne sommes pas mariés ! » Elle a pouffé. « Mais qu’est-ce qui te fait croire que je te parlais de cette nuit ? Je te sais bien trop sage pour t’imaginer fêter Pâques avant les Rameaux ! »

On riait quand on a entendu la voix de papa. « À ton avis pourquoi l’appelle-t-on la perfide Albion ? » Un voile de deuil a immédiatement recouvert le visage joyeux de maman. J’ai ouvert la fenêtre, maman m’a rejointe. Le vent gommait les mots de papa avant qu’ils ne parviennent à nos oreilles. Il allait parler de Dunkerque, comment Éric a tenté par trois fois de monter sur une embarcation anglaise, comment par trois fois, il a été jeté à la mer. Il allait parler des blessures que nos alliés lui avaient infligées pour le dissuader d’une quatrième tentative. Comment il a été laissé pour mort sur la plage avant d’être soigné par un médecin ennemi. Comment il a été ensuite envoyé dans ce stalag I B à Hohenstein, d’où il nous a écrit son calvaire avant que l’on reçoive son avis de décès.

La fenêtre donne sur le jardin, la journée tirait sur sa fin, je devinais les squelettes des bâtiments détruits plus que je ne les voyais. Je ne sais pas combien de temps nous sommes restées ainsi, à nous étourdir des rafales du vent marin. La voix de papa nous a sorties de notre rêverie silencieuse. Je n’ai pas entendu ce qu’avait dit Jean-Baptiste, mais je l’ai deviné à la remarque de papa. « Ah ben… si pour toi, c’est de la pluie, en effet on peut dire qu’il pleut par ici. Non, non, mon garçon, crois-moi sur parole, c’est en Bretagne qu’il pleut, pas ici. Tout bon Normand te le dira, le bon Dieu nous a offert le Mont Saint-Michel et a infligé la pluie aux Bretons ! »

Nous apercevant à la fenêtre, papa a claironné « Anne, sœur Anne que vois-tu donc venir ? » Maman avait retrouvé son entrain, elle lui a répondu du tac au tac « Une belle gueule de bois pour notre gendre ! » Jean-Baptiste a mis plusieurs minutes avant de réaliser qu’il était le gendre en question. J’ai compris que maman avait vu juste quand il s’en est défendu « Ah non ! Je ne suis pas saoul ! Pas saoul du tout ! Dis-leur toi, Victor, que je ne le suis pas ! » Il était tellement cuit, qu’il tutoyait papa comme s’ils se connaissaient depuis des lustres !

On a dîné d’une soupe, d’une omelette et d’un bon morceau de fromage. Nous sommes partis nous coucher. Jean-Baptiste avait du mal à garder les yeux ouverts, avec la fatigue de la route, le soulagement d’avoir été accueilli chez mes parents comme il l’avait été, le cidre et surtout le Calva avaient eu raison de lui.

À demi-somnolant, Jean-Baptiste marmonnait quelque chose comme « Louise, j’ai promis à ton père… » je lui ai répondu « Mais, moi, je n’ai rien promis ! Ferme les yeux et laisse-moi faire… de toute façon, ce n’est pas Louise qui taquinera Jean-Baptiste, mais Albertine qui fera découvrir à Albert la douceur des nuits manchoises ! » Je ne pouvais pas le voir, mais je sais qu’il souriait quand ma bouche s’est posée sur Albert (qui lui était en pleine forme).

Albert appréciera-t-il la douceur des nuits manchoises ?

*Pierre-Jean Laspeyres, in Défense de la France (29 et 30 octobre 1944)