Le cahier à fermoir – Jeudi 9 août 1945

St-Amour

Mon cher journal, c’est une jeune maman qui écrit ces mots, mais laisse-moi prendre le temps de tout te raconter en détail.

Depuis samedi dernier, Jean-Baptiste est en vacances. Ce sont ses tout premiers congés payés parce qu’en Côte d’Ivoire, on ne lui en accordait pas. Enfin, la question ne se posait pas. De toute façon, il n’aurait eu nulle part où aller, aucune famille à visiter et surtout aucun argent en poche. Tant qu’il a été militaire, puisque la guerre n’était pas finie, il n’en a pas eu non plus.

Pour ses premiers congés payés, il s’était préparé un petit programme fait de promenades dans Paris, de spectacles, de lectures, mais le savoir près de moi, sans être tenu à des obligations horaires, j’ai été prise d’une envie insatiable de lui, ou plutôt Albertine ne laissait aucun répit à Albert, qui ne s’en plaignait pas. Je ne comprenais pas d’où me venait ce besoin permanent, comme au tout début de ma grossesse.

Lundi après-midi, j’ai interrompu notre promenade et j’ai supplié Jean-Baptiste de rentrer à la maison. Dès la porte fermée, je lui ai presque arraché ses vêtements et je lui ai demandé de s’allonger par terre. Je n’ai même pas pris la peine d’ôter ma robe j’ai retiré ma culotte et Albertine s’est empalée sur Albert. Je tournais le dos à Jean-Baptiste, je lui ai demandé de me masser les reins.

Mon ventre était bien trop gros pour que je puisse voir ses bourses, alors je les caressais avec la paume de mes mains, du bout des doigts, avec mes paumes encore. Ensuite, je caressais ses cuisses, me penchant pour atteindre ses genoux, me redressant pour sentir à nouveau ses bourses dans le creux de ma main. Ça te semblera baroque, mais je t’assure que c’était un réel soulagement.

La douleur s’est estompée, je me suis relevée. Jean-Baptiste riait de mon embarras, m’affirmait que je n’avais rien à me faire pardonner, quand la douleur est revenue. Si vive que cette gymnastique m’est apparue insuffisante.

Au seuil de notre chambre, je me suis mise à quatre pattes par terre. « Centaure ! » Jean-Baptiste m’a demandé « En es-tu sûre ? » J’ai tourné mon visage vers le sien, il a lu dans mon regard que je l’étais. Albert voulait se montrer délicat en pénétrant Albertine, mais mon bas-ventre avait besoin de tout autre chose. Je lui ai demandé de me pilonner. Des images de cuisine me sont venues à l’esprit. Oui, c’était bien cela que mon corps réclamait ! Ma jouissance et celle de Jean-Baptiste ont été si intenses qu’elles ont chassé toute douleur.

La journée s’est terminée paisiblement, après dîner, nous sommes allés nous coucher. Je me suis endormie, blottie contre Jean-Baptiste, mais au milieu de la nuit, je me suis réveillée en sursaut. Quel était le titre de ce livre que Jean-Baptiste s’était promis de lire pendant ses congés ? Quel en était l’auteur ?

Je n’ai pas voulu le réveiller pour lui poser la question, toutefois je savais que je ne trouverai pas le sommeil tant que je n’aurai pas la réponse. Je me suis levée et je suis sortie de la chambre en silence. Face à la bibliothèque, je tendais le cou à m’en décrocher la tête pour essayer de déchiffrer le titre gravé sur la tranche de la reliure. Voyant que ça ne servirait à rien, je suis allée chercher l’escabeau et je suis montée dessus.

Je tendais le bras pour attraper l’ouvrage quand une douleur pareille à un coup de poignard a transpercé mes reins. Je n’ai pas eu le temps d’avoir peur de tomber que j’ai senti les mains de Jean-Baptiste sur mes hanches. « Que fais-tu, ma Louise ? » J’ai éclaté en sanglots, tellement honteuse de la situation dans laquelle je m’étais fourrée.

Jean-Baptiste m’a fait descendre de l’escabeau et nous sommes retournés nous coucher. Il a séché mes larmes avec de doux baisers. Une fois calmée, je lui ai tout expliqué.

– Je crois que je suis en train de devenir folle.

– Tu as rendez-vous demain matin chez le docteur Meunier, rendors-toi, je suis certain qu’il aura une explication à ton comportement et qu’il saura trouver les mots pour te rassurer.

