Le cahier de Bonne-Maman – « Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères, des divans profonds comme des tombeaux »

 

Le retour de Pierrot et de Toine au village marqua aussi le retour à la normale. Mais la vie normale, en 1919, comportait une multitude de règles auxquelles nous devions nous soumettre, même si elles nous déplaisaient, même si nous les trouvions ridicules. L’une d’entre elles, la plus contraignante sans doute, nous imposait de ne pas vivre sous le même toit avant le mariage. De fait, Nathalie habiterait dans la ferme familiale, Pierrot également, Toine chez ses parents et moi, dans ma petite chambre au-dessus de l’école communale. Qu’elles promettaient d’être longues, cruelles, douloureuses ces nuits solitaires !

Très vite, nous enfreignîmes cette règle pour nous retrouver tous les quatre et passer la nuit ensemble, dès que c’était possible, le plus souvent chez Toine. Son père fut notre complice dès la première fois, par amour pour son fils, le seul qui soit revenu des tranchées. Toine avait deux frères, l’un était mort à Xures en août 1914, l’autre fut emporté par la grippe espagnole en 1918.

Peu après notre retour de Nice, je reçus un courrier officiel m’annonçant mon renvoi. Le ministère s’était soudain aperçu que je n’étais pas diplômée à hauteur de ma fonction, je devais donc cesser de l’exercer et rendre le logement que j’occupais « indûment ». J’étais abasourdie. Le vieil instituteur, qu’on avait sorti de sa retraite pour palier le manque de maîtres pendant la durée du conflit, ce vieil instituteur qui faisait aussi fonction de directeur d’école, était écœuré de cette injustice, il me conseilla d’aller en parler au maire, qui trouverait bien une solution pour que je puisse rester au village.

Comme c’est encore le cas, la mairie n’était pas ouverte tous les jours, aux heures de bureau. Quand l’un ou l’autre des villageois devait effectuer une démarche, il se rendait chez l’un des élus municipaux qui ouvrait la mairie le temps nécessaire pour remplir le formulaire, le registre et apposer les tampons requis.

J’allais donc trouver le maire pour lui exposer mon problème. Quand je traversai la cour de l’école, les premières gouttes tombaient. Le temps d’arriver chez lui, à l’entrée du village, un orage apocalyptique avait éclaté. La pluie avait laissé place à un orage sec dont les éclairs déchiraient les nuages noirs comme l’enfer et les grondements du tonnerre retentissaient sans qu’on puisse prévoir à quel moment.

J’entrai en trombe par crainte de la foudre. Je crus un instant que mon entrée spectaculaire, les avait effrayés. Ils étaient comme catatoniques, les yeux exorbités emplis de terreur. Puis, j’entendis les cris de Toine, qui s’était tassé dans un coin de la pièce, il n’était plus chez lui, mais à nouveau dans l’enfer des tranchées. Ses yeux grands ouverts reflétaient l’horreur, son pantalon taché trahissait sa peur.

Je m’approchai et, oubliant la présence de ses parents, m’accroupis face à lui, lui caressai la joue, embrassai son front « Toine, Toine, je suis là ! Toine, Toine, ce n’est que l’orage… », mais il restait coincé dans ses cauchemars, alors, faisant fi de la moindre prudence, je lui pris la main et la glissai sous mes jupons, ses doigts se crispèrent sur mon pubis et il revint dans la réalité.

Je n’ai jamais su si ses parents virent mon geste, s’ils l’ont réalisé. Nous n’avons plus jamais évoqué cette scène.

Oubliant le motif de ma venue chez eux, je relevai Toine et l’emmenai dans sa chambre, où il me parla, la tête posée sur mes cuisses, et où il finit par s’endormir.

Quand je redescendis, je voulus m’expliquer, mais ses parents ne m’en laissèrent pas le temps, ils me remercièrent et me dirent que leur porte me serait toujours ouverte.

Comment as-tu pu deviner que l’orage mettrait Toine dans cet état ?

En guise de réponse, j’exposai au père de Toine la raison de ma venue. Il était impuissant, si le ministère me jugeait inapte à exercer la fonction de maîtresse d’école, tout maire de la commune qu’il était, il ne pouvait imposer ma présence. Il enrageait de son impuissance, mais il me proposa de m’embaucher comme employée de bureau dans sa société de négoce. Quant au logement, le temps que je trouve un véritable chez moi, il m’offrit la chambre d’un de ses fils. Je ne savais pas comment lui exprimer ma gratitude, je pleurais, j’aurais voulu baiser ses pieds, mais comme il le faisait souvent pour masquer son émotion, le père de Toine me rabroua et, pragmatique, me dit « Avec ce que tu viens de faire pour notre fils, c’est nous qui te sommes redevables, Rosalie ! »

Nous étions en train de parler quand une main toqua au carreau. La mère de Toine ouvrit la fenêtre et je reconnus Marie, la petite sœur de Pierrot, je la connaissais bien, je l’avais aidée pour son certificat d’études en 1917. Elle était affolée.

