Le carnet retrouvé – Dimanche 1er octobre 1944

Dimanche 1er octobre 1944

Ça y est, je l’ai rencontré ! Je ne sais pas trop comment on écrit un journal intime, mais il fallait que je raconte tout ça pour ne pas oublier. C’est arrivé. La grand-tante d’Émilienne, celle qu’on appelle Esméralda l’avait prédit.

Avant de partir pour Paris, je l’avais consultée pour qu’elle me dise l’avenir. Elle le lit dans les cartes et dans les lignes de la main. Je ne sais pas si on l’appelle Esméralda parce qu’elle a ce don ou si elle a ce don parce qu’elle s’appelle Esméralda. Certaines donnent la première raison, d’autres la seconde, mais gare à celle qui lui posera la question ! Esméralda m’avait demandé si je voulais connaître mon avenir professionnel ou mon avenir sentimental. Quand je lui ai répondu « le sentimental », elle avait baissé la flamme de sa lampe Pijon et m’avait demandé de lui tendre ma main gauche « celle du cœur ».

– Ma petite, c’est à Paris que tu rencontreras ton prince charmant. Au milieu des tumultes de la guerre, vous vous blottirez sereins dans une bulle de paix et de lumière.

Je lui avais demandé comment le reconnaître, comment je saurai que c’est le bon.

– L’amour croisera ton chemin, tu le sauras dès votre premier baiser, quand l’alchimie de vos humeurs mêlées feront vibrer tes viscères en un feu d’artifice continu.

Quand je lui ai demandé de me le décrire plus précisément, Esméralda avait ravivé la flamme de sa lampe et m’avait presque chassée de chez elle en me reprochant de mettre ses prédictions en doute.

Ça fait presque trois ans que je suis à Paris. J’ai embrassé plusieurs garçons (j’ai même la liste !), mais aucun prince charmant. Hier, Marcelle, Henriette et moi avons décidé d’aller dans un bal pour aller danser. Ça nous a tellement manqué qu’on ne rate jamais une occasion. Nous marchions bras-dessus bras-dessous, Marcelle dans sa robe bleue, Henriette dans sa robe rouge et moi dans ma robe blanche à fleurs. Mais ce que les gens remarquaient c’est qu’on faisait le drapeau tricolore, ça nous plaisait bien et on riait fort pour qu’ils se retournent à notre passage. Si madame Mougin l’apprenait, elle serait mécontente. C’est elle qui m’a obtenu la place dans cette famille, je lui en suis reconnaissante, mais elle est trop sévère, toujours à imaginer le pire. Marcelle me fait rire quand elle dit « la mère Mougin est tellement pessimiste que son mari a préféré mourir avant l’heure ».

Marcelle est une vraie Parisienne, elle est ouvrière. Nous nous sommes connues un jour où une alerte m’a obligée à me réfugier dans l’abri le plus proche. Depuis, nous sommes amies. C’est elle qui m’a présenté Henriette.

On marchait quand on a vu un attroupement autour d’un accordéoniste. Un inconnu a pris la main d’Henriette pour la faire danser, un autre a pris celle de Marcelle et je l’ai vu. Beau comme tout, et son sourire, bon sang, son sourire ! Alors, je n’ai pas attendu que quelqu’un me prenne la main, j’ai pris la sienne. Comment peut-on être aussi beau, aussi élégant et ne pas être fichu de valser correctement ? Il ne dansait pas mal, mais tellement guindé qu’il m’a fait penser à Éric von Stroheim. Il ne lui manquait plus que le monocle et c’était Éric von Stroheim ! Sauf qu’il est noir, mais étourdie comme je le suis, je n’y ai pas pensé quand je lui ai demandé s’il n’était pas un espion à la solde de Hitler. Il a eu un drôle de regard. C’est là que j’ai réalisé ma bourde. Il m’a serrée contre lui et m’a dit « Vous m’avez démasqué ». Sa voix est encore plus belle que son sourire.

Une danse en a entraîné une autre, mes pieds commençaient à me faire souffrir quand j’ai remarqué que Marcelle et Henriette s’étaient envolées. Je me suis assise sur un banc aux côtés de mon cavalier et je l’ai écouté parler. J’aurais voulu qu’il ne s’arrête jamais. Je ne voyais plus rien, j’avais l’impression qu’on était que tous les deux, la foule n’existait plus. Je l’écoutais et je voyageais dans ma tête comme si la guerre était finie, comme si elle n’avait jamais eu lieu.

Il était temps de rentrer, il m’a accompagnée une partie du chemin et nous nous sommes donné rendez-vous cet après-midi pour aller au cinéma. Avant de me dire au revoir, il m’a demandé d’écrire quelques mots qui résumeraient cette journée, notre rencontre. Il ferait de même et nous nous les échangerions devant le cinéma. Quand il m’a tendu le sien, j’ai eu un peu honte du mien. Il a écrit sur du beau papier, dans une enveloppe et tout, alors que j’avais déchiré une feuille d’un cahier d’Eugénie et que j’avais fait plein de tâches et de ratures. Il s’appelle Jean-Baptiste et il a la belle écriture des maîtres d’école.

On est entrés dans la salle de cinéma qui était presque pleine, on a quand même pu trouver deux places au dernier rang. Les actualités ont débuté, mais je ne regardais pas l’écran. Il l’a remarqué et quand on s’est embrassés, j’ai senti le feu d’artifice exploser dans mon ventre. Un feu d’artifice de papillons. Après notre premier baiser, il m’a demandé si j’avais ressenti comme un envol d’hirondelles. J’avais peur qu’avec mes papillons, il n’ait plus envie de m’embrasser, alors, j’ai un peu menti et je lui ai demandé de m’embrasser à nouveau pour pouvoir les compter.

Je n’arrive pas à m’endormir. Je murmure son prénom en espérant qu’il l’entende et qu’il rêve de moi. On se voit ce soir (il est minuit passé) parce que les patrons ne reviennent pas avant le 15, j’ai plus de temps libre. Et comme dirait Marcelle « Zut à la mère Mougin ! »

Dimanche 8 octobre 1944