Odette au spectacle avant la représentation

Le trajet fut très court et encore, nous fîmes un détour pour nous garer dans la cour de la grande maison, celle que Nathalie avait léguée à Cathy et à Alain. J’ai aimé la petite plaque « La maison du Toine ».

– Nathalie en voulait à son Toine de n’avoir jamais cru à l’au-delà, à la vie après la mort. Elle s’en voulait surtout de n’être jamais parvenue à le convaincre, à le rallier à ses croyances. Elle voulait offrir sa maison à Cathy et Alain, seulement pour des histoires d’héritage, c’était impossible. L’idée du viager s’est imposée d’elle-même. Quand les papiers ont été signés chez le notaire, nous avons organisé un grand repas entre membres de la Confrérie, nous avons trinqué, Alain et Cathy se sont levés, elle nous a fait ce discours « Quand je pense à là d’où je viens, je mesure la chance de vous avoir connus, vous tous, tous autant que vous êtes. Quand je vois Monique près de Rosalie, quand je pense au lien qui les unit, je ne peux m’empêcher d’y voir celui qui m’unit à Nathalie. Combien de fois n’avons-nous pas regretté, elle et moi, que son Toinou n’ait pas eu le temps de me rencontrer ? Il lui claironnait qu’on oublierait son nom quand leurs enfants seraient morts et ça contrariait Nathalie. J’aime pas qu’on contrarie Nathalie, ma mamé de coeur, la vraie, la seule. J’aime pas qu’on la contrarie, même si c’était son Toinou, même s’il est mort. Alors, avec Alain, on a eu l’idée de le faire mentir, on n’oubliera jamais son nom ! » Alain a dévoilé la plaque, qu’il a, plus tard, scellée sur la façade.

J’étais émue aux larmes. Je reçus une sacrée douche froide quand Cathy m’accueillit dans la maison de la rue Basse.

– Toi ! Toi ! Toi ! Toi, je te retiens ! On a parlé de toi et je te retiens ! Qu’est-ce que tu foutais pendant tout ce temps ? Ça te plaît tant de te faire désirer ?

Interloquée, je balbutiai « Je ne savais pas qu’il était si urgent que… si je l’avais su, j’aurais refusé la proposition d’Alain… »

– C’est ça… minimise l’affaire… pff… deux petites heures pour masquer quarante… cinquante ans de retard ! Cinquante ans pendant lesquels on t’a attendue ! Tu imagines le calvaire que ça a été pour l’autre zigoto là… le petit puceau ?

Elle m’a prise dans ses bras. Je riais. Je pleurais. Christian s’enquit de Joseph.

– Il ne va pas tarder, d’ailleurs à ce propos, madame la princesse retardataire, il te faudra aussi rendre des comptes… Je me comprends…

Il était l’heure de déjeuner, la table fut rapidement dressée. Martial s’était surpassé en cuisine. Joseph arriva enfin. Nous trinquâmes à son retour. Il tint à s’excuser de son départ précipité, la veille.

– Vous êtes arrivée hier, je vous ai regardée et j’ai vu tous les bijoux dont je souhaiterais vous parer. J’ai perdu l’inspiration il y a sept ans, au décès de ma chère épouse. Bien entendu, je pouvais reproduire d’anciens modèles, effectuer des commandes, mais créer, trouver, imaginer, rêver au bijou idéal pour chaque instant de la vie… ça, je l’avais définitivement perdu. Et je vous ai vue. J’avais vingt ans et tant d’idées en tête ! Tenez, regardez les premières esquisses…

J’étais éberluée ! Trois croquis très précis. Putain, il avait raison, ces bijoux… c’était moi ! Et l’éclat de gratitude dans son regard ! Je me suis dit « C’est pas possible, je rêve, je vais me réveiller ! »

– Et pour ce retard, quelle est ton excuse ?

En me disant ces mots, Cathy m’a prise par le cou, m’a attirée à elle pour me faire un gros bisou. Prise d’une inspiration soudaine, je m’exclamai « Je veux bien pour ce matin, mais pour les quarante ou cinquante ans, j’y suis pour rien ! Jimmy ne m’avait jamais parlé de la Confrérie ! » Au lieu des acclamations de joie auxquelles je m’attendais, je n’eus droit qu’à des hochements de tête mi-réprobateurs de celles qui allaient devenir mes consœurs. « Ah… quand même ! C’est pas trop tôt ! »

Prenant un ton professoral, Monique, Sylvie, Cathy et Mireille martelèrent la table du bout de leur index « Quand une consœur te reproche quelque chose, incrimine un confrère. C’est la base ! »

Le reste de la journée s’est déroulé à l’avenant, beaucoup de rires, de plaisanteries. J’avais trouvé une famille. Enfin, ça se situait entre le pensionnat mixte pour adultes vieillissants, une maison de retraite somme toute, et l’ambiance familiale. Sylvie me dit, en désignant Jimmy « Je crois que je ne l’ai jamais vu aussi heureux ! »

– Si je ne craignais de nouveaux reproches, je te répondrais bien que moi, si !