Gaspard Dughet – Paysage à l’éclair

Comme il le faisait souvent depuis son retour, son frère était parti se promener à travers champs pour retrouver sa Provence qu’il aimait tant. L’orage avait éclaté, personne ne s’était inquiété, Pierrot connaissait chaque relief, chaque bosquet, chaque bergerie, il s’était sans doute mis à l’abri en attendant la fin de l’orage. Et puis, un villageois était venu les prévenir, qu’il était tombé fada, il s’était réfugié entre deux rochers et criait « Rosalie ! Ma Rosalie ! Je vais mourir sans t’avoir revue ! ». Tous leurs efforts pour le sortir de sa cachette, pour le faire revenir à la raison avait été vains. Elle avait donc couru me chercher à l’école, où le directeur lui avait dit que je me trouvais chez le maire.

Toine dormait, son père décida de prendre son auto pour arriver plus vite, en chemin, je demandai à Marie d’aller chercher Nathalie, si je ne réussissais pas à réveiller Pierrot de son cauchemar, elle y parviendrait sûrement. Quand, je fus seule avec le père de Toine, je lui expliquai « Toine me confie ce qui le hante, mais c’est à Nathalie que Pierrot le fait. Parce que l’amitié permet certaines confidences que l’amour n’autorise pas ». Il sembla soulagé de cette explication.

Arrivée devant Pierrot, comme je le craignais, il ne me vit pas, son regard était tourné vers ses tourments intérieurs, il ne m’entendit pas quand je lui dis « Mon Pierrot, je suis là ! Prends ma main, viens avec moi ! » au contraire, il faisait de grands signes pour me chasser, comme si j’étais une vision diabolique.

Quand Nathalie arriva, elle lui parla, il ne l’écouta pas plus, nous étions accroupies côte à côte, je lui chuchotai « Tes seins… Nathalie, fais-lui toucher tes seins… ». Je me relevai et de mon corps, masquai à la vue du père de Toine, la main de Nathalie attrapant celle de Pierrot et la portant à sa poitrine. Ce qui avait marché avec Toine fonctionna aussi avec Pierrot. Il retrouva ses esprits, et empli de honte s’effondra en sanglots.

Sur le chemin du retour, le père de Toine lui dit « Non, Pierrot, tu n’es pas un moins que rien, ce sont ceux qui vous ont envoyés dans cet enfer qui le sont ! Ce sont eux, les responsables de cette boucherie qui sont les lâches ! ». Je crois que ses mots eurent plus de poids que si moi ou Nathalie les avions prononcés.

Arrivés chez Toine, sa mère ouvrit la chambre de l’autre fils, Pierrot et Nathalie s’y enfermèrent. Dans la salle à manger, nous étions tous silencieux. Il se passa un long moment avant que Nathalie redescende, un sourire timide aux lèvres. « Il s’est endormi ».

Nous leur expliquâmes que les choses se passaient toujours ainsi, ils nous confiaient leurs atroces souvenirs, nous les écoutions dans les interrompre, enfin, ils s’endormaient et à leur réveil, ils retrouvaient à nouveau leur gaieté habituelle.

Nous étions des villageois, et que ce soit en Normandie ou en Provence, le nom de Freud était inconnu, aussi, il ne faut pas que vous vous imaginiez que nous appliquions ses principes, dans notre univers, on parlait de fous, de fadas, ils vivaient au milieu de nous et quand certains étaient « dangereux », on les enfermait à l’asile sans se poser plus de question. De longues années se sont écoulées avant qu’on entende parler de psychanalyse, l’amour que nous ressentions pour Pierrot et pour Toine, notre instinct ont été nos seuls guides.

Il était l’heure de dîner, le bruit des casseroles qui s’entrechoquent, les odeurs de la cuisine réveillèrent Toine qui fut surpris de trouver sa Nathalie aux côtés de ses parents. Quand il apprit pourquoi elle était là, il remercia son père avec force effusions, ce qui n’était pas d’usage entre un fils et son père à l’époque.

C’est ainsi qu’il fut décidé que Nathalie et moi dormirions chez Toine cette nuit, son père se chargea d’aller trouver les parents de Nathalie et ceux de Pierrot pour les en informer. La raison de cette cohabitation fut connue de tout le village dès le lendemain, ce qui nous évita les regards désapprobateurs. Nous n’étions pas des filles perdues, mais plutôt des héroïnes, des infirmières, de celles qui soignent les plaies en toute modestie et discrétion.

Nous allions passer à table quand Pierrot arriva, il fit le geste de se découvrir pour marquer le respect et saluer ses hôtes, mais constatant qu’il était déjà tête nue, parut décontenancé. « Ne fais pas tant de manières, Pierrot ! Tu es ici, chez toi ! » Toine était d’humeur joyeuse et taquine, ce qui surprit ses parents, mais un échange de regards entre nous quatre, nous informa qu’après le repas, nous passerions à d’autres réjouissances.

Après le dîner, chacun retrouva sa chambre, je partageais la mienne avec Nathalie, mais nous avions prévenu les parents de Toine, qu’il nous faudrait peut-être les rejoindre dans la nuit si les cauchemars venaient les hanter, qu’ils ne devraient pas y voir de mal. « Quel mal pourrait-il y avoir à rendre le goût de vivre à Toine et à Pierrot ? » Je n’ai jamais su s’il avait compris de quelle façon nous leur rendions. Le silence était une vertu, tout comme la pudeur, ce qui est à mon avis, une imbécillité.

Quand il fut certain que ses parents s’étaient endormis, Toine entrouvrit la porte de la chambre où devait dormir Pierrot, et en silence, ils vinrent nous rejoindre. Nous devions faire attention à ne pas faire trop de bruit. Nos mains arrachaient nos vêtements, nos corps réclamaient leur dose de baisers, de caresses.