Nous avons dormi en pointillés parce que mon sommeil était agité, entrecoupé de douleurs tout à fait supportables. C’est pour cette raison que nous sommes allés à pied chez le docteur. Sur le chemin, je me suis arrêtée à plusieurs reprises, pliée en deux, mais il me suffisait de respirer un grand coup pour que je puisse reprendre la marche. Jean-Baptiste s’en affolait, ce qui me faisait rire. Le bébé ne devait pas venir au monde avant au moins une bonne semaine.

Dans la salle d’attente du docteur Meunier, je ne tenais plus en place et puis les vitres étaient sales, je fulminais contre la femme de ménage qui ne les avait pas correctement lavées, si Jean-Baptiste ne m’avait pas retenue, je crois que je serais allée dans la réserve pour y remédier. Le docteur était en consultation, il y avait un autre patient avant moi, dans quelques dizaines de minutes, nous aurions les réponses à toutes mes questions et nous pourrions écouter le cœur du bébé. Cette perspective m’a redonné le sourire.

Le docteur est sorti de la salle de consultation. Il nous a salués en souriant. Je me suis levée pour lui serrer la main, son sourire a disparu et il m’a fait les gros yeux. J’ai regardé mes chaussures, une petite flaque salissait le plancher et mes bas étaient mouillés. Je m’étais pissée dessus sans m’en apercevoir. Le docteur s’est excusé auprès du patient qui devait passer avant moi et nous a fait entrer.

– Pourquoi n’es-tu pas allée à l’hôpital ?

– Parce que j’avais rendez-vous avec vous en attendant le jour de l’accouchement, pardi !

– Et que crois-tu que ce soit ?! Je ne suis pas équipé pour t’accoucher, je…

– Mais vous êtes aussi bête que Jean-Baptiste ou quoi ? Mon accouchement est prévu à partir du 13, pas avant !

– Tu le diras à ton bébé ! En attendant, laisse-moi t’ausculter que je puisse donner les informations aux pompiers qui t’emmèneront à la maternité.

J’étais toute contente à l’idée d’arriver avec les pin-pon à l’hôpital, mais rien ne s’est passé comme prévu. Le docteur s’est exclamé « Louise ! » comme un reproche. Il a demandé à Jean-Baptiste de monter à l’étage pour dire à son épouse de venir immédiatement. Je n’ai pas eu le temps de dire ouf qu’ils étaient à mes côtés. Madame Meunier a sorti une grosse bassine de je ne sais où, qu’elle a placée sous la table d’auscultation. Les douleurs sont devenues de plus en plus fortes, de plus en plus rapprochées. Jean-Baptiste semblait souffrir autant que moi, le docteur a semblé remarquer sa présence, il lui a demandé s’il voulait sortir, mais Jean-Baptiste ne le voulait pas. Madame Meunier a pris la place de son époux. Je ne savais pas qu’elle avait été sage-femme. Sa voix me rassurait, je n’entendais qu’elle, comme si son mari et le mien n’étaient pas dans la pièce.

Le docteur Meunier a ordonné à Jean-Baptiste de s’asseoir, parce qu’il était au bord du malaise. Le bébé est sorti de mon ventre. J’ai pensé « Tant pis pour les pin-pon ! » Je n’oublierai jamais le regard de Jean-Baptiste tandis que madame Meunier posait notre fils contre mon sein. J’ai vu un homme devenir père et je t’assure que ça valait tous les pin-pon du monde ! Il le couvait du regard, caressait son front avec une tendresse incroyable en répétant « Mon fils… mon fils… mon petit… mon fils… » sa voix était bouleversante d’émotion. Je n’avais d’yeux que pour lui, que pour eux. J’ai senti que je souriais et que mon sourire devait paraître idiot, mais Jean-Baptiste me dit que cette idée est « parfaitement saugrenue » qu’aucune femme au monde n’a jamais été plus belle que je l’étais à cet instant précis.

Le docteur a lavé le bébé, il l’a mesuré, pesé, nous a demandé quel prénom lui donner. Il a rempli un certificat pour que Jean-Baptiste puisse déclarer la naissance de Martial Touré à la mairie. Il lui a fermement ordonné de sortir avant la délivrance. Je crois qu’elle a été plus douloureuse que l’accouchement en lui-même, mais c’est parce que mon amour n’était plus à mes côtés. Je n’ai pas voulu aller à l’hôpital, puisque le plus gros était fait. Le docteur Meunier n’a pas insisté quand sa femme lui a dit qu’elle assurerait les visites post-partum à notre domicile.

