Mon cher journal, c’est une femme mariée qui prend la plume pour te raconter ces derniers jours. Je pourrais écrire que la semaine a été trop mouvementée pour que je trouve le temps d’écrire, mais ce ne serait qu’une petite partie de la vérité. J’ai surtout voulu profiter de la présence de maman et de papa. Je n’aurais pas cru qu’ils me manquaient autant.
Je leur ai fait visiter mon Paris et Jean-Baptiste s’est chargé des monuments historiques. J’ai eu beau leur dire que je pouvais les suivre, Jean-Baptiste et papa n’ont rien voulu entendre. Maman restait avec moi et quand ils avaient fini leur visite, c’était au tour de papa de se sacrifier et mon Jean-Baptiste partait pour une deuxième visite avec maman. Quel courage ! C’était la première fois que maman quittait le Cotentin, quant à papa, les seules fois où il est allé à Paris c’était pour partir et revenir du front.
La veille de leur arrivée, nous avions rendez-vous chez le notaire pour établir notre contrat de mariage puisque Jean-Baptiste souhaitait se marier sous le régime de la séparation des biens. Quand il l’avait évoqué, j’avais ri en pensant à nos biens respectifs qui tiennent l’un et l’autre dans une petite valise, mais quand il m’en a donné la raison, je me suis immédiatement rangée à son avis.
La France se comporte de façon honteuse avec ses combattants venus des colonies pour défendre la patrie. Il a fallu un heureux concours de circonstances pour que Jean-Baptiste ne soit pas renvoyé en Afrique dès l’été 44. Sans l’intervention du capitaine Martin, il n’aurait pas pu être employé au Ministère des Armées, c’est aussi lui qui a fait jouer ses relations pour qu’il puisse travailler au C.N.E.T., mais Jean-Baptiste craint un énième revirement. Il ne veut pas que je perde tout s’il était amené à retourner en Côte d’Ivoire. D’autant que le sort des anciens tirailleurs n’est guère enviable, des rumeurs de massacres pour mater des rébellions lui sont parvenues aux oreilles. Il n’en sait guère plus parce qu’il a jugé plus prudent de ne pas attirer l’attention sur lui en se montrant trop curieux.
Il pensait pouvoir intégrer l’École Normale puisqu’il est titulaire de ses deux bachots, mais ses diplômes sont restés en Côte d’Ivoire. Ses anciens patrons affirment les lui avoir renvoyés, mais nous ne les avons toujours pas reçus. Quand le découragement s’empare de Jean-Baptiste, il me dit que même en présentant ses diplômes, rien ne lui garantit qu’on ne lui jettera pas son statut d’indigène en pleine face pour lui fermer les portes de l’École Normale.
J’ai bien tenté de la rassurer en lui affirmant avec force que s’il devait quitter la France pour retourner en Côte d’Ivoire, je le suivrais avec nos enfants, sa réponse a fusé, cinglante comme une gifle.
– Une blanche épouse d’un nègre, tu n’y penses pas ! Tu vaudrais moins que rien ! Et quoi que tu fasses, tu ne serais acceptée nulle part, parole de « nègre blanc » ! On me l’a assez reproché. Je n’y peux rien si j’ai été « adopté » par des colons, si l’on m’a coupé de l’Afrique au cœur même de la Côte d’Ivoire. Tout le monde est bien d’accord sur ce point, mais il n’empêche que j’étais vu comme un mouchard à la solde des blancs, que j’ignore tout de la culture de mon peuple, je ne sais même pas quel est-il, je suis un blanc à la peau noire et je t’aime trop pour te réserver le sort de la négresse à la peau blanche. Si je devais partir d’ici, je te demanderais de rester en France avec nos enfants et si tu m’aimes de ne jamais chercher à me suivre.
J’ai cru mourir de chagrin en entendant ces mots, qui me ramenaient à une réalité que je me refusais à voir. Nous avons donc signé notre contrat de mariage que Jean-Baptiste a rangé dans le secrétaire qui est dans notre chambre nuptiale.