C’est cette nuit que nous inventâmes le jeu de la boîte à idées. Enfin, c’est cette nuit que nous écrivîmes pour la première fois, clairement nos désirs, nos fantasmes, le jeu en a découlé peu après et il eut plusieurs évolutions, mais j’y reviendrai plus tard.

Toine prit une feuille de papier, la déchira en quatre, nous tendit à chacun un crayon et chacun devait noter ce qu’il l’exciterait le plus avant de le donner à lire à son partenaire « officiel ». Nous nous assîmes, tour à tour, sagement, devant le bureau. Mon tour venu, je regardai mes amours, fermai mes yeux, écoutai mon corps et écrivis ce qui par la suite fut appelé « la figure Rosalie ».

Quand Toine lut le bout de papier rempli par Nathalie, il fit la moue, faussement dépité, je devinai immédiatement qu’il la taquinait, mais elle tomba dans le panneau

On ne réalisera pas le vœu de Nathalie, parce que je n’ai pas envie d’être abstinent…

Comment ça ? Je n’ai pas écrit que tu devais l’être ! J’ai écrit « Regarder Toinou faire à Rosalie ce qu’il ne ferait jamais avec moi »

C’est bien ce que je disais ! Tout ce que je pourrais faire à Rosalie, je le ferais volontiers avec toi !

Émue, elle se précipita dans ses bras, l’embrassa, tandis que je découvrais le vœu de Pierrot, je lui souris, surprise d’en être si peu étonnée. Quand Nathalie lut celui de Toine, elle s’approcha de moi, me le tendit « Tu serais d’accord ? », j’éclatai rire en lui donnant à lire le papier de Pierrot, qui plaqua fermement sa main sur ma bouche « Moins fort ! Qu’y a-t-il de si drôle ? »

Pour toute réponse, nous leur tendîmes les deux morceaux de papier, nous nous allongeâmes sur le lit tandis qu’ils « topaient là », hochant la tête, clignant de l’œil, un sourire complice et entendu sur leur visage.

J’embrassai Nathalie, qui me caressait les seins, le ventre mes cuisses, semblant ignorer mes fesses, mon minou. Je reculai mon visage pour que Pierrot et Toine puissent regarder nos langues danser ensemble. J’imaginai comment chacun se caressait rien qu’à leurs soupirs, à leur respiration.

Du bout de ma langue, je caressais les lèvres de Nathalie, son menton, son cou, je poursuivis langoureusement vers ses épaules. Je savais qu’elle avait rejeté sa tête en arrière, ses doigts caressaient ma bouche. Je les tétai un peu. Un sourd grognement sous mes lèvres. Une respiration sifflante à ma gauche. Une respiration plus haletante au-dessus de moi. Satisfaite, je sentais mon corps déjà bien échauffé le devenir davantage.

Je léchai ses seins comme si je les découvrais, comme si ma bouche, mes mains, ma langue ne connaissaient pas leurs ressemblances et leurs dissemblances, comme si, muette, je voulais les faire remarquer à ces deux hommes qui avaient du mal à déglutir tant ils étaient surpris de voir ce fantasme dont ils n’avaient jamais vraiment osé rêver en train de s’accomplir devant eux.

Cette situation m’excitait bien plus que je ne l’aurais cru. Je prenais conscience du plaisir que je prenais à en offrir à Nathalie, mais aussi à le faire devant Pierrot et Toine, pour les exciter. Je poursuivis ma découverte du corps de Nathalie, par son ventre, mes mains fermement serrées sur ses avant-bras, pour qu’elle m’interdise de relever la tête.

J’entendis le « Oh ! » de Pierrot quand il vit que je mordillais les poils du haut du pubis de Nathalie qui ondulait de plaisir, qui desserra son étreinte pour mordre son poing et empêcher son cri de retentir dans toute la maison.

Je descendis plus bas encore et, comme Pierrot et Toine l’avaient souhaité, pivotai mon corps de telle façon que nous étions chacune bouche contre sexe. Les doigts de Nathalie savaient à merveille comment ouvrir mon corps pour le rendre impudique, elle savait d’instinct ce qui exciterait le plus son Toine.

Nous changeâmes encore de position, elle sur le dos, moi allongée sur elle, aussi sur le dos, nos cuisses outrageusement ouvertes. Je regardais l’un, puis l’autre, un sourire coquin aux lèvres, j’aimais les regarder se masturber, je trouvais ça si excitant, particulièrement Toine et son sexe énorme au creux de sa main virile et délicate.

Son regard semblait me supplier « Aide-moi ! » alors, je pris les mains de Nathalie, leur fis écarter mes grandes lèvres, introduisis le bout de mon index dans mon puits d’amour, avant de le ressortir, tout luisant et de me caresser mon bouton rosé sous ma toison d’or.

L’effet fut immédiat, Toine éjacula à long jet sur mon pubis, suivi de près par Pierrot, quand nous sentîmes que leur sperme mélangés avaient également coulé sur le sexe de Nathalie. Nous les laissâmes, à tour de rôle, nous honorer de leur bouche.