Je suis restée quelques heures encore. Le docteur a fait semblant de râler que je lui chamboulais toute sa journée, mais je voyais bien qu’il n’était pas si mécontent que ça. En revanche, il l’a été quand il a appris qu’on n’avait ni berceau, ni layette parce qu’on voulait attendre la naissance du bébé. J’avais peur que les préparatifs portent malheur au bébé et Jean-Baptiste n’avait pas insisté, pour ne pas me contrarier.

Je n’ai pas eu droit au camion des pompiers à l’aller, en revanche, le retour chez nous s’est fait en ambulance, sans pin-pon, mais avec brancard ! Jean-Baptiste m’attendait à la maison. J’ai réalisé alors toutes les tractations qui avaient eu lieu sous mes yeux, sans que je les remarque. Un moïse était installé non loin de notre lit, ainsi que de la layette, des couches, des langes et trois biberons munis de leur tétine. Le docteur m’a donné une grosse boîte de lait en poudre. Je ne sais pas si j’en aurai besoin parce que Martial boit à mon sein (d’ailleurs, ça fait un mal de chien quand sa petite bouche pince mes mamelons avec une force démoniaque).

Quand nous avons été seuls, Jean-Baptiste et moi avons regardé notre petit Martial sous toutes les coutures, nous émerveillant de l’avoir fait si parfait, ses petits doigts qui se resserrent autour de ceux de son papa, ses petits pieds avec tous leurs orteils, son adorable petit nez, ses oreilles minuscules, ses grands yeux qui semblent se demander ce qu’il fait là, sa bouche qui cherche à téter tout ce qui passe à proximité, son petit zizi et ses bourses disproportionnées. Nous commentions tout à mi-voix, des larmes de bonheur inondaient mes joues et je riais bêtement.

Quand Martial a pleuré pour réclamer à manger, que je lui ai donné le sein pour la première fois devant Jean-Baptiste (il n’était pas là pour la première tétée, celle où madame Meunier m’a montré comment m’y prendre), je lui ai dit « Ton papa va être jaloux de toi ! » Jean-Baptiste a souri comme souriaient les philosophes en présence de la déesse de la bêtise. J’ai voulu le taquiner.

– Ne me dis pas que tu n’es pas jaloux !

– Pourquoi le serais-je ? Martial peut bien profiter de tes seins, il n’y aura droit que quelques mois, deux ans tout au plus, tandis que moi…

Son regard et son sourire sont devenus égrillards. Il n’a pas voulu que je me lève pour changer la couche de notre bébé. J’ai voulu protester qu’il ne saurait pas le faire, qu’il ne l’avait jamais fait avant.

– Parce que tu as déjà changé la couche d’un nouveau-né ?

– Non, mais ce n’est pas pareil, je suis une femme !

– Ah… J’ignorais que changer une couche était inscrit dans vos gènes, je pensais naïvement qu’un homme pouvait en être capable…

Il a pris Martial dans ses bras et l’a emmené au loin. Dans la salle d’eau, je veux dire. Quand ils sont revenus à mes côtés, le petit était endormi dans les bras de son père. Jean-Baptiste l’a couché dans le moïse et il s’est allongé à mes côtés. Nous nous sommes endormis à notre tour et avons été réveillés trois heures plus tard par les pleurs de Martial qui avait encore faim.

En fin de journée, nous avons reçu de la visite.

– Mâdâme nous reçoit au lit… ma chère !

Martial s’est agité dans son sommeil, Henriette a grondé Marcelle à mi-voix.

– Tu vas nous le réveiller, parle moins fort !

Martial a commencé à pleurer.

– C’est malin !

Marcelle a pris Martial dans ses bras, comme si elle avait fait ça toute sa vie, sans hésitation.

– Laisse-la jacter, l’autre pie, toi et moi on sait bien pourquoi tu brailles, il s’en est fallu d’un cheveu que tu portes le plus beau des prénoms, mais pas d’bol, t’es né garçon !

Les pleurs ont cessé. Marcelle nous a regardées avec un air supérieur et un sourire moqueur. Elle m’a tendu Martial pour que je lui donne le sein. Dès la fin de la tétée, elle l’a repris dans ses bras, lui a tapoté le dos.

– Profite, mon gars, qu’une gonzesse t’encourage à lui roter à l’oreille, ça durera pas aussi longtemps que les contributions !

