Ma toute petite, mon petiot,
Je prends la plume parce que la Nathalie et moi avons des choses à vous dire et nous avons peur d’en oublier la moitié si nous nous contentions de vous livrer ces souvenirs de vive-voix.
Comme tu le sais, je suis née avec le siècle, en 1901, dans un petit village normand. Ton papé, était né en 1895 dans le village où il a toujours vécu.
Mais pendant la Grande Guerre, comme tous les hommes, il est parti combattre. Ce n’était qu’un gamin, plus jeune que ton Christian et il voyait chaque jour d’autres gamins mourir à ses côtés ou être mutilés. De son village, sur les vingt-cinq hommes qui sont partis, seuls quatre en sont revenus entiers, et trois autres revinrent mutilés.
En janvier 1916, je devins sa marraine de guerre. Je ne sais pas si vous savez ce qu’étaient les marraines de guerre. Nous correspondions avec des soldats, leur envoyions des colis, quand on le pouvait, et puis des photos. Mon Pierrot se confiait, me parlait de ses peurs, de son chagrin de voir tant de morts autour de lui, il me parlait aussi du froid, de la pluie, de la faim, des horreurs plus ou moins grandes, mais permanentes.
De notre temps, un homme ne pleurait pas, ne se plaignait pas « comme une bonne-femme », c’est avec cette conviction que j’avais été dressée. Oui ! Dressée ! Comme on dresse un cabot à obéir ! Pourtant, plus je lisais ses lettres, plus je respectais cet homme et plus je l’encourageais à se confier.

En 1917, alors qu’il ne l’espérait plus, il obtint une permission de 48 heures à l’arrière. Quand il me l’apprit, je fis une chose incroyable, moi, la petite fermière, la jeune fille timide, docile, j’entrepris un long et chaotique voyage et le rencontrai pour la première fois.
Je n’oublierai jamais son sourire quand je le cherchais du regard dans cette salle remplie d’éclopés, d’hommes abrutis par l’alcool et la fatigue, par ces autres qui hurlaient dans leur sommeil et semblaient effrayés en se réveillant en sursaut, puis s’apercevant qu’ils avaient fait un cauchemar, se rendormaient, la tête posée sur leurs bras croisés devant eux. Mais je ne voyais que son sourire. Quand il vint à ma rencontre, il me dit que j’étais bien plus jolie que sur la photo, où j’étais pourtant déjà bien belle.
Ton papé était un beau parleur, mais je sais qu’à cet instant, il était sincère.
Au loin, on entendait le fracas de la guerre, mais nous étions ensemble, c’était tout ce qui comptait ! Je n’ai jamais compris comment il s’y était pris, mais il avait trouvé une petite chambre qu’il partageait avec le Toine, un jeune homme de son village, dont il m’avait parlé dans ses lettres.
Je n’avais jamais entendu l’accent provençal avant qu’il ne me parle, ça vous paraîtra sans doute étrange, mais nous avions du mal à nous comprendre quand nous nous parlions.
Il voulait savoir ce que pensaient mes parents de la visite que je lui rendais, je n’ai pas pu lui mentir. Je ne leur en avais pas parlé, parce que je savais qu’ils n’auraient jamais accepté que je me rende si près de la zone de combat, surtout pour y rencontrer un homme ! Prudente, j’avais pris avec moi toute ses lettres, tout ce qui aurait pu leur permettre de me retrouver et surtout de savoir avec quel homme j’allais passer ces 48 heures…
Je n’avais que 16 ans et lui déjà 22 !
Je vis son visage se fermer, son front se plisser, je ne voulais pas le chagriner. Non, je ne le voulais vraiment pas ! Alors, nous conclûmes cet accord, pendant les heures qui allaient suivre, nous ne parlerions ni de la guerre, ni de tout ce qui aurait pu nous contrarier, nous allions nous créer un univers rien qu’à nous, comme si le chaos du monde avait cessé d’exister. Il voulut « toper là » pour sceller notre accord. Mais je l’embrassai et lui demandai de m’aider à retirer ma robe, mes jupons, et ces kilos de tissus que je portais sur moi.
