Le carnet retrouvé – Vendredi 20 octobre 1944

Vendredi 20 octobre 1944

Je ne vois Jean-Baptiste qu’un jour par semaine et j’ai dû annuler notre rendez-vous. Je ne savais même pas comment le prévenir, une chance la petite Eugénie s’est rangée de mon côté. Cette semaine a été catastrophique. Tout le lundi, la mère Mougin a eu un mauvais sourire. Comme je trainais la patte pour aller au ravitaillement, elle m’a dit « Il faut bien que tu t’habitues à battre le pavé, puisque c’est la vie qui semble te plaire ! » Je me suis mordu la langue pour ne pas lui répondre et je suis sortie.

Quand je suis revenue, j’ai entendu qu’elle était en grande discussion avec Madame et le soir, quand je faisais la vaisselle, la mère Mougin m’a annoncé que je serai toute seule pour tenir la maison pendant quelques jours parce qu’elle partait en province pour chercher une aide-cuisinière. J’ai bien compris ce que ça veut dire, elle va trouver ma remplaçante parce que le train de vie de la maison n’est plus le même depuis la fin août.

Depuis mardi, en plus du ménage, de la vaisselle, du linge et du ravitaillement, je dois m’occuper de la cuisine, préparer les repas et tenir les comptes à jour. Et celle saleté de mère Mougin s’est arrangée pour ne revenir que le samedi, comme ça, je manquerai mon rendez-vous puisque je devrais faire les comptes avec elle, la suivre dans sa tournée d’inspection et montrer le travail à celle qui prendra ma place.

Avant-hier soir, quand tout le monde était couché, que je regardais tout ce qu’il me restait à faire avant de pouvoir rejoindre ma chambre, je me suis effondrée sur une chaise et j’ai pleuré comme je n’avais jamais pleuré de ma vie. En perdant mon travail, je vais perdre mon logement, comme je n’aurai pas de lettre de recommandation, tout ce qu’il me restera à faire sera de retourner à Avranches, loin de Jean-Baptiste qui m’oubliera bien vite, ou pire encore, qui restera inconsolable. Tout ça à cause de cette mégère !

Je pleurais tant que je n’ai pas entendu la petite Eugénie entrer dans la cuisine. Je l’appelle « la petite Eugénie », mais elle a déjà seize ans et je n’en ai que dix-neuf. Il est vrai qu’on vieillit moins vite quand on est riche. Elle croyait que je pleurais de fatigue. Je ne sais pas pourquoi, mais je lui ai tout déballé. La mère Mougin qui a compris que j’ai un amoureux. Mon futur renvoi. Cette semaine de corvées en guise de punition. Mais surtout, ce rendez-vous hebdomadaire, le rayon de soleil de ma semaine auquel je ne pourrai me rendre sans pouvoir prévenir Jean-Baptiste qui va craindre le pire.

Les mots coulaient de ma bouche et je ne pouvais pas les retenir. « Écris-lui une lettre, je me chargerai de la lui remettre et j’attendrai sa réponse. » Je lui étais tellement reconnaissante ! Pourquoi faisait-elle ça pour moi ? « Quand tu as été interrogée, en septembre, tu n’as rien dit pour mes parents, pour ces repas qu’ils organisaient, ces réceptions. Tu aurais pu les envoyer en prison, mais tu t’es tue, sans qu’on ait eu à te le demander. » Je lui ai rappelé que l’année dernière elle s’était accusée du vol qu’elle m’avait vue commettre. Elle a posé sa main sur la mienne et m’a fait un grand sourire.

Elle est sortie le temps que j’écrive ma lettre. J’avais presque fini de le faire quand elle est revenue avec une de leurs belles enveloppes doublées, avec leur adresse en relief et tout. « Ainsi, j’aurai l’air plus crédible face au planton du Ministère ». Elle a écrit le nom de Jean-Baptiste de son écriture bien plus savante que la mienne et m’a promis de la remettre en mains-propres à Jean-Baptiste dès le lendemain matin. « Bon, maintenant dis-moi comment je peux t’aider ! » On a fini de tout ranger et de préparer la table du petit-déjeuner en deux temps, trois mouvements.