Marcelle a cherché quelque chose du regard, ne le trouvant pas, elle est sortie de la chambre. Je l’ai entendue dire à Jean-Baptiste « Non, je le fais, mais si tu veux prendre une leçon, accompagne-moi et ouvre tes mirettes ! » Maurice a passé une tête pour s’amuser de l’autorité de « l’adjudant-chef Marcelle ». Il nous a aussi prévenues que le dîner serait bientôt prêt. C’est à ce moment que j’ai ressenti la faim et une envie pressante. J’ai voulu sortir du lit. Maurice et Henriette ont eu toutes les peines du monde à m’en dissuader. Ils ont dû insister pour j’attende le retour de Jean-Baptiste et de Marcelle.

En fin de compte, on est parvenus à cet accord, je reste alitée toute la journée, mais je peux manger à table et surtout, surtout ne pas faire mes besoins sur le bassin. Quand j’ai voulu me lever, la chambre s’est mise à tourner. Une fois encore, Marcelle avait vu venir le coup, elle a fait signe à Jean-Baptiste qui a pu me rattraper avant que je tombe.

Après un passage aux waters, j’ai voulu faire un brin de toilette. J’avais besoin de l’aide de Jean-Baptiste qui m’a rejointe, une chemise de nuit à la main, tandis qu’il m’aidait à me laver (j’en avais plus besoin que je ne l’aurais cru), Marcelle a toqué à la porte « Profitez-en pas pour mettre le deuxième en route ! » L’éclat de rire général a retenti de part et d’autre, elle avait obtenu ce qu’elle désirait.

Quand j’ai été toute propre, pimpante, après avoir partagé le dîner et rejoint mon lit, Jean-Baptiste a tenu à prendre une photo pour l’envoyer à Avranches. Il avait déjà envoyé un télégramme après être passé à la mairie. « Martial est né aujourd’hui. STOP. La maman et le bébé se portent bien. STOP. Lettre suit. STOP »

– Tu aurais dû ajouter « 51 cm et 3 kg 100 » pour les rassurer tout à fait.

– Et pis que c’est un p’tit normand, plus au lait que café !

Jean-Baptiste et moi regardions, abasourdis, Henriette et Marcelle lui faire ces remarques. Martial s’est agité. Il était trop tôt pour la tétée. Marcelle l’a remis dans mes bras.

– C’est pas à manger, qu’il veut, il a besoin d’un gros câlin de sa maman !

Jean-Baptiste lui a posé la question qui me brûlait les lèvres, d’où tire-t-elle sa science ?

– C’est que j’étais l’aînée et que ma mère pondait son chiard avec la régularité d’une horloge, une fois l’an, pendant quinze ans. À votre avis, pourquoi que j’en veux pas ?

C’est à ce moment, que Jean-Baptiste a pris la photo. Moi, assise dans le lit, Martial dans mes bras, Jean-Baptiste entourant mes épaules de son bras, Marcelle à notre gauche, Henriette et Maurice à notre droite. L’émotion était palpable quand il a parlé de cette première photo de famille.

Quand nos amis sont repartis, la fatigue m’est tombée dessus comme si une main invisible avait jeté une lourde cape sur mes épaules. Martial venait de s’endormir. Jean-Baptiste s’est allongé à mes côtés. Je me suis blottie contre lui et en caressant son ventre, dans un demi-sommeil, je lui ai dit mon trouble de sentir le mien tout vide « Combien de temps me faudra-t-il avant de ne plus ressentir le manque des gigotis-gigotas du bébé dans mon ventre ? » Je l’ai senti sourire.

Avant que le sommeil ne me happe tout à fait, je me suis consolée en affirmant « Le 7 août 45 restera une date inoubliable ». Je pensais aux chiffres 7,8 – 4,5. Jean-Baptiste a marmonné quelques mots que je n’ai pas distingués. « Je n’en ai pas saisi le sens » serait plus juste. Ce n’est que le lendemain que j’ai appris pour la bombe atomique sur le Japon.

Permets-moi, cher journal, de me montrer indifférente au sort du monde pendant quelque temps et de me contenter de me réjouir du bonheur d’être la maman du plus beau bébé dont on puisse rêver et de partager ce bonheur avec le plus merveilleux des hommes. Notre petit Martial a déjà deux jours, son papa saisit la moindre occasion de le photographier, en layette, tout nu, dans son moïse, dans la cuvette qui lui sert de baignoire, dans mes bras, dans les siens.

Jean-Baptiste vient de me rappeler à l’ordre, il est temps que j’écrive la lettre qu’il a promise à papa et à maman.

Vendredi 17 août 1945