Les confessions motorisées – Manon à confesse

J’aime bien discuter avec Pauline. Ces derniers jours, notre amitié a pris un nouveau tournant. En un regard, j’ai compris qu’elle et moi sommes comme Monique et Cathy, comme Rosalie et Nathalie. Je ne sais pas pourquoi ça n’est arrivé que maintenant, mais après avoir hésité, j’en ai parlé avec Pauline, elle m’a dit que ça lui a fait la même chose, au même moment.

Pour fêter ça, je lui ai passé les premiers devoirs que j’avais faits pour Jean-Cule. Il déteste que je l’appelle comme ça, c’est un jeu entre nous. Quand il me demande le respect, qu’il l’exige, je lui réponds « Veuillez accepter mes humbles excuses, monsieur Jean Foncemabalafre-Danton Cule ! » en lui faisant une sorte de petite révérence.

J’ai aussi passé à Pauline la lettre de Cathy pour qu’elle la lise. Je savais que je l’avais gardée précieusement, mais pour être sûre qu’elle ne finisse pas à la poubelle par inadvertance, je l’avais bien planquée. Tellement bien que je ne savais plus où ! Je l’ai retrouvée entre les pages de Manon des sources, ce qui m’a fait sourire tellement c’était évident ! Quand je l’ai relue, j’ai ressenti les mêmes émotions qu’il y a presque deux ans. Les mêmes larmes se disputant avec les mêmes éclats de rire attendris et soulagés.

Lucas et Émilie ont encore reporté leur arrivée. Vincent travaille la terre toute la journée avec Jim. Enzo prépare ses partiels. C’est pour ça que je passe du temps avec Pauline qui a décidé de faire une pause dans ses études, elle envisage de les abandonner, mais n’ose pas le dire à ses parents. Aujourd’hui, je lui ai demandé de me déposer sur le parking de l’hypermarché.

Je connais les habitudes des habitants du mas. On est le premier jeudi du mois, le jour des « gros achats mensuels ». Je sais aussi qu’Odette avoue « aimer flâner en solitaire dans les rayons lessiviers ». Je l’ai donc attendue sur le parking, à côté de sa voiture. Elle est arrivée, poussant son chariot. Elle a fait semblant de ne pas m’avoir vue. Elle a chargé ses courses dans le coffre, d’un geste discret de la main, elle m’a ordonné de ne pas l’aider. Elle a claqué le hayon. Elle s’est installée au volant. J’ai toqué à la vitre côté passager. Odette l’a baissée.

– Ça s’rait pour une p’tite confession, Sœur Blanche-Minette !

– Monte, jeune pécheresse ! Si jamais les mots tardaient à venir, le retable de Sainte-Boitagan y remédiera !

Pauline m’en avait parlé, alors j’ai tout de suite pigé l’allusion. Au départ, c’était comme une blague. Je lui ai un peu raconté ma vie. Je ne savais pas ce qu’elle connaissait déjà. Odette m’écoutait si attentivement que je lui ai donné beaucoup plus de détails que j’en avais l’intention.

J’ai retrouvé mes premiers devoirs l’autre jour, je les ai lus alors j’ai parlé longtemps de ma relation avec Enzo et Vincent. Et puis, de l’arrivée de Lucas dans nos vies. Et pour finir Émilie. Et sans l’arrivée d’Émilie, il n’y aurait jamais eu cette compétition du meilleur chocolat chaud. Et sans cette compétition, Jimmy n’aurait pas gaffé. Et sans cette gaffe, Odette serait encore à Gif-sur-Yvette à attendre toute l’année ses sept semaines de bonheur. Elle n’aurait pas été rebaptisée, à juste titre, Blanche-Minette ! Odette a râlé, elle a même froncé les sourcils, mais son sourire était trop éclatant derrière ce masque de faux reproches pour que je ne le remarque pas. Je lui ai aussi parlé de notre séjour à Avranches, qui nous avait soudés les uns aux autres. Et la découverte des journaux de Louise. Et les photos « tombées du ciel » (je n’ai pas trop insisté sur ce point, parce que j’ai senti le sujet encore très sensible).

– Et Pauline dans tout ça ?

– Quoi “Pauline” ?