Nous étions bien, tous les quatre, comblés, repus de plaisir, nous pensions attendre quelques minutes encore, avant que Toine et Pierrot rejoignent leur chambre respective, nous endormir paisiblement du « sommeil du juste » maintenant que nous avions chassé les cauchemars pour cette nuit.

D’une voix douce, aux intonations sensuelles, Toine demanda à Pierrot « Et quel était le vœu de notre Rosalie ? » Pierrot sembla se réveiller d’un coup, confus d’avoir omis, dans l’excitation du moment, de lire le papier que je lui avais tendu. Il découvrit mes mots en même temps que Toine.

Nous ne dormîmes pas de la nuit.

« Pierrot serait allongé sur le dos aux côtés de Nathalie, elle offrirait ses seins à ses caresses et ils s’embrasseraient. En même temps, je chevaucherais mon Pierrot et danserais sur son corps comme il aime tant que je le fasse. Toine, qui ferait l’amour à Nathalie, m’embrasserait, tout en caressant mon bouton d’or modulant ainsi mes mouvements à sa guise. Et nous aimerions ça »

Comme l’écrivit Antonio Machado, « Le printemps est venu. Comment ? Nul ne l’a su »

Le cahier de Bonne-Maman – « Je ne saurais vous plaindre de n’avoir point de beurre en Provence, puisque vous avez de l’huile admirable »

Nous nous étions enfin résolus à sortir de la petite maison et nous admirions la mer en contrebas, depuis le promontoire où nous avait emmenés Toine.

—  Il aura fallu que je vienne ici, avec vous, pour réaliser à quel point tout ceci m’avait manqué… la mer faussement calme, caressée par le vent chargé de parfums… les pierres, la garrigue… la lumière… et ce vent… ce vent piquant comme la vie, apaisant comme la confiance…

Se tournant vers moi, il me demanda

—  Et toi, blonde Rosalie ? Ta Normandie ne te manque pas ? Si tu fermes les yeux et que tu penses à ton pays, qu’est-ce qui te manque le plus ?

Debout, face à ce paysage sauvage, rugueux, à cette mer docile et calme, dans les bras de Pierrot qui regardait au loin, par-dessus ma tête, je fermai les yeux et répondis

—  L’odeur des pommes qui sont tombées des arbres et qu’on ramasse sur l’herbe épaisse, humide… l’odeur des pommes qu’on épluche… les vaches grasses, leur odeur, le bruit des troupeaux… la mer vivante qui s’enfuit au loin, mais qui revient toujours… nos poissons… l’odeur, la texture de la crème fraîche, de nos bons fromages… la lumière du petit matin inondant l’orée de la forêt près de notre pâture… le trèfle en fleurs… les romulées… ces autres fleurs dont le nom m’échappe… le vent iodé qui cingle, qui fait couler les yeux, qui pique les mains…

J’inspirai de toutes mes forces et j’eus l’impression d’y être

—  … et le beurre !

Nathalie avait interrompu mon évocation en éclatant de rire. Elle ne comprenait pas que je puisse me régaler de la viande cuite dans du beurre fondu. Elle tordait encore le nez en évoquant ce qu’elle qualifiait de vice.

—  Dire qu’elle ne connaissait pas les olives avant que je lui en fasse goûter et que l’huile lui donnait des hauts de cœur !

Toine eut un hoquet de surprise.

—  Pourtant… tu avais l’air d’apprécier la cuisine niçoise… Je me trompe ?

Gênée, je fixais le ciel à la recherche d’un nuage auquel accrocher mon regard, Nathalie s’intéressait plus que de raison à un petit caillou à ses pieds.

—  Ho ! Que signifient ces regards fuyants, ces sourires coupables et ces joues rougies ?

Pierrot et Toine nous pressaient de questions dont ils connaissaient la réponse, mais étaient excités à l’idée de l’entendre de nos bouches.

—  Vas-y, toi… dis leur !

—  Non ! C’est à toi de leur dire !

—  Non ! C’était ton idée… alors…

—  C’était TON idée, ma chère !

—  Non, c’était la tienne !

En réalité, c’était la nôtre, pour le moins, nous ne savions plus très bien qui l’avait eue en premier. Pierrot et Toine usèrent de toute une gamme de stratagèmes pour nous convaincre de raconter. Ils nous cajolaient, nous suppliaient, exigeaient, larmoyaient, nous cajolaient encore. Nathalie et moi jouissions de ce pouvoir que nous détenions, mais quand lassées de nous faire supplier, nous voulûmes leur expliquer, les mots nous manquèrent, ceux qui nous venaient à l’esprit ne rendaient pas grâce à ces moments sensuels et intimes.

—  Si vous aviez pu voir…

—  Il aurait fallu vous montrer…

Toine nous répondit de ne pas nous en faire, il achèterait de l’huile en chemin et nous leur montrerions dans la chambre.

—  Ah, mais non ! Dans la chambre, ce ne sera pas possible… non !

—  Nous le faisions sur la table… non !

—  Ça risquerait de gâter le plancher ou les draps !

Maintenant que nous mourrions d’envie de leur faire partager ce jeu, que l’idée nous excitait autant qu’elle les excitait, voilà qu’un obstacle se dressait devant nous ! Nous étions dépitées et il était hors de question de demander, comme nous l’avait suggéré Toine, à notre logeuse de nous laisser l’usage de sa cuisine.

