Le cahier à fermoir – Lundi 27 août 1945

Quelle aventure, mon cher journal, quelle aventure ! Malgré les conseils de prudence que je subis depuis la naissance de Martial, j’ai décidé de ne pas attendre plus longtemps et d’aller me promener avec lui. Je marchais dans les rues, en poussant le landau avec l’arrogance d’une reine-mère offrant sa progéniture à la vue de ses sujets.

Je ne suis pas allée au parc de Vaugirard, parce que j’avais une autre idée en tête. Arrivée au parc Monceau, j’ai punaisé un petit mot près du platane à l’attention d’Eugénie (elle connaît la combine) pour l’informer de la naissance de Martial. Je me suis assise quelques minutes, je dois reconnaître que j’avais les jambes en coton. j’ai jugé plus sage de ne pas présumer davantage de mes forces, je suis donc rentrée à la maison juste à temps pour combler l’appétit de mon petit ogre.

Je venais de le coucher quand on a sonné à la porte. J’ai failli tourner de l’œil en découvrant, sur le palier, la mère Mougin furibonde. Elle ne m’a pas laissé d’autre choix que de la faire entrer. Elle agitait le petit mot pour Eugénie.

– Qu’est-ce qui t’a pris de laisser ton adresse au vu et au su de tous ?! Aurais-tu perdu l’esprit ?! Si au lieu de moi, ça avait été un maniaque qui t’avait vue le punaiser, hein ? Y as-tu seulement pensé ? Qu’aurais-tu fait, face à lui ? Je croyais que tu avais la tête sur les épaules, du plomb dans la cervelle, mais non, tu te comportes comme la dernière des idiotes ! Tu me déçois, Louise, tu me déçois !

Je restais là, à bredouiller… qu’aurais-je pu répondre à sa tirade pleine de bon sens ?

– Je ne vois qu’une seule raison à ce manque de clairvoyance, c’est une carence en phosphore. C’est pourquoi, je suis venue t’apporter ce remède, en espérant qu’il soit efficace.

Une large tranche de son fameux pâté de poisson ! Quand j’étais bonne à tout faire, elle en préparait chaque semaine avec les restes du poisson du vendredi. Elle le gardait au frais, c’était notre petite gourmandise, la seule qu’elle nous autorisait. Je sais qu’elle appréciait de me voir m’en régaler parce que j’étais la seule, à part elle, à le trouver délicieux. Je l’ai prise dans mes bras, elle a fait semblant de bougonner, mais sans grande conviction.

Elle a demandé à voir le bébé « pour m’assurer que tu le nourris correctement ». Dans la pénombre de la chambre, elle a regardé Martial. Elle a enfin abandonné son air revêche et nous a fait le plus beau des sourires avant de sortir sur la pointe des pieds. « Laissons-le dormir, ton petit prince ! »

Ça m’a fait tout drôle de papoter avec la mère Mougin dans mon salon, parce que les rares fois où ça nous était arrivé quand je travaillais sous ses ordres, c’était dans la cuisine des patrons. Elle voulait tout savoir de ma vie après mon départ.

– C’est parce que tu étais enceinte que tu as quitté ta place auprès de nous ? De ce que j’ai pu apprendre, tu n’es pas entrée à l’école des infirmières de la Croix-Rouge…

– Non, ce n’est pas pour ça ! Je n’ai pas menti, je devais vraiment devenir infirmière. J’ai appris ma grossesse le jour où Marcelle est venue me chercher… Vous vous en souvenez ?

– Oui, je m’en rappelle très bien. À ton retour, le lendemain, tu m’as dit que tu étais restée au chevet d’une certaine… euh…

– Henriette

– Oui, Henriette qui avait eu besoin de ton sang. Elle avait eu un accident, me semble-t-il…

Son regard est devenu suspicieux. Enfin, pas vraiment suspicieux, il signifiait plutôt « je me doute de la nature de cet accident », mais fort étrangement, je n’y ai lu aucun reproche.

– Je me suis évanouie pendant la transfusion et à mon réveil un docteur m’a appris mon état. Je ne sais pas pourquoi l’infirmière Suzanne était là. Elle a dit que je n’étais pas digne de la Croix-Rouge…

– Comment ça « pas digne » ?!

