Le carnet retrouvé – Jeudi 26 octobre 1944

J’ai oublié de te raconter la soirée du dimanche. Jean-Baptiste m’a accompagnée jusque chez la petite Marcelle puisqu’on avait du temps devant nous. Le logement qu’elle occupe avec sa maman est très bien tenu. Je ne m’y attendais pas après avoir vu l’état du pansement, mais c’est parce qu’il n’avait jamais été refait.

La petite Marcelle s’enfuyait dès qu’elles s’approchaient du dispensaire. La maman a rusé et l’a amenée jusque dans nos locaux, à l’autre bout de Paris, en lui faisant croire que c’était pour lui chercher un manteau et un colis alimentaire. Une fois sur place, la gamine s’est sentie piégée, c’est pour ça qu’elle braillait comme un âne en plus de sa peur d’avoir mal.

Quand j’ai commencé à défaire son bandage, la petite Marcelle m’a fait remarquer que je ne l’avais pas mouillé. C’est la première fois qu’elle me parlait vraiment. La veille, elle marmonnait des « oui » ou des « non ». J’ai été très étonnée de son accent si parisien, c’est une Marcelle en miniature, à n’en point douter !

– Hier, ton bandage et ton pansement étaient tout collés, mais regarde comme tout se détache facilement aujourd’hui !

La petite me regardait faire, mais elle a détourné le regard quand j’ai retiré le gros morceau de ouate au-dessus du Tulle gras. La plaie est déjà bien plus belle. J’étais contente et j’ai dit à la maman que ça me paraît en bonne voie. Elle a eu un sourire soulagé, mais aussi très fatigué. La petite a jeté un regard en biais. Je lui ai promis de la prévenir quand elle pourra la regarder sans dégoût.

Il fait un froid de canard dans leur petit logement et il est très sombre aussi, à cause de deux vitres cassées qui ont été réparées avec des lattes de bois et des journaux. J’ai retrouvé Jean-Baptiste dans la cour et je lui en ai parlé. On est toujours rationnés pour le charbon, quand on en trouve, on n’est qu’en octobre et le temps a déjà bien fraichi. Il nous reste des sous sur ceux qu’Eugénie a donnés à Jean-Baptiste, alors on a décidé de dépenser quelques billets pour faire poser de nouvelles vitres. Jean-Baptiste connaît un vitrier qui travaille pour l’armée, il m’a promis de lui en parler.

Il avait un beau regard et un sourire attendri. Il m’a dit que j’ai une belle âme parce que je préfère dépenser les sous pour la petite Marcelle et sa maman au lieu de nous les garder pour payer une chambre d’hôtel. J’ai haussé les épaules, de toute façon, j’aurais moins de plaisir en les imaginant grelotter pendant que je prends du bon temps. Il m’a serrée très fort contre lui. « Je t’aime, ma Louise ». C’est la première fois qu’il me l’a dit tout fort dans la rue.

J’ai fait bien attention à rentrer ni trop tôt, ni trop tard et à me présenter à Madame pour lui expliquer pourquoi j’ai découché, même si je savais qu’Eugénie lui avait déjà dit. Elle m’a reçue avec un grand sourire et une lueur dans les yeux qu’elle n’avait jamais eue avant. Elle faisait comme si elle n’y prêtait pas attention, mais son regard louchait vers ma sacoche. Eugénie s’est « montrée bien trop curieuse pour une jeune fille bien élevée », elle m’a demandé ce qu’elle contenait. Je lui ai répondu et pour le prouver, je l’ai ouverte. Je lui ai même précisé de ne pas ouvrir la boîte métallique avec une croix rouge dessus parce qu’elle sert à ranger les pansements sales que je dois remettre à l’infirmière samedi prochain (c’est peut-être un mensonge, en fait, je n’en sais trop rien).

J’ai fait ma tête de linotte. « J’ai failli oublier, l’infirmière du poste de secours m’a remis cette lettre à votre attention ». Tu parles ! Comme si j’avais pu l’oublier ! Je la connais presque par cœur, elle demande à Madame l’autorisation de m’absenter en fin d’après-midi afin que je puisse dispenser les soins à la petite Marcelle demeurant rue Roli *, dont la main droite et l’avant-bras ont été brûlés, ce qui nécessite des soins quotidiens. Le tout sur du papier à en-tête, signé, tamponné et tout !