Philosophe et déterminé, Toine nous affirma péremptoire

—  Quand un obstacle se dresse devant nous, il suffit de le contourner pour le surmonter ! Attendez-nous ici, nous revenons au plus vite !

Georges Marie Julien Girardot

Nous les regardâmes partir au pas de course et le temps de réaliser notre effronterie, avant même que nos joues, nos fronts aient perdu leur rougeur, nous les vîmes arriver, toujours au pas de course, tenant chacun une bonbonne d’huile. Nous les houspillâmes, leur reprochant d’en avoir apporté bien plus que nécessaire. « Vaut mieux ça que l’inverse ! ». Je ne pouvais qu’approuver mon Pierrot.

—  Maintenant, mon Toinou, il faut que tu nous trouves un lieu à l’abri des regards indiscrets…

La voix mutine de Nathalie, son sourire plein de sous-entendus, son regard enjôleur, attisèrent le désir de Toine, qui ne cherchait pas à dissimuler la bosse dans son pantalon, bien au contraire ! Les rochers, les buissons faisaient un petit nid, comme un écrin naturel. Nous nous dévêtîmes comme si être nues en pleine nature était la chose la plus normale du monde, comme si l’on ne nous avait jamais inculqué la détestation de nos corps, du plaisir. Nous dansions, lascives, au rythme d’une musique imaginaire. Sous prétexte de ne pas prendre le risque de tacher leurs habits, nous exigeâmes que Pierrot et Toine se missent nus également. Un peu rétifs à l’idée, il nous fallut user de mille ruses et arguments pour les convaincre.

Quand ils furent dévêtus, Nathalie s’adossa à un rocher, versa de l’huile dans sa main en coupe et, dans un geste d’une grâce absolue, fit couler l’huile de sa main sur sa poitrine. La nature avait fait silence, pour ne pas troubler cet instant. Nous retenions notre souffle devant tant de beauté. Enfin, comme je l’avais fait tant de fois, je m’approchai d’elle, mes mains caressèrent ses jolis seins et je la tétai. Nous entendions le désir proche de la folie dans la respiration saccadée de Pierrot et de Toine, dans leurs exclamations qui s’évanouissaient après la première syllabe.

J’exagérai un rictus de dégoût, qui ne demandait qu’à se muer en sourire de plaisir. Je versai dans la main de Nathalie bien plus d’huile qu’elle ne pouvait en contenir, quand sa main déborda, que l’huile se répandit sur son ventre, je la léchai. Pierrot et Toine étaient muets d’excitation, sidérés du spectacle du corps de Nathalie luisant de toute cette huile, ondulant sous les caresses de ma langue. Elle fit couler un peu d’huile sur sa toison, entre ses cuisses. Je dégustai mon amie sous le soleil, dans les parfums de la Provence, oubliant un instant la présence de nos comparses. J’écartai les lèvres de son sexe et versai un long filet d’huile, je reculai mon visage pour mieux apprécier le spectacle et, enfin conquise, la dévorai tendrement, jusqu’à ce que ses cuisses se contractent autour de mon visage à m’en broyer les os du crâne.

Quand elle jouit, son cri dut s’entendre jusqu’en Italie.

Redescendue sur Terre, je regardai Pierrot et Toine.

—  Et c’est ainsi que j’ai appris à aimer l’huile d’olive !

Ils semblaient vouloir retenir leurs viscères, tant ils tenaient leurs bras croisés serrés contre leur ventre. En leur souriant, nous leur demandâmes s’ils souhaitaient nous goûter ainsi l’une après l’autre « pour savoir si nos goûts intimes sont différents »

Ils ne se firent pas prier « Laisse-moi admirer ta peau laiteuse étinceler au soleil… » Pierrot étalait l’huile que je faisais couler sur mon corps, de la même façon que Nathalie l’avait fait plus tôt. Je regardais ses mains viriles, à la peau brune, aux veines saillantes, aller et venir sur mon corps. Le contraste était saisissant, mais nos peaux se rejoignaient dans le scintillement.

Je regardais ses mains et ma respiration devenait irrégulière, tantôt légère, puis, dans un crescendo, de plus en plus ample, profonde. Je regardais ses mains avec la folle envie qu’elles me possèdent.

Il fallut que j’entende une remarque de Nathalie pour réaliser que je criais, Toine précisa « comme le chant d’un oiseau lors d’une parade amoureuse ».

La bouche de Pierrot faillit me faire mourir de plaisir lorsqu’il dégusta mon sexe offert . Quand je le libérai de l’étau de mes cuisses, comme nous le leur avions demandé, il goûta Nathalie qui avait joui de son Toine.

Le regard de Toine avait ces reflets, comme des éclairs de folie, quand il s’approcha de moi. Il fit couler de l’huile sur mes seins, se dit fasciné de la trouver si ambrée tant ma peau était laiteuse. Il guidait cet onguent vers ma toison, lissant mes poils entre ses doigts, plus longs, plus nerveux, moins trapus que ceux de Pierrot.

