Le cahier à fermoir – Samedi 1er septembre 1945

Hier matin, madame Meunier est venue pour sa dernière visite. Ça fait déjà plusieurs jours qu’elles n’étaient plus nécessaires, mais nous aimions partager ces quelques heures ensemble. J’ai enfin eu le cran de lui poser les questions qui me taraudaient. À la première « Quand pourrais-je reprendre une vie intime avec Jean-Baptiste ? », elle m’a répondu « Il n’y a pas de règle en la matière, ton corps n’a pas souffert de l’accouchement, alors dès que tu en ressentiras l’envie, le moment sera venu ». J’ai tordu le nez, elle m’a demandé pourquoi. Je me suis trouvée toute bête, j’ai regardé mes pieds en marmonnant « Si j’avais su… » J’ai senti qu’elle souriait. Je l’ai regardée droit dans les yeux pour lui poser l’autre question.

– Comment faire pour ne pas retomber enceinte ? Je vous fais confiance pour ne pas me répondre que quand on allaite, il n’y a pas de risque… C’est de la foutaise, cette histoire !

– Mon mari ne t’a donc pas prodigué son merveilleux conseil ?

Elle a levé les yeux au ciel et elle a singé son époux.

– Il suffit de s’astreindre à ne faire la chose que dans le lit conjugal.

L’image et la voix du docteur Meunier se sont imposées à moi quand, après une courte pause, elle a conclu par « En veillant toutefois à faire chambre à part ! » J’ai éclaté de rire.

– Quel idiot ! Ça ne m’étonne pas de lui !

– Ça fera bientôt trente-cinq ans que je supporte ses idioties, Louise. Je te souhaite de connaître autant de bonheur, de partager autant de joies et d’éclats de rire avec Jean-Baptiste. Une petite voix me souffle que c’est bien parti pour… Plus sérieusement, la méthode la plus efficace est d’utiliser une capote anglaise, mais encore faut-il s’en procurer, si Jean-Baptiste n’y parvient pas, fais-le-moi savoir, entre-temps je tâcherai de voir avec mes relations s’il ne leur en reste pas. Sinon, il reste la méthode du retrait, mais elle est plus aléatoire en outre, je la trouve très insatisfaisante, si je puis me laisser aller à cette confidence.

Madame Meunier partie, plus l’heure avançait, c’est-à-dire plus le retour de Jean-Baptiste approchait, plus Albertine piaffait d’impatience. Martial dormait paisiblement dans son berceau quand j’ai entendu la clé tourner dans la serrure.

– Tu es en avance, non ?

– Si peu, si peu…

Jean-Baptiste m’a raconté comment, dès le milieu de l’après-midi, Albert s’est mis à le tourmenter. Il s’amusait de ma mine surprise, mais quand je lui ai dit « Je suis sûre que ça a commencé vers les 14 h 45 », ça lui a bien cloué le bec à monsieur Jean-Baptiste le moqueur ! Figure-toi, mon cher journal qu’il regardait sa montre quand Albert a commencé à faire des siennes et c’est précisément l’heure à laquelle Albertine s’est mise à s’impatienter !

Je lui ai raconté la visite de madame Meunier et les conseils qu’elle m’a donnés. Une chance, Jean-Baptiste sait où se procurer une capote anglaise, mais pour l’heure, il nous a fallu faire sans. Le berceau de Martial est installé dans notre chambre, alors les retrouvailles entre Albert et Albertine ont eu lieu dans sa future chambre. Je ne sais pas si c’est un ange ou un démon qui nous a incités à ne pas séparer les deux lits et à laisser la chambre dans l’état où elle se trouvait avant notre mariage, quoi qu’il en soit, ça arrangeait bien nos affaires !

Albertine était si impatiente de retrouver son Albert qu’elle s’agaçait presque des caresses de Jean-Baptiste. De son côté, Albert était si impatient de retrouver son Albertine qu’il cherchait à se dérober aux miennes. Nous avons donc dû céder à leurs exigences.

Je ne sais pas si Albert s’est étoffé depuis mon accouchement ou bien si Albertine est devenue plus étroite ou tout simplement si mon corps avait oublié cette sensation, mais jamais je n’ai ressenti avec autant de précision tous les reliefs d’Albert. Que c’est bon, bon sang, que c’est bon !

Je regardais Jean-Baptiste droit dans les yeux, que j’aime son visage ! Il s’est penché vers moi pour m’embrasser. Son torse contre ma poitrine m’a fait sursauter, une espèce de douleur pas très vive, mais douleur quand même. Jean-Baptiste l’a remarqué, un voile de repentir a recouvert son visage. Je ne veux pas lui voir cet air-là en général, et à ce moment précis encore moins. Je lui ai demandé de s’allonger sur le dos.

J’ai refusé de céder aux jérémiades d’Albertine qui se plaignait à l’avance de l’absence de son Albert. Quand Jean-Baptiste s’est allongé, je l’ai chevauché. J’adore les frissons qui parcourent ma colonne vertébrale quand il m’appelle sa divine amazone. J’ai demandé à Albert s’il était prêt. D’après Jean-Baptiste, c’était une question purement rhétorique (il a fallu que je cherche le mot dans le dictionnaire pour pouvoir l’écrire). Il m’a expliqué ce que ça veut dire et je dois reconnaître qu’il avait raison puisque, en effet, Albert était fin prêt et qu’aucun doute ne m’était permis à ce sujet.

