Le cahier à fermoir – Dimanche 3 juin 1945

Quelles soirée, mon cher journal, mais quelle soirée ! Jean-Baptiste préciserait « riche d’enseignements ». Tout a commencé le matin même, mais je l’ignorais encore. Comme nous en avons pris l’habitude, nous avions prévu de nous retrouver chez Maurice et Henriette après ma journée de travail, mais quand je suis arrivée, ces messieurs étaient occupés ailleurs. Avec Henriette, nous avons décidé d’attendre Marcelle et d’aller danser entre filles « histoire de faire tourner la tête des jeunes gars de Montpar » Mais en fait de têtes, c’est l’heure qui a tourné et Marcelle n’est jamais venue. Nous ne savions pas si nous devions nous inquiéter ou nous réjouir de cette nouvelle absence.

Puisqu’elle n’était pas venue, que l’heure avait tourné, nous avons cuisiné un repas aux petits oignons avant que la faim ne nous tenaille tout à fait. Ce n’est pas la première fois que je vais dans la cuisine de Maurice, mais je suis toujours étonnée de l’abondance des produits qu’elle contient. Bien qu’elle soit de taille plus modeste, elle me fait penser la cuisine de la mère Mougin. Je ne sais pas quelle est la part du marché noir dans tout son stock. J’allais poser la question à Henriette quand elle m’a dit « Maurice voudrait monter une affaire, un commerce de traiteur. Il a eu cette idée quand il a renoncé à la prêtrise, mais entre-temps, il y a eu l’Occupation alors il avait mis cette idée de côté. Depuis ma sortie de l’hôpital, l’idée est revenue avec plus de force. Je tiendrais la caisse… »

Henriette a baissé les yeux et se souriait à elle-même. Elle a relevé les yeux sans cesser de sourire.

– Quand on en parle, il est tout émoustillé et me montre ce qu’il me ferait si je venais le retrouver dans son « laboratoire »… ou quand je lui demanderais s’il pourrait honorer la commande de madame Machinchose…

Henriette avait le souffle coupé rien qu’à cette évocation. Debout, les mains posées à plat sur la table, elle tentait de reprendre contenance quand Maurice et Jean-Baptiste ont fait leur entrée.

– Que t’arrive-t-il, mon amour ? Tout va bien ?

– Sois rassuré, Maurice, Henriette me parlait de ton idée, de vos projets d’avenir… professionnel…

Maurice a lu dans mon regard. Il a souri. Ses bras ont enserré la taille d’Henriette, il l’a embrassée dans le cou.

– Et qu’en penses-tu, toi qui as changé de voie ?

– Ma foi, j’en pense que du bien, vu l’enthousiasme avec lequel Henriette m’en a parlé… surtout certains aspects…

Jean-Baptiste souriait, mais s’il semblait avoir compris à demi-mot, il n’était sûr de rien. Henriette avait retrouvé ses esprits.

– Qu’est-ce que vous avez fabriqué, tous les deux ? Vous avez passé toute la journée ensemble et vous ne revenez que maintenant ?!

– C’est que nous avons dû…

Jean-Baptiste a eu un sursaut, comme pour demander à Maurice de ne point trop en dire.

– Notre ami, si érudit en histoire de France, m’a appris que demain, le 3 juin, aurait été le 15 prairial si nous avions conservé le calendrier républicain. Et que fêtait-on, le 15 prairial ? Vous n’en savez rien, hein ? Moi non plus, jusqu’à ce qu’il m’apprenne que le 15 prairial était le jour de la caille. Et pour fêter ça, j’ai eu l’idée de nous en cuisiner pour notre déjeuner dominical. Seulement, trouver des cailles n’est pas si facile que ça, ce qui explique notre retard.

L’explication se tenait, d’autant que Maurice venait de déposer huit belles cailles, dodues à souhait, sur la paillasse à côté de son évier, mais Jean-Baptiste semblait trop soulagé pour que ça ne cachât pas quelque chose. Nous ne nous sommes pas attardés après le dîner parce que Maurice et Henriette semblaient impatients de rester en tête-à-tête, sans doute pour parler de leur future arrière-boutique !

Je suis encore épatée d’avoir réussi à attendre d’être arrivée dans notre chambre de Pernety avant de poser la question qui me brûlait les lèvres depuis plus de deux heures.

– Qu’est-ce que Maurice ne nous a pas dit ?

Jean-Baptiste a feint de ne pas comprendre ma question. Tel un jésuite, il y a répondu par une autre.

– Que veux-tu dire par là ?

– J’ai bien remarqué ton air inquiet et le regard que tu lui as lancé quand il allait répondre à Henriette, alors je te le redemande, qu’est-ce que Maurice ne nous a pas dit ?

