Le cahier à fermoir – Lundi 2 avril 1945

Je profite du lundi de Pâques, pour te donner de mes nouvelles. J’espère, mon cher journal que tu n’es pas jaloux du précédent sur lequel j’écrivais bien plus régulièrement, mais je n’ai plus autant de temps libre qu’avant. Qui aurait pu le croire ? Tant que j’étais domestique, les heures de queue au ravitaillement faisaient partie de mon travail, désormais l’attente est aussi longue, mais je dois faire la queue avant d’aller chez le docteur Meunier et le plus souvent, pendant mes rares journées de repos. Tout comme pour le ravitaillement, je dois faire la cuisine, la lessive et le ménage après mes journées de travail, heureusement que mon Jean-Baptiste est une vraie fée du logis ! Il rit quand je manifeste mon étonnement épaté. J’ai du mal à me mettre dans la tête qu’il a été longtemps un boy au service d’une famille de colons. Malgré tout, je dois admettre que son aide précieuse est un vrai luxe. Combien de femmes enceintes qui travaillent en bénéficient ? Je pense qu’elles représentent une goutte d’eau dans la mer.

Il s’en est passé des choses depuis le 15 mars, je ne sais par où commencer. Je vais essayer de suivre les conseils du manuel de secrétariat que Jean-Baptiste m’a dégotté (en premier lieu, ne pas employer de verbes tels que « dégotter » !) et faire un plan. J’ai noté les points que je ne veux pas oublier sur un morceau de papier et je vais tenter de les suivre.

Ma grossesse se passe tellement bien que j’ai parfois l’impression de ne pas être enceinte ! Je ne m’endors plus à tout propos, mais je ne souffre pas d’insomnie non plus. Je dors « comme un bébé », qu’est-ce que j’ai pu rire quand le docteur Meunier m’a demandé d’un air innocent « Ce qui signifie que vous vous réveillez toutes les trois heures, affamée, les fesses mouillées en pleurant ? » Nous plaisantons souvent à propos de tout et de rien et il m’apprend beaucoup sur la médecine surtout sur les bêtises qui se transmettent de génération en génération. Par exemple, sur comment deviner le sexe du bébé à venir. Je lui avais posé la question, parce qu’on dit que si le ventre pointe en avant, c’est qu’on attend un garçon. Mon ventre ne pointe pas, mais il est à peine rebondi.

La semaine dernière, il m’a fait une consultation à la mode « recettes de grand-mères », là aussi je me suis bidonnée. À sa demande, j’ai fait deux colonnes, une pour les preuves formelles que j’attends une fille, l’autre pour un garçon et je devais cocher le résultat.

Est-ce que j’ai eu des nausées ? Non. C’est donc que j’attends un garçon. Est-ce que je me sens d’humeur mélancolique ? Non. C’est donc que j’attends une fille. Est-ce que ma libido a augmenté ? En clair, est-ce qu’Albertine a davantage envie d’Albert ? Oui. C’est donc que j’attends une fille.

Le docteur a regardé le blanc de mes yeux, il est bien blanc, j’attends un garçon. J’ai fait pipi dans un verre, l’urine est claire, j’attends un garçon. Mes mamelons n’ont pas changé de couleur, j’attends une fille. Je n’ai pas de boutons d’acné dans le dos (je n’en ai jamais eu, même sur les joues pendant l’adolescence, de toute façon), c’est que j’attends une fille.

Est-ce que j’ai plus envie de salé ou plus envie de sucré ? Je n’ai pas pu répondre à cette question, parce que je crois que je pourrais manger du foin tellement j’ai tout le temps faim. Alors, j’ai mis une croix dans les deux colonnes. Il m’a mis un peu de sel sur les nichons. Le sel ne s’est pas dissout, j’attends donc un garçon.

Le docteur Meunier m’a demandé de mettre les mains sur les hanches comme quand je suis énervée. Ça n’a rien donné, parce que quand je suis énervée, je serre les poings et du coup, on n’a pas pu voir si mes pouces pointaient plutôt vers le ventre (garçon) ou plutôt vers le dos (fille). En fait, ils pointaient plutôt vers le haut ! Autre méthode infaillible qui n’a pas marché, ramasser un objet à terre, parce que je plie les genoux (le docteur Meunier m’a dit que c’était mieux pour le dos).

Il a fait un pendule avec une pièce au bout d’une ficelle, « parce qu’il est bon de faire preuve d’esprit hautement scientifique », ni lui ni moi n’avons pu déterminer si le pendule tournait ou s’il balançait.

