Le cahier à fermoir – Samedi 28 juillet 1945

Je ris sous cape en regardant Jean-Baptiste comme on est au spectacle. En short colonial et portant sa chemise en soie, il s’assied, se relève, s’assied à nouveau, porte son stylo-plume à la bouche, fronce les sourcils, se penche pour écrire sur son journal intime, stoppe son geste à moins d’un centimètre de la feuille, relève la tête, plisse davantage son front, se lève, fait quelques pas en tournant en rond, les mains dans le dos.

– Dans une semaine, je serais en congés payés… Dans une semaine, débuteront mes premiers congés payés d’homme libre… d’homme libéré des obligations militaires… d’homme libre de choisir sa vie… Dans une semaine, débuteront mes premiers congés payés d’homme libre comme le vent… d’homme marié et libre de tout engagement non librement consenti… Qu’en pense ma belle épouse ? Qu’en pense madame Louise Touré ?

– À vrai dire, pas grand-chose. En tout cas, pas ce que tu imagines…

– Quel est donc cet étrange sourire qui fait briller cet éclat dans tes yeux, mon amour lumineux ?

– Je me demandais par quel miracle… Les hommes en short sont au mieux ridicules, au pire disgracieux, pourtant… C’est comme si les shorts avaient été inventés pour rendre hommage à la beauté de tes jambes, pour les mettre en valeur, alors je me demande par quel miracle…

J’aime quand Jean-Baptiste me dit « Ô, ma Louise ! » après avoir ri. J’ai refusé ses avances parce que me connaissant comme je me connais, si je les acceptais, je n’aurais plus ni l’idée, ni la force, ni l’envie de te raconter ce que je veux te raconter. Mais sache qu’il m’en coûte !

Jeudi, j’avais dans l’idée de te parler de la lecture de la presse que nous faisons ensemble, Jean-Baptiste et moi, mais les mots ont décidé de prendre un autre chemin, ensuite je n’ai pas trouvé le temps pour expliquer correctement. Jean-Baptiste est penché sur ses écrits, Henriette ne passera pas aujourd’hui, nous n’attendons aucune autre visite, alors je m’y colle.

En novembre dernier, j’avais expliqué à Jean-Baptiste comment Éric m’avait appris à écouter tous les sons de cloches en prenant garde de repérer d’où ils viennent avant de me forger une opinion. J’avais mis de côté ce conseil un peu par fainéantise et aussi par manque de temps. Depuis quelques mois, je m’applique à suivre cette règle que m’a léguée mon grand frère.

Quand il a été question de faire le procès de la Collaboration et de ses dirigeants, Jean-Baptiste et moi nous sommes piqués de comparer les titres, les articles qui le relatent dans les différents journaux que nous pouvons trouver.

Dès le mois de mai, alors qu’il était encore en Allemagne puis en Suisse, L’Humanité titrait sur le procès « Pétain-Bazaine » et moi, j’étais drôlement surprise parce que je ne savais pas qu’il portait un nom composé. Jean-Baptiste non plus.

Jeudi de la semaine dernière, j’avais rendez-vous à la maternité pour le suivi de ma grossesse (parce que le docteur Meunier préfère que je consulte un spécialiste et que j’accouche à l’hôpital plutôt qu’à la maison, ce qui ne m’empêche pas d’aller le voir entre deux consultations pour écouter le cœur du bébé avec le stéthoscope, à l’hôpital, ils ne veulent pas). La maternité est trop éloignée pour que je puisse m’y rendre à pied, alors, j’y vais en autobus.

Donc, jeudi, je monte dans le bus, un passager me cède sa place, je me retrouve assise à côté d’un bonhomme moustachu et bougon, qui regarde mon ventre comme s’il lui volait du confort. D’un air mécontent, il déplie son journal et commence à le lire. Je n’en crois pas mes yeux ! À la une, en gros caractères, je lis “BAZAINE”; alors, curieuse, je me penche et lorgne sur le journal. Le bonhomme, toujours aussi désagréable, me reproche « Ne vous gênez pas, lisez par-dessus mon épaule ! Ça vous intéresse tant que ça ?! » Captivée par les mots « Un maréchal de France devant ses juges », je ne réalise pas qu’ainsi, il veut que je cesse en m’excusant, alors je lui réponds « Oh oui ! Ça parle du procès Pétain ? »

Si la lecture de ce journal vous intéresse, vous pouvez cliquer sur l’image, qui vous redirigera sur le site de presse de la BNF, RetroNews.