– Je suppose que c’est à cause de mes fréquentations, du genre d’accident qui avait mené Henriette aux urgences, de mon état et de la couleur de la peau de l’homme qui en était responsable…

J’ai cru que la mère Mougin allait s’étouffer de colère, de rage. J’ai été drôlement surprise, je la pensais bien plus à cheval sur la morale et les bonnes mœurs.

– Quand j’ai rendu mon insigne et ma sacoche, je ne me suis pas gênée pour dire à l’infirmière Suzanne ce que j’avais sur le cœur. « N’allez pas vous imaginer que vous me congédiez, sachez que c’est moi qui refuse d’offrir mon temps, ma patience et mon savoir à une organisation soi-disant charitable, mais qui est incapable de la moindre compassion envers des personnes dans la détresse. Votre attitude de l’autre jour m’a ouvert les yeux. Je vous en remercie. Mon temps est trop précieux pour que je le perde avec des hypocrites dans votre genre ! » Elle était estomaquée. J’ai tourné les talons et je suis rentrée à la maison. Le lendemain, j’emménageais dans la chambre d’Henriette.

Pendant cette tirade, la mère Mougin s’est exclamée à deux reprises « Bien dit ! » Elle prenait ma défense avec la hargne d’une louve défendant son louveteau. Elle m’a demandé comment il se fait que j’habite dans un si bel appartement. Je lui ai raconté cette soirée du 22 décembre, ma rencontre avec le docteur Meunier qui a changé le cours de ma vie, de son ami et patient monsieur Dubois. Elle ponctuait mon récit de « Ça ne m’étonne pas de toi ! » comme autant de compliments.

– Maintenant, c’est à votre tour de me raconter ce que devient la maison depuis mon départ !

Son visage s’est rembruni. Elle a pris une profonde inspiration, comme si elle était surprise de la tournure des événements, surprise de ma question. Je ne sais pas ce qui m’a pris, mais il m’est apparu comme une évidence qu’un petit verre de liqueur l’aiderait à délier sa langue. Je me suis levée et lui ai offert du vin de Madère, une bouteille qui faisait partie du panier de douceurs offert par monsieur Dubois à l’occasion de la naissance de Martial. D’abord un peu réticente, la mère Mougin en a bu une toute petite gorgée. Elle a fait claquer sa langue. « Mais c’est sacrément meilleur que le vin cuit ! » Elle a souri et a commencé son récit.

– Ton aide précieuse me fait bien défaut, Louise. J’ai du mal à m’en sortir avec Jeanneton, mais ça doit être ma pénitence pour l’avoir imposée aux patrons dans une période aussi délicate que celle que nous traversions. Comme tu as pu le constater, Jeanneton est un peu… comment dire ? Simple d’esprit. Et si ce n’était que ça…

Martial s’est agité, il a commencé à pleurer. J’ai regardé l’horloge, surprise que le temps ait passé si vite. Ce n’était pas l’heure de la tétée, il avait dû faire un mauvais rêve. Il n’empêche que ses pleurs m’ont provoqué une montée de lait fort désagréable. La mère Mougin a sauté sur l’occasion pour se lever et aller le voir dans sa chambre.

Elle est revenue, le tenant dans ses bras et le berçant avec une douceur dont je l’aurais crue incapable. En matière de soins à apporter aux tout-petits, il y a deux écoles. Celle qui prône « Laisse-le pleurer, ça lui fait les poumons » et l’autre qui tout au contraire affirme que les câlins rassurent les bébés et les aident à grandir sainement. J’aurais parié que la mère Mougin était adepte de la première et je me trompais du tout au tout ! Sa voix si douce, ses gestes si tendres et la mélancolie de son regard me broyaient le cœur. Comment ai-je pu me méprendre autant sur son compte ?

Comme si tous les dieux s’étaient ligués contre ma curiosité, la sonnette a retenti. Henriette est arrivée. Je l’ai présentée à la mère Mougin. J’ai eu du mal à me retenir de rigoler quand…

– Madame Mougin, je vous présente mon amie Henriette. Henriette, je te présente madame Mougin…

– Euphrasie, tu peux m’appeler par mon prénom, Euphrasie

Euphrasie ! Tu te rends compte ?! La mère Mougin s’appelle Euphrasie ! Henriette ne semblait pas si interloquée que ça, mais moi j’avais du mal à garder mon sérieux. Euphrasie… !