Albertine a pris tout son temps pour s’empaler, millimètre par millimètre, sur Albert. Elle voulait prendre tout son temps pour mieux profiter des reliefs de son Albert adoré. D’ailleurs, Albert ne s’en plaignait pas, loin de là ! J’ai voulu râler un peu parce que Jean-Baptiste n’avait d’yeux que pour mes nichons, mais je n’ai pas pu. Déjà, Albertine était trop heureuse pour m’y autoriser et surtout, je me suis rendu compte que j’aime vraiment le regard qu’il pose sur mon corps.

Je me cambrais, Albertine allait et venait le long d’Albert, le plus souvent lentement, parfois plus vite. Jean-Baptiste fermait les yeux, faisant confiance à ses mains pour redécouvrir mon corps. Il souriait et quand il rouvrait ses yeux, il m’arrivait de fermer les miens pour redécouvrir son corps sous mes caresses. Nous profitions de ce moment apaisé. Je retrouvais le plaisir de me cambrer, de me pencher vers son corps sans être gênée par mon ventre. Et toujours, toujours, le regard émerveillé de Jean-Baptiste sur mes seins.

Nous faisions le moins de bruit possible, pourtant Martial s’est mis à pleurer dans son berceau. Ce n’était pas encore l’heure de la tétée, cependant j’ai eu une montée de lait. Jean-Baptiste s’est levé après m’avoir délicatement soulevée pour arracher Albert à l’étreinte d’Albertine.

– Je m’en occupe, reste là

Nous devons être les plus mauvais parents du monde, parce que Jean-Baptiste est allé voir son fils, j’entendais le son de sa voix sans distinguer les mots. Il m’a rejointe dans la chambre, mais au lieu de tenir Martial dans ses bras, il est arrivé avec le gramophone et deux disques. Le boléro de Ravel. Les premières notes ont couvert les pleurs de notre bébé, mais ceux-ci ont cessé rapidement.

Jean-Baptiste a attendu la fin de la face, il a fait rejouer le disque et Albert s’est fait géographe. Comment pourrais-je décrire le frisson qui faisait pétiller ma peau quand Albert allait et venait, en rythme, le long de mon corps ? Jean-Baptiste chantonnait la mélodie à mi-voix. Je ne saurais dire à quel moment ma voix a rejoint la sienne.

Quand Albert a atteint la vallée des délices (au début de la deuxième face du disque), mes mains ont rapproché les deux monts pour que les doigts de Jean-Baptiste puissent faire patienter Albertine. J’avais compris, elle avait compris qu’il lui faudrait attendre le début de l’autre disque pour qu’Albert vienne la visiter, l’honorer à son tour.

L’harmonie entre nous cinq était parfaite. Si tu me demandais, mon cher journal, desquels cinq je parle, je te répondrais qu’il s’agit de Louise, Jean-Baptiste, Albertine, Albert et la musique, parce que je t’assure que la musique jouait un rôle essentiel dans ces retrouvailles.

La musique s’est arrêtée. Jean-Baptiste a extirpé Albert de la vallée des délices, il a mis l’autre disque sous l’aiguille du gramophone. Albert a plongé dans Albertine avec la même lascivité devenant fougue que la musique. D’un battement de cils, j’ai donné l’autorisation à Jean-Baptiste de goûter aux gouttes de lait qui perlaient sur mes mamelons. J’avais deviné son envie à sa façon de pincer ses jolies lèvres comme s’il voulait interdire à sa langue de sortir.

Dans le gramophone, l’orchestre s’étoffait, il jouait les notes de façon plus puissante, plus affirmée (oserais-je écrire « plus martiale » ?). Nous nous déchaînions, fougueux comme quand le vent soulève la mer et que la marée fracasse les vagues contre les rochers. Nos voix, toujours à l’unisson, accompagnaient le mouvement. Mes yeux plongeaient dans le regard de Jean-Baptiste, j’y ai vu l’océan de notre amour sincère.

Le plaisir d’Albert a explosé vers les toutes dernières notes, précédant de peu celui d’Albertine. J’aime et je sais que j’aimerai jusqu’à mon dernier souffle le goût des baisers de Jean-Baptiste quand Albertine palpite encore autour d’Albert, tout comme elle, repu de plaisir.

Il a ri comme j’aime tant l’entendre rire quand je lui ai dit que faire l’amour avec lui me fait oublier la faim, mais qu’ensuite elle se rappelle à moi avec une force accrue. Nous venions de nous rhabiller (à la maison, Jean-Baptiste porte toujours son short colonial qui met ses jambes en valeur) et nous nous dirigions vers la cuisine. Il m’a prise dans ses bras.

– Ne le dis pas trop fort, sinon Albert sera tout dépité quand le rationnement ne sera plus qu’un mauvais souvenir !


L
a ration D était une ration alimentaire de l’armée américaine composée de trois barres chocolatées.

Nous avons ri et grignoté du chocolat (Jean-Baptiste se débrouille toujours pour dégotter des rations D et les sortir comme par miracle au moment le plus opportun). Il m’a raconté sa journée, je lui ai raconté la mienne. Nous avons parlé du retour de la petite Marcelle, dimanche matin, de la joie de les revoir, elle et Marie-Jeanne et bien sûr de la Fête de l’Huma qui se tiendra à Vincennes. La perspective du plus grand bal de l’année sur sa piste de danse de 500 m2 est des plus alléchantes. Marcelle (la grande) sera accompagnée de son Xavier, je ne l’ai pas tellement vu danser lors de notre mariage, j’espère qu’il en sera tout autrement dimanche. Martial a de nouveau pleuré. Cette fois-ci, Jean-Baptiste est allé le chercher parce qu’il était l’heure de la tétée.

Je pose la plume, Albertine veut que je fasse savoir à Jean-Baptiste qu’elle écouterait bien à nouveau l’œuvre de monsieur Ravel en compagnie d’Albert.

Vendredi 7 septembre (fin du cahier)