La nouvelle vie d’Odette – Le bal de l’amitié

Je coiffais Émilie en vue de la grande soirée steampunk. De tous mes enfants et petits-enfants, elle est la seule à avoir les cheveux aussi crépus que les miens, hérités de mon père et ces séances de coiffure ont toujours été l’occasion de partager des moments privilégiés, d’une grande complicité entre nous. On se taquinait à propos du phénomène étrange de transfert des sensations quand elle devint soudain sérieuse.

– Je peux te poser une question à laquelle tu répondrais en toute franchise ?

– Bien sûr, ma chérie !

– Quand tu as demandé à Jimmy de te rendre ce service, c’est parce que tu as vu l’éclat du soleil sur le bracelet de sa montre, n’est-ce pas ?

– Entre autres, oui. En tout cas, c’est à ce moment que s’est forgée ma conviction qu’il était la personne idéale pour me rendre ce service.

– Et cette montre lui avait été prêtée par le bijoutier, n’est-ce pas ?

– Ah non ! C’était la sienne, Mireille a inventé cette histoire. J’ai toujours connu Jimmy avec cette montre-bracelet à laquelle il tient beaucoup, ses parents adoptifs la lui avaient offerte quand il est devenu interne au lycée.

– Quand je lui ai posé la question, il a rigolé et je ne savais plus qui je devais croire… C’est dommage, ça aurait été encore plus magique…

– Oui, comme cette histoire de philtre d’amour… Mireille a une imagination débordante dont elle use à merveille pour ajouter de la féerie à nos quotidiens.

– En parlant de féerie, c’est incroyable ce qui nous arrive, tu ne trouves pas ? Je me suis toujours sentie un peu en marge de la famille, je pensais être la seule à avoir cette libido exubérante et j’en avais un peu honte… Pas vraiment honte, mais je ne pouvais en parler à personne. Et… il n’y a même pas un an, j’ai croisé Lucas à cette fête, j’ai appris pour Martial et Sylvie. Je l’enviais d’avoir des grands-parents à qui se confier. Et puis, Jimmy a raconté votre histoire. J’étais sur le cul, mais plus j’y réfléchis, plus je m’aperçois que je n’en étais pas si étonnée que ça… et plus je comprends l’agacement de Jimmy à propos de « mémé Dédette » ! C’est comme si je ne la voyais plus quand je suis avec toi, pourtant les souvenirs liés à elle sont intacts. Tu comprends ce que je veux dire ?

– Oui, bien sûr que oui, mais dis-toi que tu as la chance de pouvoir en parler avec moi. Imagine, il a fallu que vous alliez rénover la maison d’Avranches pour que Martial et moi découvrions la vie intime, secrète de nos propres parents et que certaines de leurs réactions, de leurs attitudes prennent une toute autre résonance, qu’elles s’éclairent sous un nouveau jour…

Quand elle fut coiffée « à la princesse », comme nous le disons, Émilie partit s’habiller et je rejoignis Jimmy pour en faire autant. Il me demanda la raison de cet énigmatique sourire, je lui fis part de notre discussion et des regrets d’Émilie qui aurait bien aimé me coiffer en retour, mais mes cheveux presque ras l’en avaient empêchée.

– Comment ça, je n’ai jamais eu de montre-gousset ?! Et celle que j’ai reçue pour ma première communion, t’en fais quoi ?!

Il en sortit une de la petite poche de son gilet, l’air contrarié.

– Et le trèfle gravé au dos, c’est pour te rappeler ta douce Provence, je suppose ?

Il me prit dans ses bras, m’embrassa.

– Tu deviens trop perspicace, ma princesse d’amour, ça va devenir ardu de te duper… !

Le bal avait été organisé pour donner un alibi à Betsy et Alister, mariés chacun de leur côté et qui avaient prétexté une rencontre franco-irlandaise d’amateurs de steampunk avant les effets délétères du Brexit sur les voyages entre nos deux pays. Une fois encore, l’idée en revenait à Socrates.

Les ateliers-couture avaient fonctionné à plein régime des deux côtés de la Manche. Betsy dirigeant celui dédié à la confection des tenues de ces messieurs et côté français, Mireille avait pris les choses en main pour les tenues de ces dames. Nous y avions toutes participé selon nos compétences, si aucun de nos confrères n’avait mis la main à la pâte, c’est parce que nous tenions à leur en faire la surprise.

Le jour de la fête, aidés par les gamins, ils avaient décoré la salle des fêtes et nous avaient concocté un buffet des plus surprenants, tant par l’originalité des plats que par la vaisselle destinée à les recevoir. Gideon et Alain avaient su créer une ambiance lumineuse incroyable qui renforçait l’effet hors du temps. Ainsi quand chacun d’entre nous fit son entrée, des exclamations enthousiastes s’élevaient de toute part. Nous nous interpellions, dansions, chantions et nous photographions à l’envi.

D’ordinaire si discret, Joseph fit son entrée dans un costume des plus extravagants, Roweena à un bras, Betsy à l’autre. Il rayonnait. D’un geste, il nous invita à rejoindre nos places, quand ce fut fait, il prit la parole, la voix étrangement amplifiée comme s’il parlait dans un porte-voix.

