Le cahier à fermoir – Jeudi 26 juillet 1945

Comme le veut notre rituel de jeunes mariés, Jean-Baptiste est entré dans le salon les bras chargés des journaux du soir, il les a posés sur la table, est venu m’embrasser. Il a eu un sursaut, comme si un doute venait soudain de s’emparer de lui. Il s’est dirigé vers le buffet, en a ouvert le tiroir de gauche. Il a pris avec toute la délicatesse du monde notre livret de famille, l’a ouvert, en a lu à haute voix les deux premières pages, il s’est retourné vers moi en souriant de la plus belle des façons.

– Si c’est un rêve, je suis ravi de ne m’être toujours pas réveillé !

Avant de nous livrer à notre activité du moment (la lecture dans différents journaux des compte-rendus du procès Pétain), j’ai demandé à Jean-Baptiste de regarder ce que le facteur nous avait apporté aujourd’hui. Il a souri, ému, en lisant les mots de la petite Marcelle. « La mer ses comme une pissine mes en plus grand. Des fois elle est haute, des fois elle est basse alors y a plu d’eau. Je savé pas qu’il y a autant d’eau dans la mer. En plus la mer, ces salé. Ces beau à voir mais le disez pas à maman, je veux lui faire la surprise. Votre petite Marcelle »

Jean-Baptiste a posé les journaux et m’a demandé de choisir lequel je lirai.

– Tu le fais exprès pour me faire enrager ? Tu sais que ce n’est pas bon dans mon état ?

Il a hoqueté « Mais… quoi… mais… de quoi… ? » avant de remarquer le long tube qui lui était adressé. Il était sincère quand il m’a affirmé ne pas l’avoir vu. Le courrier lui avait été adressé rue Dupleix avant d’être réexpédié chez nous. Il contenait ses diplômes et un mot « Je suis tombé par hasard sur ta lettre, les vieux seraient furieux s’ils savaient que je te les envoie alors je compte sur ton silence. Si jamais ils changeaient d’avis, je ferais comme d’habitude, je jouerais au con. Bonne chance à toi dans ta nouvelle vie, j’espère avoir un jour le cran de faire comme toi et de m’échapper d’ici. Ton complice, Charles-Henri ».

Charles-Henri est l’aîné des enfants du couple de colons, celui à qui on répétait sans cesse « Si un nègre y parvient, ne me dis pas que tu ne peux y arriver ! » Jean-Baptiste était à la fois étonné et à la fois non qu’il lui ait envoyé ses diplômes.

– Mais… mais que fais-tu ma Louise ?

Je crois que son rire a résonné au-delà des fortifs quand je lui ai expliqué. « Je me demandais si en mettant mon nez à l’intérieur du rouleau, je pourrais sentir les parfums de l’Afrique ».

– Oh ma Louison… méfie-toi, je vais finir par tomber amoureux de toi !

Il me taquinait, mais il était ému également.

– Alors, madame Touré, quelle lecture aurait votre préférence ce soir ?

– Tu connais le grec ancien ?

J’ai été aussi surprise que lui de ma question. Pourquoi m’est-elle sortie de la bouche ? Cela restera un grand mystère. Je suis allée chercher le livre duquel s’était échappé la feuille écrite de la main d’un des fils Dubois.

– Je me demandais si c’est une version, ou si c’est un texte recopié, ou si c’est une page d’un journal intime, ou si c’est un rêve, ou un souvenir, peut-être… ?

– Cela fait beaucoup de questions pour un simple feuillet… voyons voir…

Le premier jour, j’ai entendu le cliquetis d’un loquet que l’on pousse. Le vent soufflait et faisait danser le rideau de la fenêtre ouverte. Allongé sur ma couche, je regardais la scène grâce aux reflets du miroir posé devant moi. Je souriais, ravi de l’aubaine que m’offrait ma cousine, bien plus âgée que moi, de la découvrir dans son intimité la plus crue, à la toilette. Je me surpris à jalouser l’éponge qu’elle plongeait dans la bassine d’eau fraîche, l’éponge qu’elle pressait contre sa peau, l’éponge qui se promenait le long de son corps, du cou jusques aux chevilles. Ce corps plein, presque celui d’une femme, je n’en avais jamais mesuré la sulfureuse beauté. Je tendis mes mains dans le vide quand l’éponge masqua le haut des cuisses de ma cousine, quand elle se glissa entre elles. Iphigénie, puisque c’est ainsi que je nomme la fille de mon oncle, portait un soin tout particulier à cette toilette intime, d’une grâce vulgaire. Les cuisses outrageusement écartées, Iphigénie scrutait avec attention son pubis idéalement moussu et les trésors que sa toison habituellement masquait. Mon plaisir jaillit alors qu’elle s’enduisait le corps d’un onguent qu’elle allait chercher du bout des doigts dans un large pot posé sur une tablette. Il me fut difficile de contenir mon émoi à chaque fois que le hasard nous mettait en présence. Sa toge légère vibrait au moindre souffle du vent, au moindre courant d’air et l’odeur de sa peau me parvenait, sucrée, avec des relents d’ambre et de musc alors je la revoyais à la toilette et je me revoyais à demi assis sur ma couche à l’observer.