J’aime Jean-Baptiste à un point que je n’aurais jamais imaginé, même dans mes rêves les plus romantiques de Prince Charmant, mais il a le don de me mettre les nerfs en pelote quand il tergiverse face à mon impatience. Et plus, il me sait impatiente, plus il tourne autour du pot. Et avec le sourire, par-dessus le marché ! Je suis incapable de résister à son sourire et j’ai commis l’erreur de le lui dire, alors il en joue, le fourbe !

En prenant tout son temps, tout en se déshabillant, il m’a raconté leur journée. Maurice est le benjamin d’une famille nombreuse, ses parents avaient décidé de l’avenir de chacun de leurs enfants, malheureusement aucun de leurs souhaits n’aura été exaucé. En tout cas, pour ce qui est de leurs fils, parce que leurs deux filles se sont mariées et sont des épouses bien comme il faut. Mais pour leurs fils, rien ne s’est passé tel qu’ils l’avaient voulu. En tout premier lieu, parce que la Grande Guerre leur a pris quatre d’entre eux et que les deux survivants n’ont pas suivi le chemin qu’ils leur avaient tracé. Maurice a renoncé à la prêtrise et son frère aîné n’a pas repris l’affaire familiale et a préféré se lancer dans une carrière de photographe.

De fil en aiguille (je te fais grâce des détails), Maurice a proposé de faire visiter à Jean-Baptiste, la boutique de son frère sur laquelle il a promis de veiller durant son séjour en sanatorium (le frère de Maurice est tuberculeux). En la visitant, Jean-Baptiste a remarqué le laboratoire photo et il a demandé à Maurice s’il lui arrivait de s’en servir pour un usage personnel.

– Hélas ! Si je dispose des locaux et du matériel, je n’ai pas le savoir-faire !

– Maurice, mon ami, nous étions faits pour nous rencontrer, puisque si je dispose du savoir-faire, je n’ai hélas ni les locaux, ni le matériel requis !

Ils ont donc conclu cet accord, Jean-Baptiste apprendra à Maurice comment on développe des pellicules photos et comment on procède pour en faire des tirages papier, en contrepartie, Maurice lui prêtera le labo et son matériel pour des « tirages photos plus personnels ».

En effet, ces deux-là étaient faits pour se rencontrer, parce que question hypocrisie, ils en connaissent un rayon, mais quand je l’ai fait remarquer à Jean-Baptiste, il m’a rétorqué « Je suppose que par “hypocrisie”, je dois comprendre “art de la litote” ? » J’ai levé les yeux au ciel sans répondre, parce que j’avais hâte de connaître la suite.

Jean-Baptiste voulait récupérer les pellicules photos dans sa chambre, mais le temps leur manquerait pour développer les négatifs et faire les tirages sans attirer notre attention. Parce que s’ils nous donnaient la raison de leur retour tardif, Jean-Baptiste serait obligé de montrer les photos et il n’avait pas envie que Maurice me voie nue et Maurice n’avait pas envie qu’Henriette découvre le corps de Jean-Baptiste « dans toute sa nudité ». Quelle excuse allaient-ils pouvoir trouver ?

Maurice a eu l’idée de rendre visite à ses parents et, sous le prétexte du déjeuner dominical, de rapporter une belle volaille. C’est à ce moment, que Jean-Baptiste s’est souvenu du calendrier républicain et de ses fêtes (ça faisait partie des questions saugrenues auxquelles il pouvait s’attendre quand il était en Côte d’Ivoire).

Je bouillais littéralement d’impatience, ainsi Jean-Baptiste avait développé les photos que l’on prend chaque dimanche matin depuis le mois de février et il ne me les avait toujours pas montrées ! Mais où les cachait-il ? Je me posais la question quand il a agité une grosse enveloppe sous mon nez, en me demandant d’une voix doucereuse si je voulais les voir.

Tu parles que j’ai répondu oui ! Mais monsieur, a encore fait des siennes, en les sortant millimètre par millimètre de l’enveloppe. Je l’aurais assommé, si je n’étais pas une si gentille fille ! Comme pour une patience, il a posé les photos face contre table. J’ai voulu les retourner. Il m’a arrêtée, sans un mot en levant son index.

Après avoir posé la dernière photo, il m’a autorisée à les découvrir. Il s’est mis derrière moi et a entrepris de déboutonner mon chemisier. Je lui ai mis une tape sèche sur la main. « Un bouton par photo retournée ! » Il a poussé un cri comme la plainte d’un animal blessé, mais je l’ai ignoré.

Contrairement à ce qu’il affirmait, je ne suis pas une femme sans cœur. Son supplice serait de courte durée puisque mon chemisier n’a que six boutons et qu’à raison de deux photos hebdomadaires depuis dix-sept semaines, il savait que ce marché était à son avantage.

