Le carnet retrouvé – Mercredi 1er novembre 1944

Mercredi 1er novembre 1944

Quel idiot ce Jean-Baptiste, mais quel idiot ! J’ai tout de suite remarqué l’éclat amusé dans ses (très beaux) yeux et ce léger frémissement pour contenir son sourire quand il m’a demandé de quoi il devrait se munir quand nous irons en Normandie. Je sais que les routes sont en très mauvais état (quand elles ne sont pas détruites), je lui ai suggéré la patience.

Ce n’était pas la réponse qu’il attendait. « En matière vestimentaire aurais-je dû préciser ». J’ai cru que j’avais mal déchiffré l’expression de son (très beau) visage. Le cœur battant, j’ai répondu « Une paire de gants beurre frais* ? » Il a éclaté de rire et il a déplié le journal qu’il tenait à la main. J’ai essayé de lire par-dessus son épaule, mais le coquin s’est relevé de telle façon que ça m’est devenu impossible. Il faisait semblant de chercher la phrase exacte (je suis sûre qu’il n’en était rien), avec le ton sentencieux d’un maître d’école, il a lu à voix haute « La pluie c’est la musique de fond de Cherbourg, le décor à tout faire, le panneau-réclame ».

J’ai haussé les épaules, mais la leçon n’était pas finie. Jean-Baptiste a sorti un autre journal (torchon, devrais-je écrire) de sa poche, qu’il a déployé, il s’est éclairci la voix pour lire un article tellement calomnieux que je ne gâcherai pas la moindre goutte d’encre à en recopier les termes. Jean-Baptiste m’a autorisée à le découper, à condition que je note au-dessus de l’article le nom et la date du journal.

Autour de nous, les gens riaient, mais je ne me suis pas laissée faire pour autant. « S’il pleuvait en Normandie, je serais bien placée pour le savoir, tout de même ! » Maintenant que je suis penchée sur toi, mon cher journal, je peux bien te confier que je suis pas peu fière d’avoir obtenu cette petite victoire personnelle parce que Jean-Baptiste ne sait plus très bien à quel saint se vouer ! « Le journaliste aura probablement exagéré ou joué de malchance. » J’ai jugé bon de ne pas le détromper.

Je n’ai pas eu le temps de le prévenir que je passais l’après-midi avec Marcelle et Henriette. Ce matin, j’ai vu leur message, une petite carte punaisée près du platane du parc Monceau « Alors ma vache, on oublie les copines ? Mercredi après-midi où tu sais » Jean-Baptiste a souri, il en profitera pour aller au cinéma.

Quand Henriette m’a ouvert la porte, elle a regardé par-dessus mon épaule. « Il est pas là ton chevalier servant ? » Je croyais qu’elles voulaient qu’on se voie entre filles, mais elles l’auraient accueilli avec joie. Puisqu’il n’était pas là, on a pu parler sans retenue. Je leur ai raconté ces dernières semaines. Elles sont heureuses pour moi. Hélas, il y a de l’eau dans le gaz entre Marcelle et son Dédé.

– Dédé était un merveilleux amant tant que notre relation devait rester secrète, tant qu’on devait se cacher. Maintenant qu’elle peut éclater au grand jour, il veut régulariser. Il y a six mois encore, j’en rêvais comme on rêve au prince charmant… Mais depuis qu’il m’a proposé le mariage, il est d’un chiant ! Toujours derrière mon dos, à me demander où je sors, avec qui… et puis… au lit, c’est plus pareil… Je lui ai dit de bien réfléchir avant de demander le divorce, de penser à sa marmaille, il a haussé les épaules. Il croit qu’il y a un autre homme… Si seulement !

De son côté, Henriette a rencontré « un type extra », Maurice. Il lui fait l’amour avec fougue « comme s’il avait vraiment envie de moi ! » Ça nous a fait rire. Henriette a détourné le regard. « Veinardes, vous ne savez pas ce que ça fait de se donner à un homme et que lui se sert de votre corps pour faire l’amour à une autre… » On l’a prise dans nos bras et on lui a demandé de nous en dire plus sur son Maurice. « Vous rigolez pas les filles, hein ? C’est promis ? » On a promis. « C’est un ancien séminariste. » J’ai regardé Marcelle. J’ai regardé mes pieds. J’ai regardé le mur à ma droite. « Merci, les filles. Vous êtes chic. Maintenant, vous pouvez y aller ! » Henriette a rigolé avec nous.

