Le 11 avril 2019
Mon petit Lucas,
Si j’ai bien compris ce que tu m’expliquais dans ta lettre, tu as participé à une soirée, de celles où les garçons ne sont pas timides et les jeunes filles peu farouches. Un des participants s’est réjoui de l’arrivée d’une nana « qui assure au pieu » et quand il te l’a présentée, tu as réalisé qu’il s’agissait d’Émilie. Après un moment de gêne que je comprends aisément, elle t’a demandé de la fermer, parce qu’elle ne veut pas que sa famille connaisse ses appétits sexuels. C’est pour cette raison qu’elle participe à ce genre d’événements à l’unique condition qu’ils se déroulent à des centaines de kilomètres de Paris, où elle habite.
Quand elle t’a demandé si tu imaginais la gueule de vos parents, s’ils l’apprenaient, tu lui as répondu que tu imaginais mieux celle de tes grands-parents. Émilie a éclaté de rire et a chambré l’austérité des fonctionnaires de l’Éducation Nationale, la petite conne ! C’est à ce moment qu’a débuté une « animation big bisou » et quand l’animateur a annoncé les bisous coquins, vous n’avez pas voulu vous arrêter. Tu as aimé glisser ton visage sous sa robe, tu as aimé le goût de son sexe, même si tu l’as à peine léché, tu as aimé quand à son tour, elle t’a sucé et tu as eu les boules d’avoir regretté que ça ait duré si peu de temps.

Vous avez passé le reste de la soirée ensemble, unis par le secret de vos liens familiaux. Vous flirtiez, en ayant la bonne excuse de l’ambiance, de la thématique de la soirée, une partouze entre étudiants sans conséquences.
Émilie pensait terminer la nuit dans le lit d’un inconnu, elle n’avait donc pas réservé de chambre d’hôtel. Tu lui as proposé de l’héberger dans ton petit studio. Aussitôt chez toi, le désir vous a enflammés, mais vous n’aviez plus aucune excuse pour nier la réalité de cette pulsion. Émilie avait les larmes aux yeux et ses mains tremblaient quand elle a voulu se justifier. « Je ne suis pas une perverse, j’en ai honte, mais j’ai envie de toi ! Que va-t-on faire ? »
Tu as fini de la convaincre avec tes arguments d’un pragmatisme à toute épreuve, « dans la mesure où on ne se reproduit pas… et puis, la consanguinité… notre métissage d’origine… de toute façon, on veut juste se faire du bien, pas se marier, non ? »
Elle a alors remarqué, le début d’une lettre que tu m’écrivais et a voulu savoir si c’était pour mon anniversaire. Tu lui as répondu que non, que c’était bien plus fort, bien plus beau, bien plus incroyable que ça. Mais tu as refusé de lui en dire davantage tant que je ne t’aurai pas délivré de ta promesse de tenir ta langue.
Tu m’écris qu’avec Émilie, tu as pris un plaisir incroyable quand vous oubliiez vos liens familiaux, mais qu’il était bien plus fort quand vous vous en souveniez. Elle est repartie pour Paris, vous hésitez à vous revoir alors que vous en crevez d’envie.
Tu me demandes de te délier de la promesse que tu m’as faite. Je vais faire mieux que ça, je vous invite à passer quelques jours chez nous. Émilie peut nous téléphoner, si elle a besoin d’une confirmation. Elle devait avoir 5 ou 6 ans la dernière fois que je l’ai vue, je suppose qu’elle a bien changé depuis !
J’en profite pour t’en raconter un peu plus sur vos arrière-grands-parents, tu pourras lire ce souvenir à Émilie, voire le lui faire lire quand vous serez dans les bras l’un de l’autre. J’en ai parlé à Martial et aux membres de la Confrérie, nous n’y voyons aucune perversion. Vous auriez parfaitement pu ne pas vous connaître, vous désirer avec la même ardeur, jouir l’un de l’autre avec la même puissance, entamer une liaison, la poursuivre pendant des mois avant de réaliser que vous aviez deux arrière-grands-parents en commun sur les huit dont vous descendez ! Et ces deux aïeux étaient tout sauf consanguins !
La famille, c’est avant tout celle avec laquelle on tisse des liens, on entrecroise des souvenirs, ce n’est pas qu’une affaire de génétique ! Dès que j’ai connu les parents de Martial, ma famille s’est agrandie, je l’ai senti physiquement. Martial et moi avons eu la chance exceptionnelle de partager ce sentiment, puisqu’il adopta ma famille avec la même évidence qu’il fut adopté par elle, dès leur rencontre.