Le lendemain, c’est le cœur léger que nous sommes allés attendre le train qui arrivait de Normandie avec maman et papa à son bord. Les rues bruyantes de musique, de rires et de cris, la foule des Parisiens ont beaucoup surpris maman, qui ne pensait pas qu’une ville puisse être autant peuplée sans que ses habitants se marchent les uns sur les autres. Ces fêtes du 14 juillet l’ont vraiment impressionnée. Je me suis surprise à faire ma Parisienne en feignant une indifférence blasée alors que mon cœur battait à tout rompre et que je redoutais une bousculade qui m’aurait jetée à terre.
Nous avons retrouvé Henriette et Maurice qui m’a démasquée. « Ne crains rien, Louise, tu as trois gardes du corps pour te protéger des mouvements intempestifs de la foule en liesse ! » Maman m’a regardée en souriant, elle venait de retrouver sa fille.
Sans le vouloir, Henriette m’a un peu piquée au vif quand, après avoir valsé, tangué avec papa, elle m’a dit « Quel danseur ! Il a dû en faire tourner, des têtes ! » Je n’ai pas eu le temps de lui répondre que papa l’entraînait pour une troisième danse. Maman dansait avec Jean-Baptiste. Maurice m’a invitée et je me suis laissé aller, guidée par la musique. Ce n’est qu’au moment de nous souhaiter une bonne nuit au pied de l’immeuble de Marcelle que les mots d’Henriette me sont revenus en mémoire. Jean-Baptiste a remarqué mon trouble.
– Je n’ai jamais imaginé mon père en séducteur. Pour moi, ce n’était pas un homme, ni maman une femme. Ils étaient papa et maman, un point c’est tout. Quand Henriette m’a dit que papa avait dû faire tourner bien des têtes, j’ai réalisé que mes parents sont faits de chair et de sang… c’est idiot, non ?
– Ma chérie, rassure-toi en te disant qu’ils pensaient la même chose de leurs propres parents et que nos enfants feront de même !
Il a raison, bien évidemment, il n’empêche que ça m’a troublée.
Le jour du mariage est arrivé. La cérémonie était prévue à 15 heures. Jean-Baptiste et moi avons passé la matinée ensemble. Après le déjeuner, je suis allée chez Maurice et Henriette pour me préparer. Avant de partir, j’ai tendu la chemise d’Albert à Jean-Baptiste qui, comme je m’y attendais, a éclaté de rire. Son compliment en forme de reproche m’a fait rosir d’orgueil.
– Regarde, c’est malin, pour une fois qu’Albert se tenait tranquille, voilà qu’à l’évocation de cet accessoire vestimentaire, il se réveille alors que tu t’apprêtes à nous laisser tout seuls !
Mon ventre a encore grossi depuis le dernier essayage, mais je ne m’en inquiétais pas trop, à trois couturières, si des retouches de dernière minute s’avéraient nécessaires, nous aurions le temps de les faire. Finalement, la robe tombait à la perfection. Maman a essuyé une larme d’émotion et nous sommes partis à la mairie.
Jean-Baptiste nous attendait devant la porte de la salle des mariages, qu’il était beau ! Il a interrompu sa discussion avec le capitaine Martin pour me regarder avec encore plus d’admiration que d’ordinaire. Les deux Marcelle étaient là, la grande a lancé à la petite « Non, mais vise-moi cette robe, on pourrait croire que la mariée est enceinte ! » Madame Meunier et le fou chantant du square Dupleix ont ri avec elle. C’étaient les seuls invités qui pouvaient assister à la cérémonie. Marie-Jeanne, Xavier et le docteur Meunier ne pouvaient pas se libérer avant le vin d’honneur. Nous aurions bien invité Eugénie, mais comme tous les ans, elle passe l’été chez ses grands-parents.