– Mesdames et messieurs, Ladies and gentlemen, mes chères consœurs et confrères, jeunes filles, jeunes gents, laissez-moi vous proposer un petit divertissement pour donner le ton de cette soirée.

Le silence s’était fait. Je regardais cette assemblée, seuls les Irlandais ne semblaient pas étonnés. Quelle sorte de divertissement allait-il nous proposer ? Satisfait de son effet, Joseph reprit la parole.

– Mais avant tout trinquons ! Trinquons à l’amitié, à l’amour, à la fraternité, à l’espoir, à la vie et aux plaisirs qu’elle nous offre ! Trinquons au bonheur d’être unis et d’avoir su le rester au fil des années !

À chacun de ses mots, il avait tendu son verre en direction des uns, des autres. Il souriait en écoutant monter l’expression de notre curiosité impatiente. Quand il fut satisfait, il s’assit sur une chaise à droite de la scène, devant une table sur laquelle étaient posées deux boules qui servent à tirer les numéros au bingo.

– Quelques mots permettront à chacune et à chacun de venir tester dans le temps imparti, les merveilleux équipements apportés par nos amis irlandais. À son gré, la personne que le sort aura désignée pourra choisir sa, son partenaire d’expérimentation.

Alister, Gideon, Linus et Socrates installèrent sur scène deux assistants masturbatoires pour ces messieurs et leur pendant pour ces dames. Quand le matériel fut en place, que chacun eut rejoint son siège, Joseph actionna, avec tout le sérieux qu’on lui connaît, la manivelle de la première boule et annonça

– Pour une durée de cinq minutes…

Une voix féminine que je ne connaissais pas, traduisit en anglais. Je regardai Betsy et lus sur ses lèvres Aunt Molly ! Son bonheur et la surprise de la savoir complice (parce que Joseph s’était bien gardé de le lui dire) la transfigurait littéralement. Imperturbable, notre confrère actionna la manivelle de la seconde boule, en sortit un papier, le lut, sourit, appuya sur une sorte de tablette et comme sortie des entrailles de la Terre, la voix théâtrale de Molly s’éleva.

– O Earth, I will befriend thee more with rain
That shall distill from these two ancient ruins
Than youthful April shall with all his showers.
In summer’s drought I’ll drop upon thee still,
In winter with warm tears I’ll melt the snow
And keep eternal springtime on thy face,
So thou refuse to drink my dear sons’ blood.

Je ne comprenais pas le sens de ces mots, seul Gideon n’en semblait pas surpris. Joseph regarda l’assemblée, s’éclaircit la voix.

– Ô Terre, je t’offrirai davantage de pluie
Distillée de ces deux ruines
Que le jeune avril et toutes ses giboulées.
Au plus sec de l’été je t’arroserai sans cesse,
L’hiver, à chaudes larmes je ferai fondre la neige
Et vivre sur ta face un éternel printemps,
Si tu refuses de boire le sang de mes chers fils.*

Gigotant sur son siège, levant le bras, Monique sautillait impatiente comme une bonne élève (tendance fayote) pendant une interrogation orale, ce qui lui valut moult quolibets. Joseph faisait semblant de ne pas la remarquer. Elle cherchait à attirer l’attention de Martial, soudain très intéressé par le bracelet de son épouse.

– Martial… Martial ! TITI !

Joseph demanda si quelqu’un avait au moins une idée de l’œuvre et de la personne désignée par le sort. Comme s’il sortait enfin de sa rêverie, mon frère proposa « Les lettres de mon moulin » pour Jean-Luc ? Il éclata de rire, monta sur scène et invita la petite blondinette un peu surexcitée du premier rang à venir le rejoindre.

La blondinette en question voulut manifester son mécontentement en le bousculant d’un coup d’épaule avec à peu près autant de résultat qu’un moustique essayant de transpercer une porte blindée en fonçant dessus…

Le costume de Martial me fit penser à celui que Gideon portait lors de notre traversée transatlantique. Le trac avait des répercussions sur son érection. Monique lui chuchota quelques mots à l’oreille, j’ignore encore lesquels, et le problème fut résolu.

Pour garder sa liberté de mouvements, Monique devait enfiler une sorte de jarretière métallique au bout de laquelle elle choisit d’installer un modèle à plumes. En la voyant régler la jarretière, je constatais la minceur de ses cuisses.