« Ma Rosalie, qu’il me dit, il ne le faut pas… je peux mourir à tout instant… il ne le faut pas… je ne veux pas être la cause de ton déshonneur ! »
« Quel déshonneur ? Tu m’épouseras à la fin de la guerre et s’il devait t’arriver malheur, personne ne saura jamais rien de notre rencontre ! Le déshonneur, serait que tu ne veuilles pas de ce corps que je t’offre, alors que tu n’as pas touché une femme depuis deux ans ! »
Par la suite, il me taquinait souvent, quand nous devions marchander, ou obtenir un petit passe-droit, il me disait « Ma Rosalie, c’est à toi de négocier, tu sais si bien le faire… »
C’est ainsi que je découvris l’amour… l’amour absolu, l’amour total, l’amour si puissant qu’il nous faisait oublier la guerre pourtant si proche…
Passées les premières heures, je me souvins du Toine qui aurait dû partager la chambre de mon Pierrot, je lui demandai où il allait dormir puisque j’occupais la chambre. Il me répondit qu’il s’était fait un petit nid dans une grange isolée et dont le toit n’était pas trop éventré.
Je n’ai pas pu supporter cette idée. Comment aurais-je pu être heureuse dans les bras de Pierrot, maintenant que je savais que son ami allait dormir comme dans les tranchées à cause de moi ? Ça aurait pu être notre première dispute… mais quand il me dit qu’une jeune fille respectable ne pouvait pas passer deux nuits avec deux hommes sans se couvrir de déshonneur, je lui répondis qu’à mon avis, je perdrais tout honneur, toute respectabilité si, par pur égoïsme, je laissais un jeune homme dormir dans de telles conditions alors qu’il combattait depuis deux ans dans les tranchées.
Mon Pierrot me demanda de l’attendre dans la chambre et partit à la recherche de son ami. Il valait mieux qu’on ne me voie pas trop traîner parmi ces hommes et ces prostituées. Pendant son absence, je me servis d’un drap et d’une corde à linge que j’avais trouvée dans un placard, sur le pallier, près des « commodités » pour séparer notre chambre en deux parties.
Quand ils arrivèrent, ils étaient épatés de mon petit bricolage. Le Toine me sourit, me tendit la main pour me saluer et mon Pierrot fit ce serment « Si on s’en sort vivants, je t’épouserais, ma Rosalie et le Toine sera notre témoin ! »
Mon Pierrot était un amant incroyable, le plus difficile était de ne pas trop faire de bruit, tout de même Toine dormait tout à côté, en plus, comme il n’y avait qu’un seul lit, nous avions fait un petit matelas en nous servant de l’édredon et de ma robe posée dessus, un simple drap nous séparait les uns de l’autre !
Quand je chuchotai à mon Pierrot de faire moins de bruit à cause du Toine qui dormait à côté de nous, celui-ci me demanda de ne pas me tracasser pour ça, que nous entendre batifoler le rendait heureux, lui faisait oublier la guerre, la mort…
J’ai passé deux jours merveilleux avec eux deux, ils me parlaient de leur village, je leur parlais du mien, nous oubliions la guerre, nous ne savions pas quand la guerre s’achèverait, mais ces deux jours leur ont donné l’envie d’y survivre, coûte que coûte.
Avec plus de difficultés que j’en avais eues à l’aller, je fis le voyage de retour, vers ma Normandie natale. Je savais que mes parents seraient mécontents de mon absence, j’étais l’aînée, je devais m’occuper de mes frères et sœurs, aider à la ferme et mon escapade avait sûrement été vécue comme une désertion.