Je ne saurais dire lequel de nous deux prend le plus de plaisir à nos petites chamailleries. C’est comme un jeu, « un prélude amoureux » dirait Jean-Baptiste, mais sans en avoir l’air, ces chamailleries tissent des liens très forts entre nous, comme on renforce un tissu pour le rendre plus résistant. C’est pour cette raison que nous ne manquons jamais une occasion de nous chamailler.

Chaque dimanche en fin de matinée, Jean-Baptiste nous photographie côte à côte, de face puis de profil, nus comme des vers ou pour reprendre son expression « comme Adam et Ève dans le jardin d’Éden ». Je dois reconnaître que son idée était excellente, parce que grâce à ces photos, j’ai pu constater les changements progressifs de mon corps d’une façon différente de celle que j’ai vécue de l’intérieur. Et je n’avais pas remarqué non plus, la repousse des cheveux de Jean-Baptiste qui passe sous la tondeuse toutes les six semaines. À part ce détail et les clichés pris avant qu’il ne se rase, Jean-Baptiste reste égal à lui-même : le plus bel homme de l’Univers (pour ne pas froisser sa modestie, je vais tempérer mon propos : le plus bel homme de la Terre entière).

Après avoir retourné la huitième photo, j’ai senti son regard sur mes seins. Il dit qu’il regardait ses mains, mais comme elles caressaient ma poitrine… Quand toutes les photos ont été face contre ciel, j’ai eu la preuve de ce que j’affirme depuis quelque temps.

– Tu vois, quand je te dis que tu ne me regardes pas dans les yeux !

Jean-Baptiste a tenté de nier, sans y mettre une grande conviction. La preuve était sous nos yeux. Du bout de mon index, je traçais une ligne imaginaire sur chacun des clichés et la plupart du temps, il regarde mes nichons !

– Et toi, ma Louison, mon amour lumineux, sur celle-ci, celle-ci, celle-là et cette autre-là, ce sont mes yeux que tu regardes ?

– Oui !

– Comment ça, oui ?!

– Oui, le contraire de non !

– Tu oses dire que mes yeux sont…

– Je te parle des yeux d’Albert, mon cher !

Je me suis tournée vers Albert et je l’ai plaint de l’indifférence de Jean-Baptiste à son égard. Pour le consoler, je lui ai fait un baiser. Son chagrin me semblait profond, alors il m’a fallu l’embrasser, le cajoler longtemps. Étrangement, c’est par la bouche de Jean-Baptiste qu’Albertine s’est manifestée.

– Albert, tu as toujours droit aux baisers et aux caresses de Louise, alors que je me morfonds sur cette chaise loin des caresses et des baisers de Jean-Baptiste… et cette culotte infernale qui se dresse telle une barrière entre moi et ses mains, entre moi et sa bouche… entre moi et toi… Ô, Albert je t’en supplie, fais comprendre à Louise qu’elle doit se lever et rejoindre ce lit qui nous tend ses bras !

Comment aurais-je pu rester indifférente à une telle supplique, sans me voir taxée d’égoïsme ? Je ne sais pas pourquoi j’ai été prise d’un fou-rire en rejoignant le lit. À cause de ça, je n’arrivais pas à descendre ma culotte ce qui faisait redoubler mon fou-rire. Jean-Baptiste s’est agenouillé devant moi.

– Ne sois pas inquiète, Albertine, je me charge de te libérer !

Je ne saurais dire qui, de Jean-Baptiste ou d’Albert, montrait le plus de signes d’impatience. Je riais encore aux éclats quand les doigts de Jean-Baptiste ont écarté les lèvres d’Albertine. Aussi soudainement qu’il était apparu, mon fou-rire a disparu.

Tout est devenu silencieux comme si l’Univers retenait son souffle. Je n’entendais que ma respiration bruyante, haletante, sauvage, animale. J’étais une bête en rut attendant la saillie comme on attend le Messie. J’aurais voulu me mettre à quatre pattes, mais je restais figée, paralysée par le plaisir qu’offraient les doigts de Jean-Baptiste à Albertine.

Je sentais le souffle de mon Prince Charmant, mais je ne l’entendais pas. Il semblait avancer, reculer, avancer encore. Les yeux fermés, je visualisais un peintre devant son chevalet.

J’ai entendu mon grognement, comme une plainte de plaisir, quand sa langue s’est faufilée entre mes cuisses. Je ne gouvernais plus mes mains quand j’ai tenu le crâne de Jean-Baptiste pour l’empêcher d’arrêter l’exploration d’Albertine avec sa langue.