Quand les dispositifs furent en place, Martial demanda comment déclencher le mécanisme. La voix de Socrates retentit Like that ! Les yeux exorbités par la surprise, Martial cria Outch ! tandis que Monique s’extasiait. C’est génial ! Vas-y Titi, montre-leur l’amour… ouah… littéraire ! Toujours sous le coup de l’émotion, il demanda quelle serait la vitesse. Socrates lui répondit au rythme de tes phrases. Un sourire amusé aux lèvres, il demanda Vraiment ? avant d’entamer a cappella cette chanson de Boby Lapointe que je n’avais plus entendue depuis des années, mais qui me revint tout de suite en mémoire. Ma qué c’est la loumière tango y les mouziciens zouent tango. Yo souis du pays del tango y yo lo boudrais danser si, si, si, si…

L’assistant-masturbateur de Monique suivant le rythme de celui de Martial, nous pouvions entendre ses gémissements de plaisir et de surprise à chaque accélération. Je regrettais que les anglophones ne puissent savourer les paroles, mais ça ne semblait pas les gêner outre mesure. Martial bissa la chanson, malgré sa « fatigue » pour aller jusqu’au bout du temps imparti. Bien qu’elle portât une longue robe, nous pouvions tous remarquer combien Monique vacillait, les jambes coupées par le plaisir qu’elle prenait.

Je n’aurais pas prêté attention aux signes que Martial adressait à Socrates si Jimmy ne me les avait faits remarquer. Il éjacula sous les vivas du public, y compris les miens. Pour la première fois, nos liens familiaux cessaient d’être une entrave.

La démonstration se poursuivit pour une durée variant de deux à six minutes. Les petites devinettes qui nous caractérisaient étaient très touchantes. Joseph, si réservé, avait fait preuve autant d’humour que de psychologie. Betsy était très émue de constater à quel point la cohabitation avec Joseph avait permis à Molly de redevenir celle qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être, celle qui était présente dans les souvenirs de sa mère, mais qui semblait n’avoir été qu’une légende. En devinant ses sourires, ses éclats de rire contenus, elle avait eu les larmes aux yeux.

Les aléas des tirages au sort firent que Jim « Homme libre toujours tu chériras la mer » (six minutes), qui me choisit pour partenaire avait précédé Jimmy « Je suis un grand voyageur jouant la fille de l’air goûtant la complice fraîcheur de l’herbe printanière. J’adore aussi me balader dans les rues de ma cité, ouais ! À tous mes frères de l’élite sociale comme aux petites minettes pas trop mal j’proclame c’est moi le beau Walter Giuseppe Désiré Jimmy O’Malley O’Malley, le chat de gouttière » qui avait fait la même chose pour une durée de six minutes également. Joseph éclata de rire.

– Quand, à l’abri des regards, ses grands yeux noirs scrutent, qui pourrait savoir que sa blouse blanche occulte le bouillonnement de lave qui ne demande qu’à jaillir ?

Je souriais en direction de Christian quand s’éleva la voix de Molly When out of sight, her big black eyes stare… Je gémis un ooh d’une extrême lassitude, levai le pouce pour demander une pause, mais d’aucuns décidèrent de ne voir dans mon geste qu’une approbation enthousiaste, la fierté de relever ce nouveau défi. Je pris la main de Jimmy, qui dans un grand sourire déclina mon invitation. Jim me fit non de la main avant même que je le sollicite. Jean-Luc était trop occupé à admirer sa balafre pour me prêter la moindre attention. Christian me fit un clin d’œil confraternel et se leva d’un bond. Hardi, petit !

Chacun des participants avaient suivi l’exemple de Martial et entonné une chanson, en français ou en anglais, pour donner la cadence à Socrates. Après ces deux fois six minutes, il me fallait non seulement en tenir quatre, mais surtout chanter. Je demandais à Linus de me soutenir si j’oubliais les paroles, ce qu’il accepta à condition d’être aux manettes. Notre duo complice sur The view from the Afternoon rencontra un grand succès et je reçus comme un compliment la remarque de Christian m’accusant d’avoir voulu attenter à sa vie. Il m’embrassa avec tant de passion que ce premier baiser échangé sur scène ce soir-là fut accueilli par des sifflets et des hourras fort flatteurs, ma foi.

– Elle était prédestinée à se faner dans le vase aride des convenances conjugales, mais n’ignorant rien des signes du destin et de ses mystères, elle a ravi le cœur de celui qui saurait l’arroser de son amour, l’abreuver de plaisir.

Plus rouge que sa tenue, gloussant comme à son habitude, pour le dernier tableau de ce premier acte, Mireille convia Daniel et Marcel à l’accompagner sur scène. Il est à noter qu’elle fut la première à en avoir eu l’idée. Si le talent d’actrice de Monique et de Manon est indéniable, comment pourrais-je qualifier celui de Mireille ? Une fois équipée d’une main articulée, une fois Marcel et Daniel confortablement installés au creux de leur main artificielle, elle chercha quelqu’un du regard, comme un petit moineau affolé.

– Lorsque je suis arrivée dans la capitale
J’aurais voulu devenir une femme fatale
Mais je ne buvais pas, je ne me droguais pas
Et n’avais aucun complexe…

À la fin de leur prestation, Daniel enthousiaste la redemanda en mariage. Marcel ajouta et si tu ne le veux pas te le marier, pense à moi ! avant de lui mettre une main aux fesses. Hé bé quoi ?! C’est ça la tendresse affectueuse… !

« L’amour est enfant de Bohème, il n’a jamais, jamais connu de loi »

*William Shakespeare, Titus Andronicus, Acte III scène 1