Aux plaisirs discrets ~ Premier épisode – Hélène

Tout a commencé par un appel téléphonique « Allô, madame Duval ? » Nous n’en recevons plus sur la ligne fixe, hormis ceux des centres de télémarketing, mais dans ce cas, passées les quelques secondes silencieuses caractéristiques, la personne décline sa fausse identité après m’avoir saluée d’un énergique « Bonsoir, madame Duval ! »

Dans le ton de ce « Allô, madame Duval ? » il y avait un mélange d’interrogation incrédule et de crainte mêlée d’audace. Mon interlocutrice est restée silencieuse de longues secondes, a pris une profonde inspiration avant de raccrocher.

J’ai presque aussitôt oublié cet appel, cependant dans les jours qui ont suivi, j’ai eu l’impression d’être épiée. Cette sensation m’agaçait parce que je la jugeais sans fondement. Dix jours ont passé, sur le quai bondé du RER, je ne sais pas pourquoi je remarque cette jeune femme qui semble chercher quelqu’un du regard.

Le RER n’arrive toujours pas, la foule des voyageurs se fait plus compacte et me précipite à sa rencontre. C’est alors que je reconnais son souffle. Je plante mon regard dans le sien, je lui tends la main.

– Bonsoir, je suis madame Duval, vous aviez quelque chose de particulier à me demander ?

Le sang a fui son visage. J’ai craint un instant qu’elle ne s’évanouisse. Je tente un sourire engageant.

– On serait peut-être plus à l’aise à la terrasse d’un café ?

Hélène, cette jeune femme qui l’est moins que je ne l’avais cru sur le quai, cherche ses mots. Elle veut se donner du courage en buvant une gorgée de café, mais se ravise avant de se brûler la bouche. Elle semble concentrée sur le tourbillon noir dans sa petite tasse. Elle lève les yeux. J’espère que mon sourire est assez engageant.

Je pressens qu’elle va m’annoncer mon énième cocufiage et il me faudra, une fois encore, trouver les mots pour lui expliquer que je ne me sens pas propriétaire de mon mari, qu’il peut bien faire ce qu’il veut avec sa bite tant qu’il ne me rapporte pas de maladies. Elle prend une profonde inspiration.

– J’ai une petite fille de trois ans et demi qui réclame son papa.

Mon visage se fige, je le sens nettement, comme je sens nettement cette pointe qui me transperce le cœur. J’ai renversé mon café sur la table quand la tasse que je portais à ma bouche m’a échappé des mains. Mes lèvres forment le mot « Quoi ?! », mais aucun son ne sort de ma bouche.

Un enfant, cet enfant qu’il m’a toujours refusé, cet enfant dont j’avais fini par enfouir le désir, cet enfant qu’il n’était pas raisonnable, voire égoïste, de concevoir, cet enfant, il l’a fait avec cette femme qui éclate en sanglots devant moi.

Quand je reprends mes esprits, je voudrais être cinglante, trouver les mots blessants pour lui répondre que c’est son problème, mais les phrases n’ont pas le temps de se former dans mon esprit que je me trouve injuste. Ce n’est pas elle qui m’a trahie, c’est lui.

Le serveur a épongé la table et m’a apporté un autre café « avec un verre d’eau, s’il vous plaît ». Verre que j’ai bu d’un trait. Pourtant, ma bouche est sèche comme si j’avais croqué dans une poignée de prunelles.

– Il est au courant de votre démarche ?

– Non. Je crois qu’il m’en voudrait…

– Je confirme

– … mais il fallait que j’en parle avec vous… de femme à femme… pour trouver une solution… pour… Ma fille pleure… cherche à retenir son papa quand il rentre chez vous…

– Et vous ? Que voulez-vous au juste ? Que je le mette à la porte ? Que je lui dise « Je sais tout » ? Vous réalisez que si je le fais, il vous en voudra et risque de disparaître de votre vie ?

Ses larmes redoublent. Je pose ma main sur la sienne. La solution vient de m’apparaître aussi soudainement que le vent a chassé les nuages.

– Que faites-vous quand il vient vous voir ? Quand vous passez du temps ensemble, tous les trois ? Vous promenez-vous ? Allez-vous au restaurant ? Au ciné ?

– Non. Ni restaurant, ni ciné, mais on se promène, on va au parc et le soir venu, pour calmer la petite, on prépare le programme du dimanche suivant…

Je reçois ces mots comme une nouvelle paire de gifles. Tous ces repas dominicaux avalés à la hâte parce que ses amis l’attendent pour leur bridge hebdomadaire… c’était donc ça.

– Et quel est le programme pour dimanche prochain ?

– Une grande promenade du quai de la Mégisserie au marché aux oiseaux, pourquoi ?

– Parce que je vous y croiserai par le plus grand des hasards.

La première gorgée de café m’avait parue trop amère, mais les suivantes, bues après l’élaboration de ma machination, étaient tout simplement délicieuses. Nous nous sommes dit « Au revoir » en nous embrassant comme deux amies.

Le soir même, j’ai observé mon mari avec un étrange détachement. Je me suis étonnée de la brusquerie avec laquelle l’amour, l’estime que je portais à cet homme s’étaient éteints. Il ne s’est rendu compte de rien.

Sa surprise n’en a été que plus grande quand, le dimanche suivant, je les ai croisés. Sa fille sur ses épaules, émerveillée par tous les chants d’oiseaux, piaillait « Papa ! Oh, regarde, papa ! Papa ! Papa ! »

Il a posé la gamine à terre, a bredouillé quelques mots embarrassés et le soir venu a trouvé porte close, son barda sur le palier.

Dans mon malheur, je trouve un peu de réconfort à la pensée d’être l’unique propriétaire de l’appartement où nous vivons depuis notre rencontre. Il n’a donc aucun droit dessus. J’erre dans les pièces vidées de ses affaires, bien décidée à rattraper le temps perdu.