– J’ai une tante qui s’appelle Euphrasie ! Je croyais que c’était un prénom en usage que dans le village de mes parents…

Et là, patatras ! J’apprends que la mère Mougin et Henriette sont toutes les deux originaires de Franche-Comté ! Et que je te parle du pays, et que j’évoque des villes (dont j’ignorais jusqu’au nom), des traditions et que je m’émerveille de la gastronomie franc-comtoise… Avec tous leurs bavardages, il était l’heure pour Martial de boire mon bon lait normand. Henriette en a profité pour montrer à Euphrasie la dentelle qui est presque finie.

Je changeais la couche du petit quand Henriette a décidé de nous laisser tous les trois, Martial, la mère Mougin (Euphrasie) et moi. En fait, elle était venue me prévenir qu’elle s’absentait jusqu’à lundi en huit avec son Maurice. Elle m’en dira plus à son retour.

Henriette partie, Martial endormi dans son berceau, je voulais demander à la mère Mougin de poursuivre son récit, mais je la sentais comme en équilibre sur un fil. Elle pouvait tout aussi bien refuser, en me disant qu’il était trop tard, comme accepter de se laisser aller à des confidences. J’ai décidé de donner un petit coup de pouce au destin pour qu’il fasse pencher la mère Mougin vers le choix qui avait ma préférence en lui servant un autre petit verre de vin de Madère.

– Vous me disiez donc que Jeanneton…

Madame Mougin a souri.

– Tu ne capitules pas facilement, Louise ! Comme tu as pu le remarquer, Jeanneton est simple d’esprit. Tu as l’air étonnée, tu ne t’en souvenais pas ?

– Je ne me souviens pas d’elle comme ça, mais ceci explique cela… Pour moi, Jeanneton était une tire-au-flanc, qui profitait d’être votre nièce, donc intouchable et je trouvais que son regard en coin reflétait sa fourberie. Maintenant que vous me dites qu’elle est simplette, je comprends mieux pourquoi je devais toujours lui montrer comment effectuer certaines tâches, je croyais que c’était une ruse pour me faire faire la moitié du boulot…

– Une ruse ?! Si seulement elle en était capable… Sa lenteur et sa maladresse ne sont pas les seuls problèmes que je rencontre avec elle. Elle vole tout ce qui lui est possible de voler, pas par vice, non, non, par manie. Je dois souvent aller récupérer dans sa chambre ce qu’elle a dérobé plus tôt. Si je te parle de manie plutôt que de vice, c’est qu’elle ne prend même pas la peine de cacher son butin. Elle le met dans la poche de sa blouse ou le pose sur sa commode. Elle ne s’aperçoit même pas que les objets retrouvent leur place habituelle. Mais que de tracas pour moi !

– Mais alors pourquoi êtes-vous allée la chercher ? À ce moment, je n’envisageais pas de partir !

– En es-tu bien certaine ? Je n’ai pas vu venir cette histoire de Croix-Rouge, mais j’avais bien remarqué que tu n’étais plus la petite Louise que j’avais connue, la jeune fille timide que j’avais embauchée. Je te voyais devenir femme et une foule de petits détails m’avertissaient que non seulement tu étais amoureuse, mais surtout et avant tout que cet amour était payé de retour. Comment aurait-il pu en être autrement ? Une jeune femme, belle comme un cœur, courageuse à la tâche, vive d’esprit et curieuse d’apprendre, quel homme pourrait résister à ton charme ? Je te houspillais parce que je voyais en toi la fille que j’aurais aimée avoir, je voulais te protéger, même si je m’y prenais mal. Quand j’ai compris que ce ne serait qu’une question de temps, quelques mois tout au plus, voire quelques semaines avant que tu ne nous donnes ton congé, je me suis résolue à te trouver une remplaçante. J’aurais voulu avoir le temps de faire un choix raisonnable, mais ma sœur m’a demandé de lui rendre ce service. Je ne connaissais pas Jeanneton, je ne l’avais vue qu’à quelques reprises, aux grandes occasions, la dernière fois, elle n’avait pas dix ans. Je la savais un peu lente, mais de là à m’imaginer… Je ne pouvais pas refuser ça à ma sœur… Je n’ai pas eu la chance d’être mère, elle a eu la malchance de l’avoir été trop souvent… Pour finir par Jeanneton, née trop tôt. On ne donnait pas cher de sa survie, tu sais quand elle est venue au monde.

– C’est par pitié que vous avez accepté ?

