Le carnet retrouvé – Samedi 23 décembre 1944

Quelle histoire, quelle aventure ! Mais je dois d’abord te raconter notre « réveillon anticipé ». Jean-Baptiste est arrivé, mes cadeaux étaient posés sur son lit. J’avais préparé un repas de fête avec ce que j’avais pu trouver. Finalement, le plus gros problème n’a pas été les ingrédients, mais un détail auquel je n’avais pas songé : avec son petit réchaud de rien du tout, j’étais très limitée pour la cuisson.

Le fou chantant est rentré chez lui. Après son pipi du soir, j’ai failli avoir une crise cardiaque en l’entendant annoncer tout fort « La chanson que je vais interpréter est pour Louise si taquine ». Dès les premières notes de la chanson, j’ai voulu faire les gros yeux à Jean-Baptiste (hilare) parce qu’il a parlé de la blague que je lui avais racontée (c’est Marcelle qui me l’avait apprise quand on s’est connues dans l’abri) « Soirée à Vichy : le Maréchal lit le journal et madame Pétain coud ».

Il faudra qu’on m’explique comment être en colère quand Jean-Baptiste sourit comme il le fait. J’ai voulu le punir en lui faisant croire que puisque c’était comme ça, je ne lui offrirai pas ses cadeaux. J’allais presque y parvenir quand son voisin a claironné « Il est temps de vérifier si Albert est prêt à passer à table pour offrir un festin royal à son Albertine ». J’en suis restée muette de surprise (et j’étais cramoisie aussi) ! Jean-Baptiste m’a rassurée, son voisin ignore qui sont Albert et Albertine et ce que la formule « festin royal » signifie pour eux.

Jean-Baptiste n’a pas eu le temps de m’embrasser, de me caresser, l’appétit d’Albertine pour Albert était si grand qu’il a fallu l’assouvir de toute urgence. C’était vraiment plaisant de faire l’amour au rythme des chansons, surtout quand mon cœur battait si fort, quand nos souffles étaient si puissants que je n’entendais pas la musique jouée par le gramophone et ne découvrais la chanson qu’au moment où le voisin l’entonnait.

Par moments, nous le faisions en rythme, par d’autres, nous nous arrêtions pour danser. Je dois admettre que je n’aurais jamais songé à cette méthode pour apprendre à Jean-Baptiste à danser moins guindé ! Je dois aussi admettre que j’étais troublée de voir, de sentir Albert dressé, dur, luisant de plaisir et de désir tandis que je dansais dans les bras de mon prince charmant.

Nous avons été surpris quand la semence d’Albert a inondé Albertine au beau milieu de « Tout ça c’est pour nous ». Nous étions en sueur, Jean-Baptiste m’a proposé de nous allonger sous les draps pour ne pas attraper froid.

Il a fait semblant de découvrir mes deux cadeaux et m’a tendu les siens. On peut dire qu’il m’a gâtée ! Un beau cahier, épais, relié et tout avec un petit fermoir pour « que mes secrets soient bien gardés » et surtout un magnifique stylo dont la plume toute neuve brillait de mille feux. C’est avec lui que j’écris ces mots, c’est bien plus pratique qu’un porte-plume. Je remplis le réservoir et hop ! Je peux écrire sans avoir à m’interrompre pour tremper ma plume dans l’encrier. C’est magique !

Jean-Baptiste était épaté de la chemise que je lui ai confectionnée. La soie blanche fait ressortir toute la délicate beauté de sa peau noire et la douceur de l’étoffe, si agréable sous mes mains, augmente le plaisir qu’il ressent à mes caresses. Il a ri, incrédule, en découvrant la surprise dont je te parlais hier.

– Mais qu’est-ce donc ?! Ne me dis pas que…

– C’est un chandail pour Albert.

Il m’a dit que c’était pure folie de gâcher de la laine pour cette futilité en période de restrictions. Je lui ai répondu que s’il est une période durant laquelle il est vital d’être futile, c’est bien pendant les restrictions. Vaincu, il m’a encore regardée comme si j’étais la plus savante des savantes.

J’ai insisté pour qu’Albert enfile son chandail. Jean-Baptiste riait et se tortillait comme un asticot quand j’ai passé la ceinture autour de sa taille. Il m’accusait de le chatouiller. Comme lorsque j’avais pris les mesures, Albert refusait de se tenir tranquille, il se dressait, vibrait de telle façon que j’ai bien été obligée de le déshabiller pour répondre aux supplications d’Albertine.

Tu sais à quel point j’ai faim depuis les restrictions, hé bien cette faim n’est rien en comparaison avec celle que ressent Albertine pour Albert ! Ça en deviendrait presque embarrassant si Albert n’en était pas aussi heureux. Cette faim me rend imaginative, parce que j’ai appris à ne plus avoir honte des envies d’Albertine. Jean-Baptiste m’a parlé d’un livre, « la came à sous-draps » (ou un truc comme ça), où on décrit plein de positions, mais il est sûr que nous en inventons de nouvelles à chaque fois que nous faisons l’amour.