– Tu me parles en détail de ta relation avec Enzo, avec Vincent, avec Lucas, avec Émilie. Tu me racontes comment vous en êtes venus à vous demander pourquoi Vincent n’a pas hérité du don de bavardage pendant le sexe, comment il vous a confié se retenir, comment vous l’avez convaincu de laisser venir les mots et comment tout le monde en est heureux. Mais pas un mot sur Pauline.

– Mais quand je dis “on”, quand je dis “nous”, je parle de Pauline aussi !

– Certes, mais tu ne la nommes jamais, c’est pourquoi je te pose la question. Tu pourrais avoir de moins bons souvenirs avec elle…

– Oh non ! Avec Pauline, tout va bien, on s’entend plus que bien…

J’ai l’impression de me justifier. Dans mon idée, cette confession motorisée était juste une blague et là, cette pensée que j’essaie d’oublier me revient en pleine face. Comment trouver les mots pour l’expliquer à Odette ?

– Alléluia ! Louée sois-tu, Sainte-Boitagan ! Alléluia, ma sœur !

Je ris parce que la boîte à gants vient de s’ouvrir et qu’Odette s’en réjouit comme les prédicateurs américains. C’est le hasard, la destinée ou tout autre chose, ou même peut-être rien, mais les mots me viennent pendant que j’essaie de la refermer.

– J’aime passer du temps avec Pauline, parler avec elle. J’aime quand nous nous promenons sans but précis. On va au ciné ensemble et on aime les mêmes films, souvent pas pour les mêmes raisons. On peut parler des heures entières d’une seule scène, la rejouer à notre sauce quand on trouve que notre version serait mieux que l’originale. Je la trouve belle, mais… autant je peux être excitée par la beauté sexuelle d’Émilie quand je la regarde dans… certaines circonstances, autant Pauline, non. Jamais. Je la trouve super belle, mais comme je trouve qu’une statue est belle. Tu vois ?

– Oui. Je vois tout à fait.

– Sauf… sauf qu’il m’arrive parfois de me réveiller avec le souvenir d’un rêve. Toujours le même. Pauline fait l’amour à Enzo. Je les regarde. Lucas prend la place d’Enzo. Je les regarde. Attentivement. Pour noter les différences. Alors, un ange, ou je ne sais quoi, me souffle à l’oreille de faire un vœu. « Être invisible et que Pauline le soit aussi ». Mon vœu est exaucé. Toutes deux invisibles, je lui tends la main et nous nous envolons. Nous sommes toutes les deux sur un lit moelleux comme un nuage de plumes et de coton. Je lui fais l’amour. Elle me fait l’amour. Nous ne baisons pas, nous faisons vraiment l’amour et ce n’est pas gnangnan. Alors que le plaisir est sur le point d’exploser, je me réveille. Mon cœur bat super fort dans ma poitrine. Pourtant, quand je vois Pauline dans la vraie vie, je n’ai aucun désir pour elle, mais ces derniers temps, mon rêve ressurgit parfois au beau milieu d’une conversation. Je suis troublée, mais je trouve toujours une excuse pour expliquer ce trouble. Je n’ai jamais osé lui avouer la véritable raison.

– Et pourquoi ? Pourquoi n’oses-tu pas le lui dire ?

– J’ai peur de perdre son amitié, qu’elle se sente… je ne sais pas… comme… trahie. Je voudrais avoir le courage, mais j’ai vraiment peur de perdre son estime, son amitié. Parce que sans Pauline, sans notre amitié, je ne serais pas aussi heureuse dans ma vie.

– Et à combien estimes-tu la durée de vie d’une amitié basée sur des non-dits ?

Sa question n’appelant pas de réponse, je me tais. Ça fait bien une demi-heure qu’Odette s’est garée rue Basse. Je sors de la voiture en remerciant Sœur Blanche-Minette de m’avoir écoutée, de m’avoir conseillée.

– Allez, va en paix, Manon des sources junior !

Je rigole. J’entre dans la maison. Je bois un grand verre de citronnade. Comme libérée d’un poids, je somnole en pensant à l’été 1974, quand Monique a débarqué chez sa grand-mère, mon arrière-arrière-grand-mère.