– Si tu savais… Ma sœur a été présente à mes côtés quand la réalité a brisé tous mes rêves, quand mes illusions ont disparu comme une maison s’écroule sous les bombardements…

– Quand votre mari est mort ?

La mère Mougin s’est servi un verre qu’elle a bu d’un trait. D’une voix étranglée par les sanglots, elle m’a dit qu’elle aurait bien besoin de quelque chose de plus fort. Je me doutais que les détails de la mort de son mari ne me seraient pas épargnés, mais je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même. J’avais ouvert la porte de son passé à grands coups d’épaule, il m’était devenu impossible de la refermer. Troublée, je lui ai servi du Calvados (la cuvée spéciale de papa) dans un verre à eau. Elle a éclaté de rire.

– Je vais être dans un bel état pour rentrer ! Une chance que les patrons et la petite Eugénie soient encore dans leur domaine tourangeau et que Jeanneton passe quelques jours en famille, c’est que j’ai une réputation de sérieux et de sobriété à tenir, Louise !

Elle a bu une bonne rasade. Je ne sais pas si elle s’est éclairci la voix ou si l’alcool lui a brûlé le gosier. Sans doute un peu des deux.

– Je me suis fiancée, je devrais dire Auguste et moi avons été fiancés en juin 14. Le mariage aurait dû être célébré l’année suivante, mais… tu connais la suite… Je n’ai pas choisi mon mari, pas plus qu’il ne m’avait choisie. C’était un accord entre nos deux familles, une décision pour laquelle nous n’avons pas eu notre mot à dire. Pourtant, dès que je l’ai vu, je suis tombée sous son charme. Les années passant, je l’aimais sincèrement. Il était bel homme et n’avait aucune des manières rustres des hommes de mon village. Ses manières, son langage, sa façon de se vêtir, ses chaussures fines toujours bien cirées, tout en lui était délicat, élégant. Il était horloger à Besançon. Je me souviens du tournis que j’ai ressenti à mon arrivée dans ce qui me semblait être une ville gigantesque. Nous nous sommes écrit pendant toute la durée de la guerre. J’attendais ses lettres avec impatience, il m’écrivait que les miennes le réconfortaient. La guerre finie, la noce a pu avoir lieu. J’ai découvert Besançon le jour même.

Elle a bu une autre rasade. Son regard était lointain, comme si elle regardait le film de sa vie sur le mur derrière moi, comme si elle avait besoin d’oublier ma présence pour se parler à elle-même.

– La nuit de noces n’a pas tenu ses promesses. Auguste se lamentait « Je n’y arrive pas… Je n’y arrive pas… Je n’y arriverai jamais ». J’avais entendu tellement d’horreurs, j’avais vu tant d’hommes mutilés, je comprenais que des images hideuses revenaient le hanter. Je le rassurais, rien ne pressait, je saurais attendre le temps nécessaire. Ses nuits étaient peuplées de cauchemars. Il se réveillait en hurlant et, loin de le calmer, mes caresses semblaient le brûler. Nous avons jugé plus raisonnable de faire chambre à part.

Elle allait boire une nouvelle gorgée, mais en voyant qu’il était à demi vide, elle s’est ravisée, se contentant de faire tourner le calvados dans son verre. Son regard s’est noyé dans le tourbillon ambré que son geste avait fait naître.

– Chaque jour qui passait me voyait plus amoureuse d’Auguste. Plus nos corps s’éloignaient, plus nos âmes devenaient sœurs. J’étais heureuse à ses côtés. Chaque jour, il m’offrait un beau bouquet de fleurs. Il me trouvait bonne cuisinière et m’encourageait à cuisiner « comme un peintre compose un tableau ». Il me parlait de sa passion pour son métier, de la délicatesse des engrenages, de son émerveillement quand il les assemblait. Il m’en parlait avec des mots troublants, sensuels. Hélas, après quelques mois, il est redevenu taciturne. Je le pressais de questions auxquelles il a fini par répondre. Besançon était peuplé de fantômes. Telle rue lui rappelait tel camarade d’école, telle autre, un autre encore. Quand il croisait qui une mère en deuil, qui une veuve, il éprouvait la honte d’être revenu vivant et indemne de ces quatre années de guerre.

Elle serrait son verre avec tant de force, je craignais qu’il ne se brise entre ses doigts crispés.