Quand j’ai eu la certitude d’être enceinte, passé ce court instant de flottement quand se déroule le film de toutes les perspectives que cette nouvelle promet, Martial et moi avons ressenti le besoin de partager notre bonheur avec ses parents.
Louise a ouvert la porte, elle a posé ses mains sur ses joues, ouvert grand la bouche de surprise et ses yeux m’ont inondée de bonheur. Comme à chaque fois, nous ne nous étions pas annoncés, parce que ça faisait partie de notre rituel. Notre arrivée inopinée. Leurs reproches. Nos embrassades et nos éclats de rire.
Louise s’est tournée en direction du salon « R’gard’ donc qui voilà ! » avant de s’effacer pour nous laisser entrer. J’avais à peine franchi le seuil qu’elle caressait mon ventre et me souriait comme une gamine qui découvre un bonbon sous son oreiller en plus de la pièce laissée par la petite souris.
Jean-Baptiste mit plus de temps à comprendre, mais il faut dire que Louise nous posait tant de questions sur Paris, nos boulots respectifs, sur Julien « Et ça se passe comment à l’école ? » « A-t-il repris un peu de poids ? Je l’ai trouvé bien maigrichon la dernière fois » et patati et patata ! Ce n’est qu’à l’apéro qu’il réalisa. Louise venait d’ouvrir une bouteille de Vouvray, j’hésitai à prendre le verre qu’elle me tendait « C’est du bonheur, ça ne peut pas vous faire de mal, ma fille ! » Il nous regarda, incrédule.
– Mais… mais… comment vous avez fait ?
Je souris à Martial « On leur montre ? » et nous éclatâmes de rire. Jean-Baptiste me demanda la permission de toucher mon ventre. Il y posa sa main, regarda son fils en lorgnant ostensiblement vers mon décolleté tout en haussant les sourcils d’un air entendu.
– Les nichons ! Les nichons ! On dirait qu’il n’y a que ça qui les intéresse, les nichons ! Tu vois, ma fille, quel que soit leur âge, ils en reviennent toujours à ça. Aux nichons !
– Et les femmes, hein ? C’est quoi qui les intéresse chez les hommes ?
– Les yeux.
J’avais répondu en même temps que Louise et ce fut comme si l’air s’était soudain chargé de bonheur.
– Tu as annoncé la bonne nouvelle à ta sœur ?
– On n’allait pas vous priver de ce plaisir !
Louise et Jean-Baptiste se regardaient, comblés, comme paralysés par le bonheur.
– Vous attendez le déluge ou quoi ? Faut que je vous fasse le numéro ?
J’adorais les regarder téléphoner, avec cette joie toute simple des gamins découvrant un jouet. Les rôles étaient bien définis. Louise décrochait le combiné. Attendait la tonalité. Composait le 1. Puis le 6. Attendait l’autre tonalité. Puis, sous la dictée de Jean-Baptiste, faisait tourner le cadran « C’est qu’on a l’inter, par chez nous ! »
À chaque fois, après quelques secondes, Louise posait sa main sur le micro « Ça sonne… » comme s’il avait pu en être autrement ! Jean-Baptiste refermait le bloc-répertoire, le reposait sur le buffet avant de prendre l’écouteur et le porter à son oreille.
– Allô, Odette chérie ? C’est maman ! Devine qui est venu à la maison… Oui ! Et devine la bonne nouvelle qu’ils nous ont apportée ! … Euh… non… enfin… je ne crois pas…
– Une bonne nouvelle, Odette ! Maman t’a dit une bonne nouvelle !
Louise fronça les sourcils, se renfrogna exagérément, avant d’écrabouiller le pied de son époux sous le sien, elle retrouva aussitôt son sourire.
– Oui ! Depuis le temps qu’on attendait ça ! Oui ! Ne quitte pas, je te passe Sylvie…
Jean-Baptiste voulu dire quelques mots à sa fille, mais Louise lui arracha le combiné des mains « Tu t’appelles Sylvie, toi, maintenant ? » et me le tendit. Avant même que je me pose la question, Louise et Jean-Baptiste se bousculaient à coups d’épaules sous le regard affligé de Martial. Le téléphone raccroché, ils s’excusèrent auprès de moi « On ne savait pas notre numéro de duettistes tellement au point que tu pouvais y croire ! »
– J’ai vraiment cru que… la grossesse ne me rend pas plus intelligente, on dirait…
– Mais tais-toi donc ! Ça fait… pffff… des années qu’on fait semblant de se quereller, qu’on s’amuse, qu’on se…
– Que vous vous ?