Je n’ai pas oublié, après toutes ces années, le regard de ma mère quand elle me vit arriver. Ses yeux bleus étaient froids comme le métal, ils me lançaient des éclairs de colère froide, de mépris et de haine. Elle me demanda d’où je venais, ce que j’avais fait pendant ces cinq derniers jours, je lui racontai mon périple, en omettant certains détails. Je ne voulais pas qu’elle sache que j’avais perdu ma virginité, que j’avais passé deux jours dans la même chambre que deux hommes.
– Tu as abandonné ta famille, mis de côté tes devoirs pour aller faire la catin ? C’est ce que tu me dis ? As-tu pensé au déshonneur pour ta famille ? Sors d’ici, je ne veux plus entendre parler de toi !
Je la suppliai de me laisser au moins prendre quelques affaires, dire au revoir à mon père, à mes frères, à ma sœur. Je lui demandai de me pardonner, je lui parlai de la promesse de mariage, du sacrifice de ces jeunes hommes, de l’enfer dans lequel ils étaient plongés, mais elle fut inflexible. Je devais partir sur le champ, sans même être entrée dans la maison, sans pouvoir dire adieu à ma sœur, à mes frères, je ne devais plus jamais chercher à les joindre et m’estimer heureuse que mon père fût aux champs puisqu’il avait prévu de m’accueillir à coups de fusil. Quand je lui demandai où je pourrais aller, ce que j’allais devenir, elle eut cette réponse que je n’oublierai jamais non plus.
– Tu n’as qu’à aller te faire embaucher dans un bordel, tu y seras bien avec les filles de ton espèce ! Vas te vautrer dans la fange, tu n’es qu’une putain, une… fille à soldats !
Voilà donc ce que j’étais devenue à ses yeux ! De la gentille fille, marraine de guerre, j’étais devenue une fille à soldats, une prostituée ! Je sais que si j’avais été sa domestique, elle aurait mis plus de formes pour me congédier.
Je partis donc, sans me retourner, à pied, pour Paris. Je n’avais en tout et pour tout que ma mauvaise petite valise, la robe que je portais sur moi, mon manteau et quelques pièces dans ma poche.
En chemin, je vis le père Mathurin qui me demanda ce que je faisais sur les routes, voyant ma valise, il se tut et m’invita à monter à ses côtés sur la charrette. Il me laissa à Coutances, m’offrit de boire un canon à l’auberge. Arrivés dans la salle, il interpella la patronne, en lui demandant si elle pouvait faire attention à moi quelques jours. Quand il eut bu son verre, il se leva, me serra la main et sortit. Je ne revis plus jamais le père Mathurin.
Le service tirait à sa fin, la patronne vint à ma rencontre et me demanda ce qui m’amenait ici. Je lui racontai mon histoire, elle me demanda ce que je comptais faire. Je ne savais que répondre. Je pleurai, me demandant si je ne ferais pas mieux de mourir.
– Ce jeune homme était sérieux ?
– Oui !
Je ne pouvais pas imaginer le contraire, mon Pierrot ne m’aurait pas menti ! J’en étais sûre, mais était-il seulement toujours en vie ? Elle me conseilla de lui écrire une lettre lui expliquant ma situation depuis mon retour et d’attendre sa réponse. Ce que je fis. En attendant, elle me proposa de travailler pour elle, aider en cuisine, faire le ménage, la vaisselle, en échange du gîte, du couvert, et d’un tout petit pécule. Elle était seule puisque son mari était aussi parti au front.
La réponse de Pierrot arriva la semaine suivante, une lettre que je vous montrerais si vous le souhaitez. Il me dit d’aller dans son village, d’aller voir la Nathalie, qui serait prévenue et de l’y attendre. Au moins, je serais sous le soleil de sa Provence et il serait plus tranquille en me sachant là-bas.
Traverser la France, en pleine guerre, même si mon trajet ne passait pas par des zones de combats, était une chose compliquée. Mais quelques jours après avoir reçu la lettre de mon Pierrot, je quittai l’auberge et commençai mon voyage vers ma destinée.