Jeudi matin, Eugénie s’est faufilée dans la cuisine pendant l’absence de sa mère. Ses yeux pétillaient en me tendant la réponse de Jean-Baptiste. « Tu ne m’avais pas dit qu’il est noir ! » Cet oubli l’amusait beaucoup. « Je ne t’avais pas dit non plus qu’il est le plus bel homme de la Création, ma chère ! Il ne te fait pas penser à Éric von Stroheim ? » Eugénie a pouffé, je me suis tenue comme Jean-Baptiste se tient, elle m’a regardée. « Je te le concède, il y a un peu de ça. »

Elle m’a demandé où je rangeais mon manteau du dimanche (de toute façon, je n’en ai qu’un), elle a sorti un petit insigne de sa poche. « La mère Mougin a voulu te jouer un tour de cochon, à nous de lui en jouer un à notre façon ! » Elle l’a épinglé sur le col, mais de telle façon qu’il faut le soulever pour l’apercevoir et elle m’a expliqué son plan, comme un général en chef s’adresse à son état-major.

– Je vais jouer les idiotes, je fais ça très bien, et je vais demander à mère la raison de l’absence de madame Mougin. Si, comme tu le crains, Mougin a dégoisé sur ton compte, je jouerai les étonnées et me dirai un peu déçue.

Eugénie a pris sa petite voix de fille de bonne-famille, celle qu’elle a quand je l’entends parler à ses parents.

– Mère, je ne vous laisserai pas calomnier cette pauvre Louise ! Elle ne le mérite pas ! Ignorez-vous où elle se rend pendant ses après-midis de congés ? Ignorez-vous pourquoi elle semble fourbue, mais heureuse à son retour ? N’avez-vous donc point remarqué ce qu’elle porte au col de son manteau ? Notre Louise, au lieu de se vautrer dans la débauche, comme vous semblez le croire, consacre le peu de temps libre dont elle dispose aux malheureux qui ont tout perdu pendant la guerre. C’est cela qui la rend heureuse, s’être rendue utile envers son prochain. Et vous voudriez la chasser comme une moins que rien parce qu’une vieille femme aigrie la calomnie sans même apporter la moindre preuve ?! Mère, je fais appel à votre esprit profondément chrétien, vous ne vous rendrez pas coupable d’une pareille injustice !

Eugénie était si convaincante que j’y ai cru moi-même !

Ce matin, alors que je m’apprêtais à aller au ravitaillement, Madame m’a retenue par le bras. Elle a soulevé le col de mon manteau, a désigné l’insigne de la Croix-Rouge qu’Eugénie y avait épinglé. « Pourquoi le cachez-vous sous votre col ? » J’ai répondu mot pour mot la phrase que j’avais répétée avec Eugénie. « Madame, l’ostentation nuit à l’idée que je me fais de la charité. » Une chance que Madame ne m’adresse jamais la parole que pour me donner des ordres, sinon elle aurait remarqué que je ne parle pas comme ça !

En tout cas, je suis bien contente que la mère Mougin en soit pour ses frais ! Et ce n’est pas tout ! Eugénie m’a prévenue que cette rosse de Mougin cherchera à se venger. Elle m’a demandé si je tiens un journal intime. Elle m’a dit de bien le cacher parce que si la Mougin tombait dessus, je serais perdue. Eugénie m’a apporté une boîte remplie de vignettes, celles que les bénévoles vendent pour financer la Croix-Rouge, mais cette boîte est munie d’un double-fond dont « le mécanisme invisible permet l’ouverture aux seules personnes qui en connaissent le secret ». C’est là que je vais te ranger dès cette nuit, en attendant de pied ferme le retour de la Mougin.

Lundi 23 octobre 1944

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