J’entendais Nathalie le supplier de la prendre enfin, de ne pas la faire languir plus longtemps de désir, il se plaignait « mais… je t’ai à peine goûtée… »

Toine avait oint mon corps et je bougeais devant lui comme il me le demandait. Il voulait voir « chaque parcelle de ta peau briller, étinceler comme une pierre précieuse sous le soleil niçois »

Après s’être « régalé les yeux », il s’assit et me fit venir contre lui, le nez fiché dans mes poils, il écarta les lèvres de mon sexe, sortit sa langue et me demanda de me frotter, de danser sur elle. Mon bassin bougeait comme il n’avait jamais bougé jusqu’à présent. Dans un éclair de lucidité, je pris conscience de la situation : moi, la brave petite, la timide Rosalie, j’ondulais totalement nue, en pleine nature, au milieu de la journée, le sexe sur la bouche d’un homme qui n’était ni mon mari, ni mon promis, mais celui de ma meilleure amie dont le corps luisant chevauchait celui de mon futur. Mon cri transperça les montagnes pour aller se perdre au-delà de la frontière.

Après tant de caresses, tant d’étreintes, le corps de Toine était luisant, appétissant. Je le goûtais, réalisant à quel point j’aimerai pour toujours le goût de l’huile d’olive, comme sa saveur resterait à tout jamais liée au souvenir de cette après-midi.

Nos yeux se dévoraient de plaisir, de désir. Sans avoir à nous le dire, nous nous étions compris. Il s’allongea sur le sol, je lui versai une rasade d’huile sur les doigts, manquant de laisser choir la bonbonne, tant mes mains étaient glissantes. Il me caressa longuement les fesses et quand son index et son majeur purent aller et venir aisément en moi, je m’accroupis lentement sur lui et nous fîmes l’amour ainsi, sereinement, sans craindre qu’il me mette enceinte.

À nos côtés, Pierrot et Nathalie, repus de plaisir, ne songeaient même pas à épousseter la terre, les brindilles collées à leur peau. J’aimais leur sourire auquel je m’accrochai quand je sentis jaillir la jouissance de Toine dans mon derrière.

Nous essuyâmes tant bien que mal l’huile sur nos corps, il ne fallait pas prendre le risque de salir nos vêtements. Le temps de récupérer nos affaires, de dire au revoir à notre logeuse, nous reprenions le train et rentrions, joyeux et triomphants, au village où notre nouvelle vie nous attendait.

Comme l’écrivait Baudelaire, « Nous aurons des lits pleins d’odeurs légères, des divans profonds comme des tombeaux »

Le cahier de Bonne-Maman – La liberté est au-dessus de toutes les richesses

Quand je me réveillai, le matin de notre première nuit, nous n’étions que deux dans le lit. Pierrot et Toine avaient eu du mal à s’endormir et, à plusieurs reprises, s’étaient agités dans leur sommeil, sursautant, marmonnant, criant, nous avions essayé de les rassurer du mieux que nous le pouvions, mais ce ne fut pas facile. Ils revivaient des horreurs dont nous n’avions pas idée. Et puis, les lits étaient trop moelleux après tant d’années d’inconfort.

Nathalie dormait profondément. J’avais la bouche sèche et l’envie d’admirer la ville se réveiller avec le soleil. Je descendis du lit, enjambant Pierrot qui dormait recroquevillé par terre. La porte communicante était restée ouverte, j’allai dans l’autre chambre pour enfiler ma robe et me servir un grand verre d’eau que je comptais boire en regardant Nice par la fenêtre.

Quand j’entrai dans la chambre, j’y trouvai Toine, une bouteille de vin à la main, une autre, vide avait roulé au sol et reposait entre ses pieds. Il n’était pas 7 heures du matin. Il eut un sourire fanfaron que trahissait le désespoir de son regard. « Voilà ce que j’ai rapporté du front, cauchemars, insomnie et alcoolisme ! »

Je m’assis à côté de lui et lui proposai « Si tu me promets de ne plus boire avant midi, je t’écouterai autant que tu en éprouveras le besoin, jusqu’à ce que tes cauchemars deviennent supportables » Il aurait pu me dire que ses souvenirs étaient bien trop horribles pour que j’en supporte le récit, mais il fut tellement surpris de ma proposition qu’il n’y pensa pas.

Il posa sa tête sur mes cuisses, se recroquevilla et commença à me raconter ce qui lui interdisait d’être heureux d’en être revenu, de croire à la beauté de la vie, ce qui l’empêchait de trouver le sommeil. Je lui caressais la joue, les paupières. Comment une telle boucherie avait pu être possible ? Il voulut m’en donner son explication, mais il m’avait parlé pendant plus de deux heures et s’endormit au milieu d’une phrase.

Quand Pierrot et Nathalie passèrent la tête par la porte, ils furent étonnés de nous trouver là, Toine endormi sur mes cuisses et moi le visage inondé de larmes. En voyant les bouteilles par terre, Pierrot comprit.

Je ne sais plus comment la décision fut prise, ni même qui en a eu l’idée, mais nous décidâmes que Toine me raconterait ses cauchemars et que Pierrot ferait de même avec Nathalie. Il nous fallut plusieurs années de confidences pour rendre leurs cicatrices moins douloureuses, mais dès le mois suivant, ils purent à nouveau dormir dans un lit sans craindre ces horribles visions qui les hantaient dans leur sommeil.

Dès ce séjour à Nice, ils prirent l’habitude de ne pas boire en dehors des repas. Beaucoup d’anciens combattants ont sombré dans l’alcoolisme. Fléau auquel Pierrot et Toine échappèrent grâce à notre instinct et à l’amour qui nous unissait les uns aux autres. Nathalie et moi avons toujours été fières d’avoir épaulé nos hommes et nous leur avons toujours été reconnaissantes de la confiance qu’ils nous ont accordée, alors que nous n’étions que deux gamines, sans aucune expérience en ce domaine.