– Tout a commencé pendant notre nuit de noces, tu te souviens, ma chérie ?
– Pourquoi ai-je la sensation que tu vas réécrire l’histoire et la tourner à mon désavantage ?
J’interrogeai Martial du regard, il était aussi surpris que moi et ne voyait pas à quoi ses parents faisaient allusion.
– Je m’étais imaginé, pour la première nuit que nous passerions ensemble, dans le même lit, que Louise m’offrirait du romantisme, mais…
– Votre première nuit ensemble ? ! Mais tu n’étais pas enceinte de Martial quand vous vous êtes mariés ?
– Certes, mais Louise et moi n’avions pas passé une seule nuit ensemble, dans le même lit.
– On savait se tenir !
Louise avait dit ces mots en gigotant comme les commères se rengorgent quand elles se sentent fortes de leur bon droit. Comme j’aimais leur complicité, leur humour ! En les côtoyant, j’ai toujours su qu’il nous serait possible, à Martial et à moi, de vivre une histoire aussi belle.
– Excuse-moi encore, mais tu as précisé « pas une seule nuit ensemble, dans le même lit » cela signifie…
– Ne nous égarons pas ! Je te racontais la surprise que m’a réservée ta belle-mère lors de notre nuit de noces, quant à toi, Louison chérie, ne t’avise pas de m’interrompre ! Comment pensez-vous que je l’ai découverte ?
– Mais… c’est toi qui m’avais demandé !
– Louison, ne m’interromps pas ! Je voulais dire sexy… aguicheuse… séduisante et charmante…
– Fallait me le demander comme ça, alors !
– Tss… tais-toi donc ! La réalité c’est que t’as failli me faire mourir de peur pendant ma nuit de noces ! Et réfléchis… si j’avais eu une chandelle à la main, hein ? Il se serait passé quoi quand j’ai sursauté de peur ? Mes enfants, je vous fais juges. Imaginez-vous la scène… la chambre est dans l’obscurité la plus totale, j’avance à pas de loup, une lampe torche à la main… Arrivé près du lit, je soulève le drap… Pour trouver une créature à quatre pattes, une pomme dans la bouche et poussant des petits cris porcins !
– Tu voulais passer ta nuit de noces avec une petite cochonne !
– Maman ! C’était votre nuit de noces !
– Mais Martial, c’était aussi les restrictions ! J’ai des circonstances atténuantes ! As-tu idée de comme on crevait de faim sur Paris ? En plus, Jean-Baptiste n’était plus soldat ! En 1945, on avait faim, on avait froid, on manquait de tout, d’absolument tout ! Et avec le débarquement, je ne pouvais plus compter sur un petit colis de la famille restée en Normandie ! Quand il m’a demandé de faire ma cochonne, j’ai cru qu’il voulait… je sais pas moi… oublier la guerre, les restrictions… rigoler comme si trouver à manger n’était plus un problème… comme si manger n’était plus une obsession !
– Ta mère n’a pas tout à fait tort et puis… elle n’était pas aussi délurée qu’elle l’est devenue !
– Et t’étais bien content pour la pomme, finalement !
– C’est vrai qu’après les efforts qui ont suivi, j’ai eu besoin de réconfort !
– Et pis… elles étaient mignonnes, mes petites oreilles de cochon !
– Pour ça oui…
– Oh, papa, mais tu rougis !
– Je me demande bien où elles sont passées, d’ailleurs… À ton avis, ma fille, où aurais-je bien pu les fourrer ?
Nous nous émerveillions souvent de notre logique commune en matière de rangement, de classement. Je réfléchis quelques instants.
– À ta place… Puisque les enfants sont partis de la maison et ne risquent pas de tomber inopinément dessus… et que ça a quand même un rapport… je dirais à côté du livret de famille.
Satisfaite, Louise fit claquer sa main sur le dessus de la table avant de me désigner comme sa digne héritière. Elle ouvrit le tiroir, en sortit un grand mouchoir qu’elle posa sur la table avant de le déplier délicatement, un mélange de crainte et de fierté dans le regard. J’étais émerveillée par la fraîcheur toute enfantine de cette coiffe ! Deux triangles rose, idéalement cornés, reliés par un ruban rouge.