Je lui ai demandé si Maurice sortait souvent son goupillon. Marcelle m’a dit que Jean-Baptiste me dévergonde. J’ai rigolé et je leur en ai dit un peu plus sur notre nuit à l’hôtel. Elles ont insisté pour que je chante la chanson paillarde de papa. J’étais quand même gênée parce qu’elle est très cochonne et pleine d’allusions que je ne comprends pas. Enfin, je crois. Marcelle et Henriette insistaient tant et tant que j’ai fini par céder, mais en leur demandant de chanter avec moi puisque les phrases se répètent. On était à peine au milieu quand j’ai décidé d’arrêter. Elles étaient aussi rouges et dégoûtées que moi. Je ne l’ai pas chantée à Jean-Baptiste, elles m’ont dit que c’était mieux ainsi.

Henriette nous a raconté combien elle aime que Maurice l’embrasse « en bas ». Je n’ai pas osé leur parler d’Albert et Albertine parce que je ne sais pas si Jean-Baptiste serait enchanté d’apprendre que j’ai dévoilé ce petit secret qui nous unit, mais je leur ai dit combien j’aime me mettre à quatre pattes sur le lit et que Jean-Baptiste me prenne comme ça. « La levrette, y qu’ça d’vrai ! » J’ai été étonnée que Marcelle dise comme ça, mais elle et Henriette m’ont dit que c’est le nom de cette position. « Tu vois, avant avec Dédé j’y avais droit, mais maintenant môssieur trouve plus respectable la position du missionnaire… » Je ne savais pas que chaque position porte un nom particulier.

Henriette est revenue à la charge et nous a demandé si on aime être embrassées « en bas » ou si elle est vraiment qu’une dépravée. Marcelle tergiversait, je voyais bien qu’elle était gênée de répondre. J’ai regardé Henriette droit dans les yeux et je lui ai dit à quel point j’aime ça. J’ai même confessé comment le soir, quand je suis toute seule dans ma chambre, il m’arrive de me caresser en essayant de faire avec mes doigts ce que font la bouche et la langue de Jean-Baptiste. Je leur ai raconté aussi combien j’aime l’embrasser « en bas ». J’aime tellement ça, c’est comme s’il faisait l’amour à ma bouche.

Henriette a voulu que je précise. « Il fait l’amour à ta bouche ou tu lui fais l’amour avec ta bouche ? » Je n’ai jamais réfléchi à la chose de cette façon. Je comprenais le sens de sa question, mais je n’en avais pas la réponse. Je lui ai demandé de me laisser le temps de la réflexion.

Marcelle a fait la grimace. « Je n’arrive plus à aimer ça. Pourtant, la première fois, j’ai cru que j’allais m’évanouir de plaisir, mais… Même au début, avec Dédé, je n’y ai pris aucun plaisir. Je ne sais pas pourquoi. De toute façon, ça l’arrange bien. » Henriette et moi, on sait que Dédé a été le premier, mais on a bien compris que Marcelle parlait d’un autre gars.

– Il était polisseur dans un autre atelier que le mien. Le 20 octobre 42, le directeur nous a tous réunis dans la cour pour nous faire un discours. Il était à ses côtés, mais son sourire sonnait faux. Le directeur le prenait en exemple, il avait répondu à l’appel du Maréchal et de Laval et s’était inscrit pour la relève. « C’est grâce à des ouvriers comme lui que des prisonniers de guerre retrouveront le chemin de leur foyer. » Il nous a demandé de l’applaudir et de le féliciter. Un officiel qu’on n’avait jamais vu a expliqué comment s’inscrire. On a obéi et on a applaudi, mais sans enthousiasme. J’ai vu qu’il me regardait comme on s’accroche à une branche quand on sent qu’on va se noyer. On est retourné dans nos ateliers, mais le soir, il m’attendait à la sortie de l’usine. Si j’étais sortie avant lui, je l’aurais attendu. On se l’était promis avec les yeux. Certains lui jetaient des regards noirs et crachaient à ses pieds en faisant semblant de chiquer, d’autres, surtout des femmes de prisonniers, le remerciaient. On a marché en silence et quand on a été assez loin de l’usine, il m’a dit qu’il ne voulait pas partir, qu’il avait obéi à sa mère et à sa grand-mère, mais que sinon il ne partirait pas. Son oncle a été fait prisonnier en 40 et elles comptaient sur lui pour qu’il revienne. Je lui ai pris la main. On s’est embrassés. Je lui ai demandé quand il partait. Il m’a répondu « Demain ». Je lui ai demandé ce que je pouvais faire pour le rendre heureux. Il me l’a dit et j’ai accepté. On s’est mis à l’abri des regards dans le recoin d’une arrière-cour. Il s’est agenouillé devant moi, il a passé sa tête sous ma jupe. Je vous jure les filles, je n’ai jamais rien connu d’aussi bon ! Je ne l’ai plus revu. Je ne sais même pas son nom. Je prie qu’il vive encore, mais je ne sais pas s’il voudra encore de moi si jamais il revient. Quand j’ai le cafard, je me dis qu’il vaut mieux que je reste sur ce souvenir. Je n’ai pas envie d’oublier ce beau souvenir avec le train-train quotidien. Quand je pense à Dédé, comment c’était bien et comment c’est devenu, je me dis que ça vaut sans doute mieux ainsi.