Quand l’officier de l’état civil a prononcé la formule « Monsieur Jean-Baptiste Touré consentez-vous à prendre pour épouse mademoiselle Louise Adrienne Célestine Clémentine Anfray ? », Jean-Baptiste a pris une profonde inspiration. Il a fermé les yeux, les a rouverts pour fixer le bout de ses chaussures. Le silence a empli la salle des mariages. J’entendais les invités se racler la gorge. Quel tour de cochon était-il en train de me jouer ?
Après de longues minutes, l’adjoint au maire a reposé la question. Jean-Baptiste a paru se réveiller, il m’a regardée et son oui tonitruant a résonné, chassant le silence pesant. Il m’a expliqué la raison de son trouble peu après, quand nous étions un peu éloignés des invités.
– J’ai senti Albert se dresser, la chemise que tu lui as cousue semblait trop étroite. Je me suis demandé si elle allait se déchirer, puis j’ai craint que l’adjoint au maire s’en aperçoive. J’ai fermé les yeux pour me calmer. Quand j’ai ouvert les yeux, j’ai prié pour que le tissu de mon pantalon ne soit pas trop tendu. J’ai jeté un bref coup d’œil dessus. C’est à cet instant que je me suis souvenu qu’on attendait ma réponse.
Mais ce n’a pas été sa seule facétie ! Après que j’ai dit oui à mon tour, que Jean-Baptiste m’a passé l’alliance à l’annulaire, l’officier de l’état civil a dit « Vous pouvez embrasser la mariée ». Ma main était à la hauteur de ma poitrine, Jean-Baptiste ne l’a pas lâchée, il s’est incliné et m’a fait un baisemain « dans le plus pur respect de la tradition et du code des bonnes manières » c’est-à-dire sans que ses lèvres touchent la peau du dos de ma main. Il a fait un clin d’œil à Henriette et à Marcelle qui ouvraient des yeux larges comme la main (c’est ce que m’a raconté Jean-Baptiste, parce qu’à cet instant, je leur tournais le dos), son rire a retenti à en faire trembler les murs, il m’a enlacée et m’a roulé une pelle qui n’avait rien de chichiteux !
Après la cérémonie, le capitaine Martin nous a souhaité une vie pleine de bonheur, en s’excusant de ne pouvoir rester davantage, retenu par des obligations qu’il n’a pas détaillées.
Maurice a réussi à nous trouver une petite salle des fêtes, anciennement salle paroissiale, où le vin d’honneur et le repas allaient se tenir. Devant la porte, alors que papa, maman et nos invités n’étaient pas encore arrivés, Marcelle m’a prise à partie.
– Ben ma vache, t’en as long comme le bras des prénoms !
– Mes parents ont respecté la tradition, en plus de Louise, j’ai ceux de mes deux grand-mères et celui de ma mère !
– Et tu n’as pas celui de ta marraine, Louise ? Ce n’est pas très traditionnel…
– Détrompe-toi, Maurice, grand-mère Adrienne était aussi ma marraine.
– Vous noterez mes chères que sur ce point, Louise est plus chichiteuse que moi !
– Tu fais bien de la ramener, toi ! Qu’est-ce qui t’a pris de nous filer la trouille en restant muet comme une carpe ?
– Et le baisemain ! J’ai cru qu’il était sérieux en plus !
– L’émotion m’a provoqué un moment d’absence, comme si rien de tout ceci n’était réel. Pour ce qui est du baisemain, c’était pour me moquer de vous deux qui me trouvez chichiteux !
– Si t’es pas chichiteux, c’est bien imité, tu crois pas ?
– Je ne me qualifierais pas ainsi…
– Comment que tu dirais, alors ?
– Au lieu de dire que je suis chichiteux, je dirais que je sais me tenir en société…
– Et voilà, encore des mots de chichiteux !