– En mai 1920, Auguste a reçu une lettre de son ami Claude avec lequel il correspondait depuis leur retour à la vie civile. Auguste s’isolait toujours pour les lire. Il ressortait de sa chambre les yeux embués, je me doutais qu’elles évoquaient toutes ces horreurs qu’ils avaient endurées ensemble sur les champs de bataille. Je n’ai jamais cherché à les lire, j’attendais qu’il me juge assez forte pour le faire. Pourtant, c’est un tout autre homme qui est sorti de sa chambre, ce jour-là. Je ne l’avais jamais vu aussi enjoué. Son ami Claude, bijoutier, lui proposait de s’associer avec lui. « Serais-tu d’accord si je te proposais de nous installer à Lyon ? » Comme tu le sais, en la matière, nous n’avons pas notre mot à dire, alors imagine-toi ce qu’il en était en 1920 ! Que je le veuille ou non, Auguste pouvait décider de faire notre vie à Lyon et je me devais de le suivre, pourtant, il m’a demandé mon avis. J’ai pesé le pour et le contre, mais ça ne m’a pas pris plus d’une minute ou deux. L’aventure me tentait et surtout, Auguste semblait renaître à la vie à cette perspective. Quand je lui ai dit que je trouvais que c’était une bonne idée, il m’a enlacée et a couvert mes joues, mes mains de baisers. Il ne s’était jamais montré aussi tendre avec moi.

Une goutte de Calvados sur le dos de sa main lui a fait prendre conscience de ses gestes un peu brusques. Elle a posé son verre, comme à regret. Elle avait besoin de serrer ses doigts sur quelque chose, comme pour se donner du courage. Je l’ai compris quand ses doigts se sont crispés sur la broche qui fermait son col.

– Les semaines suivantes ont filé à toute vitesse. Dans sa hâte, Auguste aurait pu brader son affaire, mais je veillais au grain. Il m’a longtemps taquinée à ce sujet, faisant semblant de me reprocher mon âpreté au gain. C’était un jeu et je n’en étais pas dupe. Je le déchargeais de ces soucis administratifs et financiers, il m’en a toujours été reconnaissant. L’automne s’annonçait quand nous sommes arrivés à Lyon. J’ai tout de suite reconnu Claude. Auguste n’avait gardé aucune photo, aucune babiole de la guerre, pourtant je n’aurais pas pu me tromper. Ils se ressemblaient tant ! Certes, Claude était plus charpenté, un solide gaillard, mais quelque chose dans son regard, dans le sourire qu’il m’a adressé à la descente du train… Non, je n’aurais jamais pu me tromper. Je les entendais rire, je les regardais dans les bras l’un de l’autre, chaque accolade finie, ils s’en donnaient une autre. Claude m’a regardée. Il m’a prise par le bras pour que je me joigne à leurs effusions.

Un sourire empreint de nostalgie est apparu sur son visage. Ses doigts ont quitté sa broche. Elle a croisé les mains sur sa poitrine.

– Nos malles nous avaient précédés de quelques jours ainsi qu’une bonne partie de nos meubles. Claude nous a fait visiter l’appartement où nous logerions, au-dessous du sien, mais au-dessus de la boutique où le mot « horloger » avait été fraîchement rajouté sur la vitrine, accolé au mot « bijoutier ». Je partageais leur joie sans en avoir compris la raison.

Elle a bu une petite gorgée, a respiré un grand coup avant de reprendre son récit.

– Claude était vraiment charmant avec moi. Il me répétait souvent qu’il ne saurait jamais comment me remercier de tout le bonheur que je lui offrais. Il n’était jamais avare de compliment. Je l’aimais beaucoup et mes sentiments n’ont pas changé quand, au bout de quelques jours, j’ai compris la raison de sa reconnaissance. Si ma vie avait été un vaudeville, je les aurais surpris dans une position embarrassante, mais la vie n’est jamais un vaudeville. J’ai compris très vite, quelques jours tout au plus, la nature des liens qui les unissaient l’un à l’autre. Nous n’avons prononcé aucun mot, mais ils ont su que j’avais compris et que d’une certaine façon, je me résignais à accepter la situation.

J’ai senti que mes yeux s’ouvraient comme des soucoupes, la surprise m’empêchait de refermer ma bouche. Elle a pouffé en me voyant ainsi, comme un poisson sorti de l’eau.