Madame a eu un petit sourire. Elle m’accorde « bien volontiers » ces quelques heures chaque soir. « J’espère que la nièce de madame Mougin se montrera aussi efficace que vous ». Tu parles que la Mougin n’était pas ravie quand Madame l’a fait venir avec Jeanneton pour lui annoncer la nouvelle ! Elle tordait tellement le nez qu’on aurait dit un Picasso !

Je retrouve Jean-Baptiste tous les soirs à la Cité Universitaire** et on finit le trajet à pied. Mardi soir, j’ai vu de dehors que les vitres avaient été posées, je l’ai fait remarquer à Jean-Baptiste. « J’avais demandé au vitrier de faire preuve de célérité, je ne pensais quand même pas qu’il les poserait si vite ! » La petite Marcelle et sa maman m’ont accueillie avec tant de reconnaissance que j’en avais un peu honte et puis la maman est sortie. Je n’avais pas encore fini de retirer le bandage qu’elle était déjà de retour avec Jean-Baptiste. « On n’allait quand même pas le laisser poireauter tout seul sous cette pluie ! » La plaie a déjà presque belle figure, j’ai honte de le confesser, mais je le regrette un peu, parce que lorsqu’elle sera guérie, je n’aurai plus d’excuse pour m’absenter.

Hier, la petite Marcelle a demandé à Jean-Baptiste comment il faisait pour rester tout noir. Il venait de se laver les mains et elle était surprise qu’elles ne deviennent pas blanches. J’ai un pincement au cœur en écrivant ces mots parce que Henriette nous avait laissé sa petite chambre pendant « une heure ou deux, mais pas plus » juste avant que je rentre et qu’on a eu notre première dispute. J’avais taquiné Albert, peut-être un peu trop, sa semence s’était répandue sur le ventre de Jean-Baptiste. J’étais étonnée de la quantité, alors je l’ai regardée en me demandant s’il y en avait autant que ça ou si ça faisait comme quand on renverse un verre d’eau sur la table et qu’on a l’impression qu’il y en a des litres

Jean-Baptiste m’a demandé si j’étais étonnée qu’il soit blanc. Je lui ai répondu de ne pas me prendre pour une idiote, que je suis une fille de la campagne je sais bien que la semence d’un mâle ne dépend pas de la couleur de sa robe ! « Parce que je suis un animal à tes yeux ? » Je n’ai pas compris pourquoi il me disait ça, je lui ai répondu « C’est bien ce que nous sommes, non ? Des mammifères ! Le lait avec lequel les femelles nourrissent leurs petits est blanc, quelle que soit l’espèce, comme la semence des mâles qui les ont engendrés ! » J’étais vexée qu’il me prenne pour une cruche, je n’ai que mon certificat d’études alors qu’il a ses deux bachots, mais quand même ! J’apprenais mes leçons ! « Les trois règnes sont : petit a, le règne minéral ; petit b, le règne végétal et petit c, le règne animal » J’étais tellement en colère que je me suis rhabillée sans le regarder et que je lui ai dit d’un ton cassant que je préférais rentrer toute seule et j’ai claqué la porte sans me retourner. J’ai pleuré tout le long du chemin du retour.

La Mougin est allée chez ses fournisseurs habituels, elle va leur présenter Jeanneton pour qu’ils ne lui vendent plus de la camelote, parce qu’elle est revenue hier avec des patates à moitié pourries et de la viande que la Mougin malgré tous ses talents de cuisinière n’a pas pu servir à Monsieur et à Madame. J’en profite pour écrire ces mots, je voulais envoyer une lettre à papa et à maman pour leur dire que j’allais leur présenter mon amoureux, mais je ne sais même pas si Jean-Baptiste sera à notre rendez-vous ce soir. J’ai les yeux qui me piquent quand je me dis qu’il ne viendra plus.

Les craintes de Louise étaient-elles justifiées ?

*Rue du 14ᵉ arrondissement de Paris

**Gare de l’ancienne « ligne de Sceaux », désormais RER B