– Marcelle, ta perspicacité aura eu raison de ma bien piètre ruse… Vous vouliez connaître la raison de mon long silence ? Je vous la livre sans fard, le moment était solennel, je voulais être certain d’avoir l’attention de toute l’assemblée. Ce n’est pas être chichiteux, c’est être conscient de l’importance de mon propos, quand bien même ce propos tiendrait en un seul mot !
Quand nous sommes entrés dans la salle des fêtes, deux inconnus nous y attendaient. J’ai su tout de suite que Xavier n’était pas l’un d’eux, puisque j’aurais reconnu son costume. C’était l’accordéoniste et le guitariste qui accompagnaient le fou chantant pendant le bal qui a suivi le vin d’honneur puis le repas.
J’avais préparé un beau discours que je me suis récité mille fois dans ma tête, mais après avoir entendu ceux de papa, de Maurice et celui de Jean-Baptiste, j’étais si émue que j’ai fondu en larmes et les mots se sont effacés de ma mémoire. Tout ce que j’ai été capable de dire tient en un mot « Merci ». J’ai tenté de reprendre mes esprits, mais je n’ai réussi qu’à bafouiller lamentablement en voulant expliquer que c’étaient des larmes de bonheur. Ce dont personne ne doutait.
Le fou chantant a pris place à côté des deux musiciens et avant d’entamer le bal, il a eu des mots très gentils à notre égard, regrettant que nous ne soyons plus ses voisins, de ne plus entendre nos éclats de rire et les « tap-tap » de notre lit contre le mur. Avant que l’émotion me submerge à nouveau, il a entonné « La romance de Paris », c’est sur cette chanson que j’aime tant que Jean-Baptiste et moi avons ouvert le bal.
Au bout de trois danses, je me sentais un peu fatiguée, je me suis assise. La porte s’est ouverte et j’ai reconnu le costume de l’aîné des fils Dubois. Je me suis levée pour accueillir Xavier, mais Marcelle m’a retenue par le bras « Non, non, celui-là, il est pour moi, t’es une femme mariée, Louisette, fallait y penser avant ! » Henriette dansait avec papa, Maurice avec Marie-Jeanne, Jean-Baptiste avec la petite Marcelle, maman était en grande conversation avec madame Meunier quand son mari est enfin arrivé.
Après le repas, les musiciens ont joué, mais le fou chantant n’a pas repris sa place à leurs côtés, il a fait danser Marie-Jeanne. J’étais troublée par les regards qu’ils s’échangeaient. Ce n’étaient pas des regards énamourés, mais plutôt ceux de vieilles connaissances qui se retrouvent après de longues années. Je crois que c’est la première fois, où je ne lisais pas dans les yeux de Marie-Jeanne ce soupçon d’inquiétude, elle était sereine et comme soulagée.
Jean-Baptiste pense que cet apaisement tenait au fait que maman et papa lui avaient proposé de prendre la petite Marcelle avec eux jusqu’à la rentrée des classes, pour qu’elle découvre la mer et qu’elle profite du bon air de la Normandie pour se requinquer un peu. La petite a semblé être montée sur ressorts, dès que sa maman a accepté. « Et puis, nous comptons sur toi, pour venir rejoindre ta fille pendant tes congés payés ! » Ça m’a fait tout drôle d’entendre maman tutoyer Marie-Jeanne comme si elle la connaissait depuis toujours.
Le bal a continué après notre départ, Jean-Baptiste et moi. Sur le chemin, je me suis surprise à n’avoir qu’une seule idée en tête, à quoi ressemblait notre chambre nuptiale ? Avant d’en ouvrir la porte, j’ai demandé quelques instants à Jean-Baptiste, le temps de me préparer. Il a accepté bien volontiers.
– J’en profiterai pour prendre une douche avant de te rejoindre, madame Touré !
– D’accord, mais n’oublie pas de remettre sa chemise à Albert, je veux voir à quoi il ressemble en tenue de marié !