– Vous ne savez pas lire ? BA-ZAI-NE BAZAINE !

– C’est un autre maréchal ? Parce que dans l’Huma, ils parlent du procès Pétain-Bazaine

Là, le bonhomme se radoucit et il m’explique qui était le maréchal Bazaine, comment, commandant en chef de l’armée du Rhin, il a replié ses troupes à Metz, comment il a refusé de les engager contre les Prussiens, comment il a refusé le combat et comment il a capitulé, laissant le champ libre à l’ennemi. Je fais tout de suite le rapprochement avec Pétain..

Seulement, avec tout ça, je n’avais pas eu le temps de lire l’article, surtout que contrairement à mon Jean-Baptiste, je ne sais pas embrasser une page d’un regard et en retenir l’essentiel. J’ai besoin de lire à mon rythme, pas très rapide, un mot après l’autre, une phrase après l’autre. L’homme s’est levé, je lui ai demandé s’il pouvait me vendre son journal. Il m’a regardée comme si je l’offensais. Il me l’a tendu. « Je vous l’offre ! » Alors, je lui ai demandé où je pourrai acheter les prochains numéros parce que je ne l’ai jamais vu dans mon kiosque habituel. Il a souri et m’a indiqué l’adresse d’une maison de la presse.

J’étais si impatiente de raconter cette rencontre à Jean-Baptiste que je lui ai ouvert grand la porte dès que j’ai reconnu ses pas dans les escaliers. D’abord surpris, il a rigolé quand je lui ai dit « Je sais qui c’est, Bazaine ! » Il m’a répondu « Bonsoir, ma chérie ! » et après, il s’est moqué de moi en me comparant à la petite Marcelle.

Quand j’ai eu fini de raconter ma découverte, il a eu l’air dépité. Il s’est souvenu de ses leçons d’histoire sur la guerre de 1870 et s’en est voulu d’avoir oublié le maréchal Bazaine « figure du traître par excellence ». Je lui ai dit qu’on n’avait pas pensé que la comparaison remontait à cette guerre, mais il s’en voulait tout de même. Ses souvenirs d’école se faisaient plus nets, néanmoins il y avait une zone qui demeurait floue dans sa mémoire (Pour faire enrager Jean-Baptiste, quand il dit « néanmoins » et que j’ai un argument pour le contredire, je dis « nez en plus ». Ça marche à tous les coups, mais chut, c’est un secret !).

Le samedi suivant, nous sommes allés à la bibliothèque où nous avons trouvé des ouvrages savants sur cette guerre et sur ce maréchal. « Il faut espérer que Pétain ne bénéficie pas de la même mansuétude ». Le maréchal Bazaine a été condamné à mort pour trahison en 1873, mais il a été gracié et sa peine commuée en vingt années de prison. Prison de laquelle il s’est évadé pour finir ses jours tranquillement en 1888 à Madrid.

Ce que j’aime avec Jean-Baptiste, c’est qu’il m’apprend plein de choses sans jamais me voir comme une charmante idiote à éduquer. Quand, avide d’apprendre, je m’éparpille, il se contente de me conseiller de noter le but final de ma recherche sur un morceau de papier pour ne pas le perdre « dans les méandres de ta curiosité ». Pourtant, il est sincèrement épaté de cette curiosité et des idées sans queue ni tête qui me viennent à l’esprit, surtout quand, en fin de compte, elles s’avèrent être plus logiques qu’il n’y paraissait.

– Tu es une gourmande, ma Louise, il n’est guère surprenant que ta gourmandise aiguise ton appétit de connaissance !