À la fin de cette consultation, je n’étais pas plus avancée qu’au début, puisque dans la moitié des méthodes j’attends une fille et pour l’autre, un garçon.

Il m’a parlé d’un médecin, très réputé à l’époque pour ses prédictions infaillibles. J’étais curieuse de savoir comment il s’y prenait, mais j’en ai été pour mes frais. Ce docteur annonçait systématiquement à ses patientes qu’elles attendaient un garçon. À l’accouchement, si le bébé était un garçon, la mère ne posait aucune question, mais si c’était une fille, le médecin prenait un air surpris et sortait la fiche de sa patiente « Votre désir d’un garçon vous aura fait mal comprendre » et il montrait aux parents la fiche sur laquelle était noté que la maman attendait une fille.

Après cette séance de rigolade, le docteur Meunier m’a auscultée sérieusement, j’ai même pu écouter les battements du cœur du petit qui pousse dans mon ventre. Ça m’a vraiment émue, même si ça ne ressemblait pas du tout à ce que je m’attendais. Ça ressemblait plus à des gargouillis qu’aux battements de cœur (j’ai appris à me servir du stéthoscope avec ses patients). Par contre, j’ai été bouleversée, au point de verser quelques larmes, quand je lui ai expliqué que depuis quelques jours, j’ai comme des gaz intestinaux mais que je ne pète pas. Il m’a dit que ce sont les mouvements du bébé dans mon ventre que je commence à percevoir.

Tu aurais vu la tête de Jean-Baptiste quand je lui ai raconté ! Je suis sûre et certaine qu’il était plus bouleversé que moi ! Il pleurait, riait en même temps, il m’a prise dans ses bras pour me faire tournoyer avant de se raviser « Restons prudents ». Heureusement qu’Albert et Albertine sont moins enclins à la sensiblerie… sinon, on serait restés comme deux idiots à sourire bêtement, les yeux dans le vide !

Depuis vendredi soir, Jean-Baptiste avait un drôle d’air, mais je ne savais pas si c’était du lard ou du cochon. Hier, comme le lit commence à devenir un peu trop étroit pour nous deux, il m’a proposé qu’on aille chercher celui que le capitaine Martin nous a réservé. Un vrai lit nuptial à deux places. J’ai fait ma tête de mule et je lui ai répété que tant que nous ne serons pas mariés, je refuserai de dormir dedans. Il a respiré un grand coup et m’a dit « Je ne sais pas si nous pourrons nous marier un jour ».

Le matin même, j’avais croisé ici et là des personnes affublées d’un poisson dans le dos (le plus rigolo que j’ai vu était accroché au dos d’un pardessus, un dessin d’un squelette de poisson avec noté au-dessus « Désolé, j’avais trop faim ! »). J’ai cru qu’il me faisait une blague. Hélas, il aurait préféré que ce fût le cas.

Il n’existe pas d’acte de naissance officiel le concernant, aucun parent connu, juste la déclaration du couple de colons qui l’ont “recueilli”. Jean-Baptiste a donc besoin que ces personnes attestent qu’il est bien celui qu’il prétend être, qu’il n’est pas marié par ailleurs et aussi l’autorisent à se marier et à s’installer en métropole. Je trouve ça scandaleux. L’Administration était moins tatillonne quand il s’agissait d’aller se faire trouer la peau pour la Patrie ! En plus, comme il n’est plus soldat depuis novembre dernier, l’armée ne peut pas lui donner cette autorisation à convoler.

J’ai dû insister pour que Jean-Baptiste me fasse lire la lettre infecte qu’il a reçue de ceux qui se proclament ses bienfaiteurs. Ils lui reprochent de ne pas être revenu chez eux une fois son devoir militaire accompli. Ils ont même osé lui envoyer la facture de leurs “bienfaits” ! Ils osent exiger « le remboursement des frais engagés » pour son éducation, ses leçons de maintien, de danse et même pour ses tenues ! Tant que Jean-Baptiste ne les aura pas remboursés, ils refuseront de lui fournir les attestations nécessaires.

La rage m’a fait bouillir le sang. J’ai arraché une feuille d’un calepin, j’ai fait deux colonnes. Dans la première, j’ai noté leurs dépenses et pour remplir la colonne “recettes”, j’ai posé à Jean-Baptiste les premières questions qui me venaient à l’esprit.