– J’ai fait avec les moyens du bord ! J’ai trouvé du carton assez épais… pis un peu de tissu que j’ai teint avec les moyens du bord… du mercurochrome que j’avais dégoté… après, j’ai cousu les morceaux de tissu autour des formes en carton… et j’ai surjeté le tout avec un rang de mailles serrées… tu vois ? Et je les ai fixés… à la bonne… place…
Tout en m’expliquant, elle avait mimé chacune des étapes et la voir ajuster ses adorables petites oreilles me ravissait. S’apercevant soudain que nous la regardions attentivement, elle voulut faire marche arrière.
– Il faut dire que j’étais un rien jeune… à mon âge, tout ceci serait d’un ridicule achevé !
– Je n’en crois pas un mot, Louise ! Je n’en crois pas un mot !
Après un regard à sa femme pour s’assurer de son approbation, Jean-Baptiste posa une de ses mains sur la mienne et l’autre sur l’avant-bras de Louise.
– S’il est une chose qui ne nous a jamais quittés, c’est bien notre goût du jeu. Prendre les choses au sérieux, c’est leur donner le pouvoir de devenir tragiques… et des tragédies nous en avons assez traversé pour ne pas nous en inventer de nouvelles ! Regarde-nous ! Si nous n’en avions pas ri, nos différences nous auraient éloignés l’un de l’autre ! Que savait une petite Normande exilée à Paris d’un soldat africain venu libérer la France ? Et moi ? Que savais-je de la métropole ? De son climat ? De ses habitants ? De sa nourriture ? Sais-tu qu’il m’a fallu pas mal de temps avant de remarquer que vous n’aviez pas tous la même couleur de peau ? De cheveux ? Pour les yeux, je le savais déjà puisque les blancs auxquels j’avais eu affaire au pays avaient pour la plupart les yeux marron, mais certains les avaient bleu. Quand j’ai rencontré Louise, de nombreux bals fleurissaient un peu partout…
– Faut dire qu’on en avait été privés pendant toute l’Occupation !
– J’avais été arrêté par la foule des danseurs quand j’ai entendu le rire d’un groupe de jeunes filles… comme des moineaux… si les moineaux savaient rire… je me suis retourné… j’ai vu une belle jeune femme devant moi, mais c’en est une autre qui a pris ma main et m’a invité à danser. Au pays, j’étais le boy d’une famille de colons et dans les tâches qui m’étaient assignées, je devais faire danser ces dames en cas de défection d’un de leurs cavaliers habituels… Mais si je savais valser, j’ignorais tout de sa version musette… La gamine me dit « Ne me dites pas que vous êtes un espion à la solde de Hitler venu, habilement grimé, depuis Vienne ? » Je regardai ce petit bout de femme avec son minois, son joli sourire et ses yeux pétillants. Je la serrai plus fort contre moi et lui murmurai à l’oreille « Vous m’avez démasqué ! »
Martial connaissait l’histoire de leur rencontre et me l’avait racontée, mais j’en ignorais tous ces détails.
– Nous avons passé la soirée ensemble, puis j’ai dû rejoindre mon casernement et Louise la petite chambre où elle logeait. Nous nous sommes promis de nous revoir…
– Et nous avons tenu parole !
– Avant de nous séparer, nous avons décidé d’écrire chacun de notre côté, quelques mots pour exprimer notre pensée à l’évocation de cette soirée, et de nous les échanger à notre prochain rendez-vous…
– Qui était prévu le lendemain !
– Et… regardez !
Sortant son portefeuille de la poche intérieure de son veston, Jean-Baptiste l’ouvrit, souleva délicatement une photo où il posait fièrement avec femme et enfants sur une banquette d’un bateau-mouche, et en sortit un bout de papier qu’il déplia précautionneusement avant de nous le tendre. Il regarda sa femme avec un amour infini. Martial ignorait tout de cette partie de l’histoire, sa main tremblait d’émotion en lisant les premiers mots que sa mère avait écrits à son père. « J’aurais voulu que tu ne t’arrêtes jamais de parler. Quand tu parles, tes mots, ton accent ont la saveur de la paix. Quand tu parles, c’est comme si moi aussi je pouvais croire en un avenir radieux. Si tu dois partir, reviens-moi vite, pour me parler encore longtemps. Louise ».