Quand il se réveilla, Toine m’affirma que dormir contre mon pubis « blond comme les blés » l’avait préservé des cauchemars. Il sursauta en entendant l’éclat de rire de Pierrot et de Nathalie. Il voulu s’expliquer, s’excuser, mais elle lui répondit « Comment crois-tu que j’ai réussi à dormir quand je savais que tu risquais ta vie à tout moment ? » Je me réfugiai dans les bras de mon Pierrot, minaudant à l’excès, me plaignant de ma condition de pauvre Normande au pays des cigales. Ça vous paraîtra étrange, mais en ces années qui suivirent la fin de la guerre et à chaque fois où nous fûmes confrontés à la douleur, à la tragédie, notre capacité à en rire nous a permis de les surmonter.

La matinée touchait à sa fin, nous avions dévoré mes provisions. Avant de sortir déjeuner, Toine s’adressa en italien à notre logeuse. Il lui avait posé une question, mais elle semblait le tancer plus que d’y répondre. Elle désigna un cadre enrubanné de crêpe noir. Leur discussion s’animait, Pierrot paraissait en comprendre une partie, mais Nathalie et moi étions complètement perdues.

Toine et Pierrot remontèrent dans notre chambre et en redescendirent habillés des vêtements qu’ils portaient lors de leur mobilisation, mais qui n’étaient plus tout à fait à leur taille, ils avaient beaucoup maigri sur le front. Notre logeuse parut satisfaite et nous fit remarquer, dans un français teinté d’un fort accent italien, qu’à cette heure avancée, nous ne trouverions aucun restaurant ouvert, mais elle nous offrait de manger ce qu’elle avait cuisiné. Pierrot et Toine se frottèrent les mains et nous nous mîmes à table.

Elle avait déjà déjeuné, mais « par principe » elle partagea notre repas, picorant plus que mangeant. C’est lors de ce repas que Nathalie et moi apprîmes que Toine la connaissait de longue date, quand il apprenait le métier d’imprimeur, il logeait chez elle et son mari, qu’il avait été ami avec son fils, mort à la guerre en Albanie, mais ce qui nous fit ouvrir des yeux grands comme des soucoupes et nous effraya un peu, qu’ils partageaient l’idéal anarchiste.

Toine nous expliqua brièvement ce qu’était réellement l’anarchisme et je compris qu’au plus profond de mon être, c’était ma conception de la vie. Jusqu’à ce jour, je pensais que les anarchistes étaient des sauvages assoiffés de sang et j’appris qu’il n’en était rien. Je regardais cette vieille femme et je l’admirais de pouvoir parler de politique « comme un homme », de la simplicité avec laquelle elle démontait les arguments qui avaient constitué le fondement de mon éducation. Elle avait toute sa place dans la société et la revendiquait. Son idéal était empreint de liberté et il me convenait bien.

Quand elle nous affirma qu’on pouvait refuser le rôle que la société nous imposait, je lui fis remarquer que nous portions les enfants et qu’à moins de renoncer au plaisir charnel, les grossesses ne pouvaient que rythmer nos vies de femmes. Elle éclata de rire et dit quelque chose en italien qui fit rougir Toine.

Qu’a-t-elle répondu ?

Que le seul enfant qu’elle ait eu avait été conçu parce qu’elle et son mari l’avait bien voulu, mais pour autant, ils ne se sont jamais privés…

Qu’a-t-elle répondu réellement ? Si ça avait été sa réponse, tu n’aurais pas rougi, Toine !

Notre logeuse tança une fois encore Toine et dans un mauvais français nous expliqua « un homme et une femme peuvent prendre du plaisir autrement que mettendo il membro nella vagina », que ces pratiques étaient sans risque de grossesse et que nous n’aurions pas à en rougir. Je regardai Nathalie, sidérée de cette évidence et du naturel avec lequel cette vieille bonne femme, à l’allure si austère l’avait énoncée.

Le plaisir se prend où et quand on désire le prendre, il n’y a aucune contrepartie à payer ! Croire que pour chaque instant de bonheur, on doit accepter le malheur, c’est de la superstition et je ne suis pas superstitieuse !

Elle mit une claque amusée sur le dessus du crâne de Toine quand il ajouta « Parce que ça porte malheur ! ». Nous achevâmes le repas en lui posant toutes les questions qui nous traversaient l’esprit, elle y répondait tantôt en français, tantôt en italien.

J’étais un peu grise du vin que nous avions bu à table, Nathalie aussi, nous fîmes quelques pas dans les ruelles du quartier, avant d’admettre que nous nous moquions éperdument de visiter Nice, d’aller jusqu’à la mer, que ce que nous voulions par-dessus tout, c’était nous retrouver tous les quatre dans la chambre et jouir, jouir à n’en plus finir de nos corps, de la lumière, de la vie.

Et mettre en pratique ce que vous venez d’apprendre en théorie ?

Pierrot et Toine avaient voulu nous faire rougir en nous posant cette question, mais ils en furent pour leurs frais quand nous leur répondîmes

Et mettre en pratique ce que nous venons d’apprendre en théorie !

Quand nous entrâmes dans la plus grande des deux chambres, nos habits semblaient nous brûler la peau. Nous les ôtâmes avec hâte.