On aurait bien causé plus longtemps, mais comme je le lui avais demandé, Henriette avait mis son réveil. Quand il a sonné, j’ai dû m’en aller. Avant de partir, j’ai demandé à Marcelle si elle voulait m’accompagner chez la petite Marcelle. Elle a retrouvé son entrain habituel « Et comment ! »

La rencontre entre les deux Marcelle valait son pesant d’or ! La grande s’est avancée à grands pas, en ondulant des épaules. Elle m’a fait penser à Arletty. Elle a demandé à la petite, en traînant sur chaque syllabe « Alors, comme ça, c’est toi la pʼtite Marcelle ? » La gamine que j’aurais jurée si timide ne s’est pas démontée. En singeant la gouaille de la grande, elle a levé son bras bandé et lui a répondu « À ton avis ? »

Marcelle a un sale caractère, elle est gentille, mais très soupe au lait. Je craignais le pire, pour le moins une de ses colères légendaires, mais tout au contraire, elle lui a ouvert les bras en lui disant « Viens que j’te fasse un bécot ! » Je n’en revenais pas !

La maman était encore absente quand on est arrivées. Elle a été très étonnée de trouver sa fille assise sur les genoux de Marcelle pendant que je terminais de nettoyer la plaie. Les deux rigolaient en douce et pour la première fois, la petite oubliait que je la soignais. « C’est Marcelle, l’amie à Louise ! » J’ai corrigé « L’amie de Louise », mais la grande a dit « On s’en fout, l’amie à Louise ou l’amie de Louise, c’est kif-kif. Ce qui compte c’est l’amitié ! » Elle a tendu sa main pour saluer la maman qui souriait. Depuis quelques jours, je vois dans son regard une lueur d’espoir qu’elle n’avait pas avant. Ce serait une belle femme si elle était un peu moins déplumée et beaucoup moins fatiguée.

Quand on allait repartir, la petite a demandé à la grande si elle reviendrait la voir. Marcelle a regardé la maman sans piper mot. La maman a baissé les paupières et a hoché la tête pour donner son accord. La petite n’a rien vu de cet échange muet, car elle serrait la grande dans ses bras et elle tournait le dos à sa mère. « Un peu qu’on va s’revoir ! C’est pas rien de s’appeler comme moi ! Faudra bien que jʼ t’apprenne comment se comporte une vraie Marcelle ! Et compte sur moi pour veiller au grain ! »

J’allais tendre la main à la maman pour lui dire au revoir, mais Marcelle m’a devancée. « On s’fait la bise ? » Alors, à mon tour j’ai fait la bise à la maman. Marcelle (la grande) lui a demandé l’autorisation d’emmener la petite au cinéma dimanche. Les trois étaient ravies. La petite à l’idée d’y aller. La grande à l’idée de rendre service. Et la maman à celle de souffler un peu.

En remontant vers la Cité Universitaire, Marcelle a râlé « J’te rʼtiens, toi avec tes combines, la môme vient de me chiper mon cœur ! » Elle m’a bousculée d’un coup d’épaule avant de me faire un gros baiser sur la joue. Des journées comme celle-là, je voudrais en vivre tous les jours.

Mardi 14 novembre 1944

*Allusion à la tradition qui consistait à porter une paire de gants jaune pâle (la couleur du beurre frais) pour demander aux parents la main de leur fille.