
Depuis combien de temps suis-je dans ce foutu train ? Est-ce qu’il roule encore ou est-il à l’arrêt ? Combien de temps durera le voyage ? Quel en est le but ? Fait-il jour ? Fait-il nuit ?
Christophe s’accroche à sa couverture comme si elle pouvait le préserver des éventuels dangers qui pourraient le menacer. Il n’ose ouvrir ses paupières de peur d’être confronté à la réalité plus effrayante que ses pires craintes.

Peut-être qu’en soulevant une seule paupière et à demi… Il sursaute, mais la surprise passée, il ouvre grand ses yeux, parce qu’il sait que ce qu’il voit n’est que le fruit de son imagination. Ça n’existe pas, dans la vraie vie, un astronaute qui tendrait la main de cette façon, se dandinerait dans un twist grotesque au rythme endiablé pour l’inviter à danser au clair de lune. Surtout une nuit où cette même lune est totalement absente ! Rassuré, amusé, il se laisse couler dans un souvenir de son enfance.
Août 1969. Christophe et son cousin Pascal ont passé la matinée à mettre au point ce jeu passionnant. Ils ont réussi à fausser compagnie aux adultes et à s’enfermer dans la remise au fond du jardin, remise dans laquelle traîne tout un bric-à-brac composé de vieux outils rouillés, de divers ustensiles inutilisés depuis des années, de vieilles chaises crevées, de deux grosses malles éventrées, de coquilles d’huîtres entassées près d’un tas de bûches, de vieux journaux, d’un poêle à charbon et surtout d’un vieux lit en fer au sommier métallique.
Ils ont chipé deux vieux pyjamas, deux paires de bottes en caoutchouc et deux taies d’oreiller pour confectionner leur tenue d’astronautes. Ils savent, ou du moins pressentent, que les trous qu’ils ont découpés dans les taies d’oreiller ne leur vaudront pas que des compliments, mais avec un peu de chance, en rangeant les taies sous la pile dans l’armoire, personne ne s’en apercevra avant longtemps.
Christophe regarde son cousin, Pascal fait de même. Il faut reconnaître qu’ils ont fière allure, le bas des vieux pyjamas délavés dans les bottes, retenu par de la ficelle, le haut des mêmes pyjamas rembourré par des coussins pour rendre la tenue plus réaliste et les taies d’oreiller sur la tête en guise de casque !
Christophe a mal calculé son coup, il ne peut voir que d’un œil, l’autre trou se situant au niveau de son oreille. Pour ne pas prendre le risque que leur casque s’envole, ils ont eu la géniale idée de le faire tenir par un morceau de ficelle qu’ils ont serré bien fort autour du cou. Ça serre un peu le kiki, mais quel sacrifice ne ferait-on pas au nom de la conquête spatiale ?
La remise, très sombre, laisse passer un peu de lumière au travers de son toit crevé, ce qui fait une lune tout à fait acceptable en cet après-midi d’été.
Christophe et Pascal se demandent si en s’élançant assez haut grâce à leurs sauts sur le sommier, ils pourraient ressentir les effets de l’apesanteur. Tels deux trampolinistes, ils sautent depuis cinq bonnes minutes, peut-être même dix, de plus en plus haut, s’encourageant l’un l’autre. Leurs exclamations ont dû attirer l’attention et les ont surtout empêchés d’entendre la porte de la remise s’ouvrir avec fracas.
S’ils n’ont pas ressenti les effets de l’apesanteur sur leur corps, ils ont parfaitement ressenti ceux des coups de martinet sur leurs fesses ! Voilà comment l’on contrarie des vocations.
Toc. Toc. Toc. Toc. Toc. Les coups répétés sur la vitre le sortent de sa rêverie. Il regarde le spationaute qui lui fait de grands signes. À sa demande, Christophe contacte l’Agence Spatiale Européenne et leur demande de transmettre son message « Thomas je ne pensais pas ce que je t’ai dit. Promis, je ne recommencerai plus, mais par pitié ouvre-moi la porte et autorise-moi à regagner l’ISS ! »
Une fois sa mission accomplie et le téléphone raccroché, Christophe s’aperçoit qu’il n’a toujours pas la réponse aux questions qui le taraudent.
Était-ce pour accomplir cette mission que je me suis retrouvé dans ce train ? C’était donc ça, le but de ce voyage ? Sinon, pourquoi serais-je monté dedans ? Qu’est-ce que j’ai bien pu boire pour être dans un tel état ? Avec qui ? Quand ? Quel jour sommes-nous ? Qu’est-ce que je fous dans ce putain de train ?
Merci pour ce tonitruant éclat de rire qui a fait que toutes les têtes se sont tournées dans un bel ensemble et ma direction.
L’histoire ne dit pas si Thomas a ouvert la porte au spationaute à la parole malheureuse et c’est très bien ainsi.
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