Pierrot me couvrait de caresses, auxquelles je répondais par des baisers. Mon corps semblait renaître à la vie sous ses mains. J’entendais Nathalie roucouler, je savais ce que signifiaient ces petits trémolos. J’aurais voulu dire au Toine comment faire pour qu’ils se transforment en chant d’amour, mais j’étais bien trop accaparée par mon plaisir, par le plaisir que nous prenions Pierrot et moi.

Toine n’eut, en fait, pas besoin de mes conseils pour faire chanter Nathalie !

Comme cela s’était produit la veille, l’envie nous prit de faire l’amour tous les quatre ensemble.

J’aimais mon Pierrot par-dessus tout, de la même façon, j’aimais Nathalie, mais un sentiment sournois, indicible m’interdisait de m’avouer que j’aimais tout autant Toine. La culpabilité, la crainte de trahir Pierrot et la seule amie que je n’avais jamais eue, me paralysaient. Alors je résistais à la douceur des baisers, des caresses du Toine, je m’en échappais en riant comme une bécasse, pour, à chaque fois, me réfugier dans les bras de Pierrot.

Puis, je remarquai le regard de Nathalie, j’y lus le désir qu’elle avait de Pierrot, mais qu’elle redoutait d’y succomber tout à fait. Plus courageuse que moi, elle se demanda à voix haute si elle pouvait s’abandonner de tout son corps, de toute son âme au plaisir avec Pierrot, sans pour autant trahir l’amour qu’elle portait à Toine et celui qu’elle me portait.

Il s’avéra que nous étions tous les quatre plongés dans le même dilemme, que nous résolûmes en nous laissant guider par notre désir. C’est ainsi que je partageai, de temps à autre, la vie de Toine et que Nathalie fit de même avec Pierrot. Il nous est aussi arrivé de vivre toutes les deux avec l’un ou avec l’autre, mais le plus souvent, ce que nous aimions par-dessus tout, c’était être tous les quatre, nous laissant guider par cette soif inextinguible de plaisir.

Cette après-midi là, je goûtais au bonheur d’être une œuvre d’art. Toine glissait ses doigts dans ma blonde toison, comme s’il voulait la peigner, et s’émerveillait de sa douceur. Quant à moi, je régalais tous mes sens au contact de son corps, de son sexe aussi.

J’en aimais la vue, j’en aimais le toucher, j’en aimais l’odeur, j’en aimais le goût, j’en aimais la mélodie toute en souffle et en gémissements qui s’échappait de la bouche du Toine quand je le caressais, quand je l’embrassais, quand je le léchais. Je composais la mélodie de notre plaisir et m’enivrais de l’aisance avec laquelle elle naissait.

Je succombai tout à fait quand, voyant le plaisir que prenaient Pierrot et Nathalie, nous fîmes l’amour sans nous poser plus de question. Libérés de toutes ces tensions, nous pûmes enfin nous aimer de la façon qui nous convenait le mieux, c’est-à-dire en nous amusant.

Je chevauchais Pierrot qui faisait minette à Nathalie, Nathalie qui me tétait un sein, puis l’autre. Toine me caressait tantôt les seins, tantôt mon clitoris. Quand ses caresses me faisaient trop frémir, que j’ondulais, que je criais un peu trop fort à mon goût et que j’essayais d’échapper à cette vague qui montait en moi, il m’enjoignait « Laisse-toi aller, Bouton d’Or ! » et dans un même mouvement, m’arrachait au corps de Pierrot, m’empalait sur son sexe dur et vibrant de désir.

Alors, cette ronde prenait une autre forme. Nathalie empalée sur Pierrot. Moi, à quatre pattes, le sexe de Toine au plus profond du mien, Toine qui embrassait Nathalie, mes mains qui caressaient ses jolis seins. Jusqu’à l’envie d’une autre figure, d’une autre combinaison.

Nous oubliâmes de dîner, ce soir-là, tant nous étions repus d’amour. Nous nous endormîmes à même le sol, à demi sur le plancher, à demi sur le vieux tapis un peu élimé.

Quand Toine s’agitait dans son sommeil, avant que ses cris ne le réveillent, je prenais sa main et la posais sur ma toison, ses doigts s’agrippaient à mes poils et sa respiration s’apaisait.

Quand Pierrot s’agitait, hanté par ses cauchemars, Nathalie prenait sa main et la posait sur ses seins.

Notre victoire fut cette première nuit sans cris d’horreur, sans réveil en sursaut, même s’il nous fallut encore de longs mois avant qu’elles ne deviennent la règle.

Au petit matin, alors qu’ils dormaient encore, Nathalie me raconta le plaisir solitaire qu’elle avait pris quand Pierrot lui caressait les seins.

Tu crois que c’est mal ?

Pourquoi donc le serait-ce ? Qui te dit que ce n’est pas ton plaisir qui lui a permis de chasser ses cauchemars ?

Nous nous embrassâmes, nous recouchâmes dans le lit, Pierrot et Toine nous rejoignirent à leur réveil, s’émerveillant de nous regarder ainsi enlacées dans le sommeil.

Comme l’écrivait Madame de Sévigné « Je ne saurais vous plaindre de n’avoir point de beurre en Provence, puisque vous avez de l’huile admirable »

Dessin d’Alexander Szekely