Jean-Baptiste est soit un magicien, soit un grand sorcier parce qu’il a su me libérer de ce sort qui me paralysait. Doucement, j’ai ondulé, j’ai enfin pu bouger comme je le souhaitais. Mais la voix qui est sortie de ma gorge n’était pas la mienne, quand à quatre pattes, j’ai ordonné « Prends-moi comme un animal mal éduqué prend sa femelle ! »

Mon ventre frottait contre le plancher. Jean-Baptiste l’a remarqué. Il l’a protégé de sa main, tandis qu’Albert et Albertine s’en donnaient à cœur joie.

Est-ce le fait de m’être vue nue aux côtés de Jean-Baptiste sur ces trente-quatre photos qui a fait exploser les derniers carcans de la bienséance ? Je ne saurais le dire, mais ce que je sais c’est la volonté qui m’animait de le rendre fou de désir en me cambrant tellement qu’il pouvait voir la bête qui sommeille en moi.

Je voulais qu’il me fesse, je voulais qu’il me griffe, je voulais qu’il me morde, mais pour le lui dire, je n’avais d’autres mots que mes grognements, mes halètements, les ondulations de ma croupe et mes ruades. Je fermais les yeux et j’imaginais son membre noir comme de l’ébène, luisant, aller et venir en moi et cette vision me procurait autant de plaisir que les sensations en elles-mêmes. Quand ses doigts ont pincé mon mamelon, mon plaisir a explosé comme un barrage cède sous la pression de l’eau. Le sien l’avait précédé de peu.

Rompue, je me suis effondrée sur le parquet. Jean-Baptiste m’a demandé si je voulais m’allonger sur le lit. Je me suis mise à plat dos sur le plancher, les bras en croix. J’ai fait non de la tête. Je souriais. J’ai trouvé la force d’ouvrir mes paupières pour le regarder, penché au-dessus de moi.

– À quoi pense mon amour lumineux ?

– C’est bien aussi quand on fait comme ça. Tu as aimé ?

– Tu veux que je te prouve à quel point ?

– Chiche !

Il paraîtrait que ma réponse serait celle d’une crapule. Je ne suis pas d’accord, mais il semblait tellement heureux que je l’admette… Nous nous sommes couchés comme des gens bien élevés et nous avons dormi d’une traite.

Je regarde Jean-Baptiste se préparer. Avant d’aller fêter le jour de la caille chez Maurice et Henriette, nous devons passer à Dupleix pour la séance photo. Sur celles d’aujourd’hui, Jean-Baptiste aura une estafilade. J’en reconnais sans difficulté la responsabilité. Il se rasait quand je lui ai demandé s’il pourrait photographier Albertine sous toutes les coutures et même quand Albert lui rend visite. Je dois cesser là si je veux qu’on ait le temps de prendre les premiers clichés de leur album-photo.

Petit rappel historique (merci Wikipédia)

Le calendrier républicain, ou calendrier révolutionnaire français, est un calendrier créé pendant la Révolution française et utilisé de 1792 à 1806, ainsi que brièvement durant la Commune de Paris. Il entre en vigueur le 15 vendémiaire an II (6 octobre 1793), mais débute le 1er vendémiaire an I (22 septembre 1792), lendemain de la proclamation de l’abolition de la monarchie et de la naissance de la République, déclaré premier jour de l’« ère des Français ».

Comme le système métrique, mis en chantier dès 1790, ce calendrier marque la volonté des révolutionnaires d’adopter en remplacement du calendrier grégorien un système universel s’appuyant sur le système décimal, qui ne soit plus lié à la monarchie ou au christianisme. Outre le changement d’ère (renumérotation des années), il comprend un nouveau découpage de l’année, et de nouveaux noms pour les mois et les jours.

L’année du calendrier républicain était découpée en douze mois de trente jours chacun (soit 360 jours), plus cinq jours complémentaires les années communes ou six les années sextiles, ajoutés en fin d’année, de sorte que son année moyenne de 365,242 25 jours soit plus proche de l’année tropique (environ 365,242 189 8 jours) que ne le sont les calendriers julien (365,25 jours) et grégorien (365,242 5 jours).

L’an CLIII (153) aurait débuté le 23 septembre 1944 et se serait achevé le 22 septembre 1945. Jean-Baptiste, tout savant qu’il était, n’avait pas un convertisseur de dates implanté dans le cerveau, il ne pouvait donc pas savoir que l’an CLII étant une année sextile, le 3 juin 1945 aurait été le 14 prairial et non le 15.

Si le 15 prairial était dédié à la caille, le 14 l’était à l’acacia. Jean-Baptiste le sachant, aurait-il rendu le souvenir de cette journée plus piquant ?

Dimanche 24 juin 1945