Jean-Baptiste m’affirme qu’il apprend autant de moi que j’apprends de lui, même si ce n’est pas tout à fait ce que je pense, je comprends ce qu’il veut dire. La principale différence entre nous, c’est ma capacité à rester concentrée, attentive quand je lis des ouvrages savants. Nous ne pouvions pas emprunter les livres sur l’Histoire et très vite, mon esprit s’est envolé ailleurs, mes yeux regardaient les mots sans les voir.

Je ne sais pas comment Jean-Baptiste l’a remarqué, mais il m’a proposé de faire le tour de la bibliothèque et d’y musarder. Il y a tellement de livres qu’on doit les chercher en consultant des fiches dans de très jolis (et astucieux) tiroirs en bois. J’ai pensé aux dossiers des patients du docteur Meunier et je me suis demandé combien il en faudrait pour que ce genre de fichier devienne nécessaire.

Une fois de plus, les idées sans queue ni tête venaient encombrer mon cerveau. J’ai ouvert un tiroir, puis un autre, je faisais défiler les fiches à toute vitesse du bout de mes doigts afin que le bibliothécaire me prenne pour une érudite. Hélas, mon stratagème a fait long feu, je l’ai vu sourire. J’ai cessé mon manège et mes yeux ont lu la fiche « Le bachelier » de Jules Vallès. Je me suis souvenue que ce roman figurait dans la bibliothèque d’Éric, qui ne comprenait guère plus qu’une cinquantaine de livres.

Je ne suis pas très instruite, mais je comprends très bien les systèmes de classement. J’ai tout de suite trouvé le bon rayonnage, j’ai vu les trois volumes de la trilogie, j’ai souri en repensant à la photo prise par Éric le jour de ma communion où je posais en aube avec « L’insurgé » dans les mains au lieu du bréviaire que j’aurais dû tenir.

Je suis allée voir le bibliothécaire pour lui demander si je pouvais emprunter les trois romans d’un coup. Il m’a répondu oui, à condition que je m’inscrive à la bibliothèque et que je m’engage à les rapporter dans les trois semaines à venir. J’ai rempli la fiche, il m’a fait ma carte de lectrice, je suis allée retrouver Jean-Baptiste, qui prenait des notes tel un élève studieux, j’ai posé bruyamment les livres sur la table, il a levé les yeux, j’ai tapoté mon index sur la carte.

– Être titulaire d’une carte de lectrice semble te rendre bien heureuse, ma Louise !

– Et tu sais pourquoi ? Non ? Regarde ! C’est le premier document officiel au nom de Louise Touré !

Ne me crois pas si ça te chante, mais j’ai vu le cœur de Jean-Baptiste se gonfler de bonheur. Je l’ai vu, de mes yeux, vu !

Quand nous sommes sortis de la bibliothèque, je lui ai demandé de me dire tout ce qu’il savait sur la Commune de Paris, parce que le bibliothécaire m’a demandé si je m’intéressais à ce sujet. J’ai fait semblant de ne pas entendre et j’ai ignoré sa question, je ne voulais pas lui avouer que tout ce que je connais de la Commune, c’est la chanson « Le temps des cerises ». Jean-Baptiste m’a dit de ne pas en savoir beaucoup plus, nous nous sommes promis de retourner à la bibliothèque afin d’en apprendre davantage.

Je tenais à raconter tout ça, maintenant que c’est fait, je vais me lever pour aller dans le dos de Jean-Baptiste, toujours penché sur son cahier, absorbé par l’écriture. Je glisserai mes mains sous sa chemise, poserai mes lèvres sur sa nuque et laisserai parler Albertine.

PS J’ai fait comme je l’avais écrit, mes mains sur sa mâle poitrine (j’adore cette expression), mes lèvres sur sa nuque, Albertine a demandé « Albert, tu es là ? » Albert a répondu « Ça ne saurait tarder » Albertine l’a semoncé « Albert, tu n’es qu’un gros vantard ! » parce que je pinçais le mamelon de Jean-Baptiste qui a posé sa plume en riant. Albert a promis à Albertine qu’elle allait voir ce qu’elle allait voir et il a tenu promesse.

Jeudi 9 août 1945, Louise nous annonce une grande nouvelle.