– J’ai dû faire à peu près la même tête que toi, Louise ! Comment aurais-je pu imaginer que deux anciens combattants de la grande guerre, médaillés pour leur courage face à l’ennemi, pas efféminés pour un sou pouvaient être de ce bord-là ? J’aurais pu me sentir trahie, mais comme je te l’ai dit Auguste ne m’avait pas plus choisie que je ne l’avais choisi. Il ne m’a jamais parlé d’amour, ni fait de belles promesses… J’étais amoureuse de lui, mais je ne pouvais m’en prendre qu’à moi-même, si je puis dire. Nous avons vécu ainsi presque trois ans, mais plus le temps passait, plus je me sentais devenir désagréable. Un soir, au cours du dîner, j’ai éclaté en sanglots. Auguste et Claude m’en ont demandé la raison. Qu’il m’a été difficile de leur avouer que j’avais l’impression d’être spoliée des baisers, des caresses, des étreintes qu’Auguste offrait à Claude et qu’il me refusait. Qu’il m’a été difficile de leur parler de mon ventre que tout le monde pensait stérile et quelle torture notre secret m’imposait. J’étais inconsolable. Auguste s’est précipité vers moi. « Si tu veux demander le divorce, je te l’accorderai, le mariage n’a pas été consommé, tu pourrais même demander son annulation et ainsi te remarier à l’Église ». Mes larmes se sont taries, mes sanglots ont cessé. « Et ainsi trahir notre secret ? Qu’adviendra-t-il de vous si ça venait à se savoir ? Vous voulez perdre votre clientèle, finir en prison ? Et ce serait à moi d’en supporter le poids ? Non ! Jamais ! Je vous aime trop pour ça ! » La meilleure des solutions nous a paru de me présenter comme veuve et de refaire ma vie dans une ville où personne ne me connaîtrait. C’est ainsi que j’ai débarqué à Paris et que je suis entrée au service de cette famille, que j’ai vu naître et grandir la petite Eugénie. Et que je n’ai pas eu les enfants que j’aurais tant aimé avoir. Ma sœur ne m’a jamais trahie, c’est pour cette raison que je ne pouvais pas lui refuser de prendre Jeanneton sous mon aile. Tu peux refermer ta bouche, maintenant, Louise !

Pendant toutes les années où j’ai travaillé sous ses ordres, je ne l’ai jamais vue boire, si ce n’est à de rares occasions un verre de vin coupé d’eau et quelques fois une bolée de cidre, j’ai donc été étonnée qu’elle ne soit pas saoule avec tout l’alcool qu’elle avait bu pendant qu’elle me faisait ses confidences.

Martial avait encore réclamé le sein, que je lui avais donné bien volontiers. J’avais changé ses couches, mais comme ça arrive de plus en plus, il ne semblait pas décidé à dormir. J’ai demandé à la mère Mougin si ça ne l’ennuyait pas trop de le prendre dans ses bras et de le bercer. Nous savions l’une comme l’autre que c’était ma façon de la remercier d’être venue me voir et surtout de s’être livrée avec tant de confiance en mon silence. Elle s’émerveillait comme une enfant, comme si elle n’avait jamais vu aucun bébé avant lui. Je trouvais ça charmant.

Jean-Baptiste est rentré du travail. J’ai fait les présentations.

– Madame Mougin, je vous présente Jean-Baptiste, mon mari.

– Ainsi c’est toi le père de cette petite merveille qui babille dans mes bras ?

– Jean-Baptiste, je te présente madame Mougin…

– Je t’ai dit que tu pouvais m’appeler par mon prénom, Euphrasie !

– Pardonnez-moi, mais j’ai du mal à m’y faire… Euphrasie… ça me fait rire…

– Misérable !

J’ai sursauté quand la voix pleine de reproches de Jean-Baptiste a tonné. Mais Euphrasie s’est inclinée vers lui, comme on rend hommage à quelqu’un d’important.

– Je ne saurais que trop te féliciter de ton choix, Louise…

Ces deux-là riaient, complices, sans que j’en comprenne la raison. Quand nous avons été tous les deux, que Martial avait rejoint son lit, j’ai enfin eu l’explication de cet échange. Tu le savais, toi, que dans « Les Misérables » de Victor Hugo, le véritable prénom de Cosette est Euphrasie ? Moi, je l’ignorais, mais pour la bonne raison que je n’ai jamais lu ce roman.

Les retrouvailles d’Albert et Albertine