Daniel, ou la conspiration des chimères – Épisode 4

À la fin de l’été 2020, le premier tome d’une seconde trilogie consacrée à ce salaud de Sadorski avait paru. Daniel se demandait comment il allait en recevoir la lecture après une si longue absence et en cette année particulière. Il n’avait jamais aimé Sadorski, mais à chaque page qu’il tournait, cette ordure lui donnait un peu plus la nausée. Malgré tout, il peinait à refermer le roman. Sado exerçait sur lui une fascination faite de dégoût et de répulsion. Il lui était même arrivé de lancer le livre contre le mur de son salon de lecture en criant « Salaud ! » « Ordure ! » « Fumier ! » Aussi loin qu’il s’en souvenait, ça ne lui était jamais arrivé.

Il lui fallut plusieurs semaines avant de réaliser que cette espèce de nœud à l’estomac, pas vraiment un nœud en fait, plutôt une sensation de vide, de trou qu’il ressentait, n’était rien d’autre que la manifestation physique de l’absence d’Yvette. Elle avait déserté ses nuits et Daniel en incombait la faute à « La Gestapo Sadorski ». Pour conjurer ce mauvais sort, il avait relu la première trilogie, mais rien n’y avait fait. La pourriture Sadorski était parvenu à briser le charme ténu qui liait Daniel à Yvette. Il ne se souvenait même plus de l’odeur de ses cheveux, de sa peau, de la musique de ses éclats de rire. Il était parvenu à oublier la brûlure de ce manque quand, à l’été 2021 « L’inspecteur Sadorski libère Paris » avait fait son apparition dans la vitrine de son libraire attitré.

Léon Sadorski avait été trop loin dans l’abjection, aussi Daniel avait décidé de résister à l’envie de connaître la suite de l’histoire. Son libraire lui avait déjà signalé à plusieurs reprises que le roman était sorti. Daniel avait à chaque fois donné une vague excuse pour se justifier. À chaque fois, il en trouvait une nouvelle plus bidon que la précédente. Son libraire les écoutait, l’air suspicieux, il devait s’imaginer que son client l’avait acheté ailleurs, en ligne ou dans une grande enseigne et en paraissait déçu. Comment aurait-il pu lui expliquer les véritables raisons sans passer pour un dément ?

Daniel, qui avait toujours été un bon dormeur, connaissait désormais les affres de l’insomnie. S’enfermer dans son cabinet de lecture ne lui avait pas été d’un grand secours, il ne parvenait à se concentrer et il refusait de céder à la facile tentation d’ouvrir son bar pour se saouler en espérant trouver le sommeil grâce à l’ivresse. Alors, il restait allongé sur son lit, à garder les yeux ouverts dans l’obscurité, puis à fermer les paupières, à compter jusqu’à 100, à les rouvrir, les refermer et compter jusqu’à 200 et ainsi de suite. Une nuit, alors qu’il venait de compter jusqu’à 323, il s’était rappelé ce qui lui était arrivé la veille.

Un an plus tôt, il s’était présenté au secrétariat de son ophtalmologue, le masque réglementaire sur le visage, il lui avait fallu montrer patte blanche en présentant un test PCR négatif. En le voyant entrer, la secrétaire, masquée elle aussi, avait refermé le livre qu’elle lisait. Par-dessus le guichet, Daniel avait sursauté en remarquant qu’il s’agissait du dernier Sadorski. Il avait alors engagé la conversation, un peu surpris mais ravi que cette femme dont il ne pouvait estimer l’âge puisse en avoir une analyse aussi pertinente.

Cette année, toujours masquée, elle l’avait joyeusement salué et lui avait demandé son avis sur l’opus paru deux mois plus tôt. Un peu honteux, il lui avait répondu qu’il ne l’avait même pas acheté. Il était quand même soulagé d’avoir pu lui expliquer que Sadorski l’avait rendu malade de dégoût à la lecture de « La Gestapo Sadorski », si une personne pouvait le comprendre, c’était bien elle.

Après sa consultation, alors qu’il venait la régler, la secrétaire avait ouvert son tiroir et lui avait remis son exemplaire de « L’inspecteur Sadorski libère Paris ». Il avait voulu refuser, elle avait insisté. « La sortie du prochain tome n’est pas prévue avant 2023, de quoi pourrions-nous donc parler l’année prochaine ? » Elle avait baissé les yeux, Daniel se demandait si elle avait rougi. « Vous êtes le seul patient avec qui j’ai pu parler de mes lectures, de mon goût pour l’histoire et les polars. Je m’étais fait une telle joie en notant votre rendez-vous… » Il n’avait pu s’empêcher de rire, avait pris le livre. « Je ne suis pas homme à résister à un tel compliment ».

Il comptait encore en pensant à tout ça. Il se sentait comme un petit bateau de papier au milieu d’un océan agité de mille contradictions. Toutefois, une certitude en émergeait, comme une évidence, lire ce roman annihilerait à tout jamais l’espoir de sentir à nouveau Yvette à ses côtés. Il venait juste de s’endormir quand une petite voix lui chuchota « Arrête de jouer les nigauds, tu sais bien que ça n’a rien à voir ! »

Cinquième et dernier épisode