Il y avait des surcharges et des ratures, mais quelle magnifique déclaration d’amour ! Je levai des yeux embués d’émotion vers Louise et lui demandai ce que contenait le mot de Jean-Baptiste.
– Hélas, ma petiote… figure-toi que je n’en sais rien ! Il a dû tomber de ma poche… celle de mon manteau, où je l’avais mis, afin de le lire tranquillement, au calme seule dans mon lit… et sur le chemin du retour, il a dû tomber…
Toute dépitée de cette déconvenue qui lui avait interdit de lire les premiers mots que Jean-Baptiste lui avait écrits, je commençais à imaginer ce que ce jeune soldat avait pu coucher sur le papier, quand Louise me sortit de ma rêverie en tapant du poing sur la table.
– Mais non, pomme à l’eau ! Comment as-tu pu croire une seconde à ces sornettes ? ! Regarde, même Martial, la candeur même… Allons, Martial, tu ne peux pas le nier ! Même Martial ne s’y est pas laissé prendre !
– Ma chérie, quand ma mère t’explique qu’elle s’est montrée patiente, qu’elle a fait quelque chose tranquillement, calmement, elle ne peut que mentir !
Louise apporta un vieil agenda, recouvert d’une toile brodée, qui avait dû être verte, or et rouge ; le vert et l’or s’étaient fondus dans une sorte de caca d’oie immonde et le rouge oscillait entre le carmin et le “cuisse de nymphe émue”, je ne distinguais pas le motif. Elle l’ouvrit pour en extraire une enveloppe qu’elle nous tendit. « Ma chère… Je ne connais même pas ton prénom ! J’ai tellement bavardé que j’ai oublié de te le demander. Je m’en excuse, mais je ne me suis jamais senti aussi bien qu’à tes côtés. À des milliers de kilomètres de ma maison, dans un pays que je ne connaissais que par les leçons du maître d’école, je me suis senti chez moi, parce que tu étais à mes côtés. Je ne pense qu’à cette sensation, que mon chez moi est et sera avec toi. Je me prénomme Jean-Baptiste, mais tu peux m’appeler Baron Hans-Battistte von Machinchose, si tu préfères »
– Tu comprends comment il m’a séduite ? Le sentiment d’avoir eu une chance incroyable en le rencontrant ?
– Tu te souviens de votre premier baiser ?
– Notre premier baiser ?
– Votre premier vrai baiser, quoi !
– Vrai… tu veux dire ?
Elle regardait ses cuisses, celles de son mari. Martial précisa ma pensée.
– La première fois où vous vous êtes roulé une pelle.
– Ah… notre premier baiser, quoi…
Elle avait dit ces mots avec un air si désabusé, je pensais que ça cachait quelque chose avant d’avoir un hoquet de surprise en comprenant sa plaisanterie. Louise feignit de ne pas le remarquer et poursuivit son récit.
– Je me demandais à quoi ressemblerait son baiser comparé à ceux que j’avais déjà échangés… mais pas parce qu’il était noir, simplement parce que j’attendais… la prédiction…
– La prédiction ?
– Il faut que tu leur expliques, Louison, sinon…
– Avant d’être envoyée à Paris, j’ai été voir une diseuse de bonne-aventure pour qu’elle me prédise mon avenir. Elle m’a demandé si je voulais connaître le professionnel ou le sentimental. Le professionnel, j’en avais une idée puisque je serai bonne à tout faire, c’était le sentimental qui m’intéressait ! Et fichtrement ! Allais-je connaître l’amour ? À quoi, le reconnaîtrais-je ? Comment savoir si c’est le bon ? Elle m’a répondu que l’amour croisera mon chemin, que je le saurai dès notre premier baiser, nos humeurs mêlées faisant vibrer mes viscères en un feu d’artifice continu.
– Ouah ! Précise, la prédiction, maman !