– À partir de quel âge as-tu commencé à travailler pour eux ? Combien d’heures de nuit, combien de dimanches, combien de jours fériés estimes-tu avoir travaillés pour eux ? À ton avis, quel aurait été ton salaire quand, en plus du service, tu assurais le spectacle en tant que danseur de salon, en tant que « nègre savant » ? Et ces heures passées à étudier, non pas pour obtenir un diplôme, mais pour être en mesure de répondre aux questions les plus saugrenues sur les sujets les plus divers que pouvaient te poser leurs invités, à combien les estimes-tu ? À combien estimes-tu ton salaire de chauffeur ? Celui de mécanicien ? Celui d’ingénieur agricole, de métayer ? Et l’humiliation au quotidien, à ton avis, a-t-elle un prix ?

À chacune de mes questions, les yeux de Jean-Baptiste s’ouvraient davantage et il ne pouvait s’empêcher de sourire.

– Ma Louison, mon amour lumineux, si j’étais patron, je redouterais une syndicaliste de ta trempe ! Pour ce que je sais de lui, une chose est certaine, c’est qu’Éric aurait été fier de sa petite sœur !

Je lui ai conseillé d’en parler au capitaine Martin qui aura sans doute d’autres arguments à lui proposer. Jean-Baptiste sourait encore lorsqu’une petite voix s’est fait entendre.

– Albert, Albert, tu veux bien vérifier si aucune main facétieuse ne m’aurait accroché un poisson d’avril à mon insu ?

Albert s’est, une fois encore, montré à la hauteur de sa réputation de chevalier servant, il n’a pas hésité à plonger au plus profond d’Albertine pour s’assurer qu’aucun poisson d’avril n’y avait été accroché. Rassuré, il est ressorti presque aussitôt, mais Albertine était moins convaincue que lui.

Jean-Baptiste affirmait qu’il était à court d’arguments pour persuader Albert d’explorer à nouveau Albertine. Si j’avais ôté ma robe et ma culotte, je portais encore ma combinaison et mon soutien-gorge. J’ai fait mine de les retirer avant de me raviser. « À quoi bon ? Tu as raison, mon adoré, autant laisser cette pauvre Albertine se morfondre dans ses doutes et ne pas prendre le risque d’un refroissement… »

Jean-Baptiste m’a accusée d’être diabolique, ce qui (quand il le dit de cette façon) est déjà un beau compliment, mais quand il a rajouté « Ton goût des mots, ta soif de les apprendre feront de moi l’éternel vaincu de nos joutes oratoires », j’ai eu l’impression de recevoir la plus belle des médailles.

Je ne saurais dire quelles sont les caresses sur mes seins que je préfère, celles de ses mains ou celles de ses yeux. Quand ses yeux brillent de mille feux, quand le bout de sa langue apparaît subreptissement entre ses lèvres pour les caresser et qu’il ne peut la retenir, je pourrais me noyer dans un flot d’orgueil. Tant pis pour ma modestie, mais c’est un fait.

Jean-Baptiste était nu, je regardais son ventre, Albert luisait. Les veines saillantes me faisaient penser aux crêtes des montagnes telles qu’on les représente sur les cartes de géographie. Albert a plongé dans Albertine puis est ressorti.

– Il aime le regard que tu poses sur lui, mon amour lumineux !

– Albert, Albert, plonge encore en moi, racontons à Jean-Baptiste et à Louise la légende du martin-pêcheur à la recherche du poisson invisible !

Comme c’est le cas avec toutes les légendes, il nous a fallu beaucoup de temps, de plongées d’Albert dans Albertine, de détails importants à garder en mémoire avant d’achever son récit. Ensuite, nous avons dîné. Jean-Baptiste m’a prise dans ses bras pour notre lecture du soir. Il me fait découvrir Balzac, je ne sais pas comment il s’y prend, mais dès que les descriptions me lassent, il me demande de fermer les yeux et lit les mots, les phrases avec tant de sentiment que les paysages défilent devant moi comme si je m’y promenais et que je remarquais les moindres détails.

Nous sommes le lundi de Pâques, nous avons perdu une heure de sommeil puisque nous sommes passés à l’heure allemande. Jean-Baptiste me regarde écrire en souriant, je le regarde finir de se raser. Je sais qu’après il me demandera de vérifier qu’il ne reste aucune trace de savon sur sa peau. Je le couvrirai alors de baisers en lui répétant à quel point il est beau. L’envie de son corps me consume, mais nous sommes attendus chez Maurice et Henriette pour fêter avec eux la résurrection de leur Seigneur (qui n’est pas le nôtre), Marcelle ne sera pas là, elle passe la journée avec la petite Marcelle et sa maman.

Il s’est passé quelque chose le 8 mai 1945 ?