Le jour suivant, je me tenais fin prêt. La veille, dans la soirée, j’avais subtilisé une partie de l’onguent d’Iphigénie. De retour dans ma chambre, je m’étais enivré de son odeur avant de le déposer dans un bol, une soucoupe en guise de couvercle.

Ma cousine entra dans la pièce d’eau, en ferma la porte et en poussa le loquet. Éole était mon allié puisqu’il faisait encore danser le rideau à la fenêtre. J’observais Iphigénie remplir la bassine d’eau, y plonger l’éponge, la presser contre son cou, contre ses seins, contre son ventre, contre ses cuisses. Mon impatience à la voir poursuivre croissait au rythme de mon désir. Les mains enduites de son onguent, je massais mon ventre, mes cuisses, attendant le moment idéal pour caresser mon phallus qui se dressait vers les cieux comme un arbre en quête de lumière. Iphigénie ouvrit le pot, en jaugea le contenu. Elle leva les yeux en direction de la fenêtre. Tapi sur ma couche, je me dérobai à sa vue. Elle écarta le rideau pour s’assurer que personne ne se tenait derrière. Hélios darda ses rayons sur le miroir, ce qui fit naître un sourire sur le visage de la belle. Elle s’en retourna à sa place, mais troublée, omit d’occulter la fenêtre. Mon imagination me jouait des tours puisqu’il me sembla trouver ma cousine plus impudique que la veille, plus précise dans ses attouchements. Je me masturbais avec frénésie, tentant d’oublier qu’elle était ma cousine, que j’étais son cousin. L’échauffement de mon corps était tel que son parfum envahissait la pièce où je me trouvais, à demi assis sur ma couche, à observer Iphigénie à la toilette, à caresser mon sexe en pensant au plaisir que m’offrirait le sien, à me masturber en rêvant du sexe de ma cousine jouissant du sexe de son cousin. Cette pensée m’étreignit le bas du dos aussi violemment que le plaisir qui jaillit sur mes mains. Je les regardais couvertes d’onguent et de sperme mêlés et, pris d’une lubie soudaine, je les léchai du bout de la langue, imaginant que c’était la sienne

Toute la journée, je sondai mon âme en quête d’un quelconque remord, mais n’en trouvai point.

L’été tirait à sa fin, le lendemain nos chemins se sépareraient pour une année entière. Le goût amer de l’absence annoncée imprégnait ma salive. Comment allais-je supporter de ne plus assister à ce spectacle quotidien qui avait illuminé ces deux dernières semaines ? Tout à mes pensées, d’humeur chagrine, je scrutais en vain dans le miroir. Iphigénie était en retard à sa toilette. Trois petits coups secs contre ma porte. Je me drapai à la hâte pour m’enquérir de la raison de ce tapage et chasser l’importun. La toge d’Iphigénie me parut plus aérienne que d’ordinaire. « Mon cousin, mon cher cousin, puis-je te demander de me rendre un service ? Je me sens trop lasse pour faire ma toilette, m’offrirais-tu ta couche le temps que tu fasses la tienne ? La bassine est prête, ainsi que l’éponge. Tu trouveras un petit pot d’onguent, mais prends garde à pousser le loquet, quelqu’un pourrait entrer et j’imagine ta pudeur outragée… »

Tout comme ça m’était arrivé quelques jours plus tôt, Jean-Baptiste a tourné machinalement le feuillet pour retomber sur les premiers mots du récit dont nous ne connaîtrons jamais la fin.

– Je suis à peu près certain qu’il ne s’agit pas d’une version, le style de ce texte ne me rappelle rien… À mon avis, il doit s’agir d’une dissertation ou bien d’une composition française.

– Une composition ???

– Certainement, de celles que les professeurs infligent à la rentrée des classes « Racontez vos vacances ». Ô, ma Louison, ta mine renfrognée, ton pied rageur frappant le sol, tes poings sur tes hanches… ô, ma Louison, si tu savais comme mon plaisir s’en trouve accru !

– Tu mériterais que ton rire reste coincé dans ta gorge et qu’il t’étrangle ! S’il devait t’étouffer, je te laisserais là à te seriner « Rira bien qui rira le dernier » !

En fait, ce qui m’énervait le plus, c’est Louise qui tombe dans le panneau à chaque fois, pas Jean-Baptiste qui me tendait les bras pour faire la paix. Il faut dire que nous la faisons toujours de la plus charmante des façons.

Samedi 28 juillet 1945