– Je sais bien, c’est crétin, mais le fait est qu’elle s’est avérée exacte, cette prédiction ! J’avais embrassé plusieurs autres garçons… surtout depuis la fin août, mais…rien… rien de rien… pourtant, à chaque fois, j’avais l’espoir… et pis, j’ai cru que j’avais trop embrassé pour pouvoir le reconnaître… que ça s’était… usé. Mais à notre premier rendez-vous, au cinéma, quand on s’est embrassés, j’ai ressenti ce feu d’artifice exploser dans mes viscères ! J’aurais voulu que ce baiser ne cesse jamais. Jean-Baptiste a passé la main dans mes cheveux et m’a demandé si j’avais ressenti comme un envol d’hirondelles au plus profond de moi…
– Et savez-vous ce qu’elle m’a répondu ? « Je ne suis pas bien sûre de les avoir toutes comptées » et elle m’a embrassé en me demandant de garder mes yeux ouverts…
– Nous nous retrouvions parfois dans ma chambre de bonne, mais nous devions faire très attention parce que si quelqu’un nous avait démasqués, c’en était fini de mon travail et de mon logement ! Nous usions de mille ruses, ce qui, je dois l’avouer, ajoutait un soupçon de piment. Nous n’avons pas… tout de suite… j’étais encore vierge… je voulais être sûre… Ça l’arrangeait bien aussi… On a pris le temps de connaître nos corps, de les regarder, de les toucher, de les sentir, de les goûter…
– Parce qu’il a fallu… tu sais, dans nos rations… pour calmer les pulsions de ces bêtes sauvages qu’on était censés être…
– Arrête avec tes histoires de bromure à la noix ! La vérité, c’est que t’étais aussi puceau que moi et que ça t’arrangeait bien qu’on prenne notre temps !
– Quoi ?! Papa, à vingt-deux ans t’étais encore puceau ?!
– Presque puceau. Presque. Nuance !
– Comment ça « presque puceau » ? T’avais couché avec une fille ou pas ? Tu l’avais fait ?
– Je l’avais fait… En imagination. Ça compte aussi, non ?
Martial était plus choqué d’apprendre le dépucelage tardif de son père que de savoir que sa mère avait embrassé tant de jeunes hommes dans l’espoir d’y reconnaître son prince charmant.
– Mais en tout cas, ça nous a permis de savoir avant de le faire, que ça se passerait bien. Je ne craignais pas que son membre d’ébène me fasse du mal, puisque je savais déjà tout le plaisir qu’il pouvait m’offrir. Tu te rappelles la première fois où j’ai vu ton sperme ? Il m’a demandé si j’étais étonnée qu’il soit blanc. Je lui ai répondu de ne pas me prendre pour une idiote, que j’étais une fille de la campagne et que la semence d’un mâle ne dépendait pas de la couleur de sa robe ! Il m’a dit « Parce que je suis un animal à tes yeux ? » Je n’ai pas compris de quoi il voulait parler, je lui ai répondu « C’est bien ce que nous sommes, non ? Des mammifères ! Le lait avec lequel les femelles nourrissent leurs petits est blanc, quelle que soit l’espèce, comme la semence des mâles qui les ont engendrés ! » Tu t’en souviens ?
– Non. Bien sûr que non ! Bien sûr que je ne me souviens plus du jour où j’ai compris que je ne serai jamais un nègre à tes yeux, que ce que tu voyais, c’était l’homme derrière l’enveloppe corporelle ! Bien sûr que j’ai oublié cette sensation ! L’Éden, Adam et Ève. Je suis Adam. Voici mon Ève. Et le Paradis terrestre, c’est quand nous sommes ensemble.
– Et vous avez… patienté longtemps ?
– Au moins un mois ! Euh… 17 jours, ça c’est sûr ! Pourtant on se voyait presque tous les jours… les soirs… et on se taquinait…
– Tu me taquinais ! Je ne connaissais presque rien au jazz, aux danses modernes, ma Louison dansait merveilleusement…
– Je n’ai jamais tant aimé danser qu’avec toi ! Même si t’as mis du temps à le retirer…
– À retirer quoi ?
– Le manche à balai qu’il avait dans le cul ! Il dansait bien, mais d’une raideur…! Alors, je le chatouillais pour qu’il se décoince… Pas la peine de me faire les gros yeux ! Oui, je le chatouillais aux parties sans que personne ne le remarque… ou je lui disais des mots doux à l’oreille pendant les slows…
– Papa ! Tu rougis encore !
Je vais suivre les conseils avisés de Martial et arrêter là ma lettre en te précisant que si toi et Émilie souhaitiez savoir ce que Louise chuchotait à l’oreille de Jean-Baptiste, vous n’auriez qu’à venir passer le week-end pascal avec nous, en Provence. La fin du récit vous y attend déjà. Je vous embrasse très fort,
Sylvie, “La fiancée”
PS : Si vous voulez passer quelques jours ici, nos maisons sont assez spacieuses pour vous y accueillir.
Quel suspens haletant ! À suivre, donc 😉