Albert coulissait tendrement dans Albertine apaisée quand le voisin de Jean-Baptiste a annoncé « Je ne peux achever ce récital sans vous interpréter cette chanson qui fait battre nos cœurs ! » Dès que les premières notes se sont envolées de son gramophone, Albertine a exigé que j’ordonne à Jean-Baptiste « Centaure ! »

Je n’oublierai jamais le plaisir que je ressentais à chaque claque sur les fesses que Jean-Baptiste m’assenait en rythme. Je ne sais pas si je pourrai un jour ne pas rougir en pensant au plaisir qui m’a cinglée, transpercée pendant cette chanson. Il le faudra bien, pourtant puisque depuis la Libération, il n’y a pas un bal, une fête sans que « Fleur de Paris » ne soit jouée plusieurs fois !

Un autre souvenir sera lié à cette chanson. Tandis que nous étions centaure et alors que le voisin avait à peine chanté les premiers mots, les portes se sont ouvertes dans l’immeuble et des locataires ont chanté les paroles à tue-tête. À y repenser, c’était très émouvant, mais pour être honnête, sur le moment, le plaisir que nous prenions nous rendait très égoïstes, imperméables à cette communion. À la demande générale, le voisin a bissé « Fleur de Paris », puis l’a chantée une troisième fois.

Quand son tour de chant s’est achevé, Jean-Baptiste et moi sommes passés à table. J’ai eu du mal à m’asseoir parce que l’ambiance aidant, il est devenu très enthousiaste dans sa façon de me claquer le derrière. Pour se faire pardonner, il a consenti à céder à mon caprice. Du coup, Albert était bien sage et s’est laissé faire, trop fatigué pour se mettre au garde-à-vous. Jean-Baptiste semblait désappointé parce que le chandail d’Albert était trop grand et trop large. Un petit diablotin m’a suggéré de titiller les bourses d’Albert du bout des doigts.

– Comment ça, « trop grand » ?

– Crapule !

Je n’ai pas cherché à nier. Avec tout ça, mon dîner était à peine tiède, mais on s’en fichait royalement ! Nous avons passé deux heures à parler de l’avenir, de tout ce bonheur qu’il nous reste à vivre, à ce chemin que nous parcourrons ensemble et il a fallu que je rentre.

Pour ne pas prendre le risque d’être démasqués, Jean-Baptiste descend toujours avant moi et m’attend devant la grille du square. Après son départ, je compte jusqu’à cent avant de descendre les escaliers. Quand Jean-Baptiste est sorti, j’ai compté à toute vitesse, contrairement à d’habitude. À chaque étage, je jetais un coup d’œil sur le couloir et la même question me trottait dans la tête « Laquelle, lesquelles de ces portes se sont ouvertes tout à l’heure ? » J’avais le sourire aux lèvres en passant en douce devant la loge de la bignole.

En ouvrant la porte de l’immeuble, j’ai vu Jean-Baptiste s’enfuir en courant. Il s’est retourné, m’a remarquée, j’ai deviné qu’il me désignait quelque chose à terre.

Ce n’était pas une chose, mais un vieil homme salement amoché. Par chance, j’avais ma sacoche avec moi. Je me suis agenouillée à ses côtés. Je l’ai rassuré en lui expliquant que j’allais examiner ses plaies. Son visage était en sang, mais l’arcade sourcilière saigne toujours beaucoup. Par contre, son nez était cassé et je ne savais pas comment faire pour le soulager. Dans ma sacoche, je n’ai que des comprimés d’aspirine pour calmer la douleur et je sais que ça aggrave les saignements.

Je lui expliquais tout ça quand Jean-Baptiste est revenu, une sacoche à la main. « Je n’ai pas pu les rattraper, mais dans leur fuite, ils l’ont abandonnée ».

Le vieil homme est médecin, il s’est fait attaquer par deux voyous, qui lui ont dérobé sa sacoche et son portefeuille alors qu’il sortait de chez un patient. Nous lui avons demandé s’il voulait qu’on l’accompagne à l’hôpital, mais il a préféré se rendre au poste de police pour déclarer l’agression et le vol de son portefeuille. Il était venu en auto, mais il n’était plus en état de la conduire. Jean-Baptiste s’est proposé.

Si madame Mougin avait caché la clé, je savais où elle serait, mais j’avais peur qu’elle croie que je passais une deuxième nuit chez Henriette et de me retrouver à la porte. Nous étions convenus que Jean-Baptiste m’accompagnerait jusque devant la maison et que je dormirais chez lui si la clé n’était pas à sa place. Avec tout ça, notre plan tombait à l’eau. Une chance, il s’en est souvenu et il a demandé au docteur l’autorisation de faire un détour. Ce qu’il a accepté de bon gré.

Dans l’auto, il m’a demandé où j’exerçais. Toute fière qu’il m’ait prise pour une infirmière, je lui ai expliqué ma condition et son changement à venir dès le mois de février. Incrédule, il m’a regardée. « Une école de la Croix-Rouge ? Vraiment ? Dans… » Il n’a pas fini sa phrase. Avant que je descende, il a ouvert sa boîte à gants et m’a tendu sa carte. « Si jamais vous cherchiez une place, sachez que je vous emploierais volontiers en qualité d’assistante ».

La clé était bien là où je le pensais. Je me suis retournée et j’ai fait de grands signes de la main à Jean-Baptiste et son passager.

3 commentaires sur “Le carnet retrouvé – Samedi 23 décembre 1944

    1. Mon ami et fidèle lecteur, tu me connais assez pour te douter que la fin de ce carnet ne signifie en rien la fin de cette histoire d’amour et qu’il y aura d’autres cahiers à découvrir !
      Merci, encore mille fois merci pour tes encouragements.

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