À cet instant précis, alors qu’il ne pouvait avoir entendu notre conversation, Jimmy me chercha du regard, me trouva, me sourit.

– Euh… j’ai rien dit, t’avais raison, ma Vivi…

Avais-je déjà ressenti un tel bonheur, une telle plénitude avant cet instant ? Rien n’est moins sûr.

Plus tard, je cherchais Jimmy du regard, ne le voyant pas, j’allais poser la question à Martial quand Christian me proposa de me faire visiter sa maison et de m’en dévoiler quelques secrets. Je le suivis donc. Une tenture masquait une porte de placard qui s’ouvrait sur un petit bureau un peu austère, un fauteuil fatigué, une chaise, un pupitre, des feuilles de papier, quelques rayonnages garnis de livres.

À l’invitation de Christian, je m’installai dans le fauteuil, il me fit remarquer le judas à ma droite, à hauteur d’yeux. Je fis coulisser le petit panneau qui l’obturait. Christian s’assit sur la chaise face à moi et fit de même avec celui qui se trouvait à sa gauche.

Sylvie était en pleine discussion avec Jimmy, qui lui parlait sans fard de son bonheur, qui demandait « Tu crois que je pourrais lui présenter mon frère et ma sœur ? Ce ne serait pas trop… précipité ? »

– Trop précipité ? Jimmy ! Tu as soixante-quinze ans, elle en a soixante-neuf ! Ça fait dix ans que tu ne vis que pour vos voyages, que par eux ! Hé ho ! Atterris !

Jimmy eut un regard lubrique.

– J’aime bien quand tu t’énerves comme ça, on voit tout de suite si tu portes un soutif ou si t’en portes pas. Et là, t’en portes pas !

Regard lubrique de Sylvie.

– Tu veux voir ?

– À ton avis ? Odette me fait retrouver toute ma vigueur. La savoir de retour parmi nous… je bande comme un jeune homme ! Regarde-moi ça !

– De retour ?

– Enfin… tu me comprends… Tu voudrais bien m’offrir un strip-tease, pour fêter ça ?

Je regardais par l’œilleton. Leur échange, leurs commentaires, les consignes précises que donnait Jimmy, les consignes précises que Sylvie respectait au pied de la lettre m’électrisaient, je vibrais au même rythme qu’eux. Jimmy était face à moi. Se doutait-il de ma présence derrière ce mur ? Était-ce un coup monté avec la complicité de Christian ? J’eus la réponse peu après quand, émoustillé, ce dernier se félicita de s’être montré un hôte accueillant. « Un bienfait n’est jamais perdu ! ». Il me fit un clin d’œil, devant mon air mi-figue mi-raisin, il m’en demanda la raison, je lui dis qu’il faisait un peu trop sombre pour que je puisse le voir lui aussi se branler, mais que c’était bien le seul reproche que je pouvais adresser à ce poste d’observation, il me sourit, alluma une applique entre nous deux.

– Ça va mieux comme ça ?

– C’est génial ! On dirait qu’on est sous un réverbère, ça fait encore plus… c’est génial !

– Et maintenant que tu peux me mater moi aussi, tu aimes tout à fait ?

– Oh oui !

– Tu es sûre ? Je ne te crois pas !

– Comment te convaincre ? Je ne peux que…

– Tu peux me montrer tes seins ?

Étonnée, je les lui montrai. Il les regarda, eut un sourire satisfait. Je l’interrogeai du regard. Le bout de son index fit le tour de mon mamelon « La preuve », un nouveau sourire satisfait. Il regarda par le judas.

– Hola, ma belle, je préfère te prévenir… Jimmy risque de ne pas rester que spectateur… si tu ne veux pas voir ça, je te montre d’autres « curiosités »…

– Mais… Jimmy m’a dit qu’il n’avait presque jamais couché avec Sylvie ?

– Il ne t’a pas menti, mais… il la caresse…

– Ah oui ! Ça je le savais… tu crois que je supporterai ? Ça ne t’ennuie pas quand Monique vit avec Jean-Luc ?

– Pas plus que ça n’ennuie Monique quand je vis avec Cathy !

– J’ai autant envie de regarder que j’en ai peur. De toute façon, j’y serai confrontée un jour, mais je ne sais pas si je préférerais y être confrontée seule ou devant témoin, j’ai peur de m’écrouler, de ne pas assumer, j’ai peur de pleurer ou d’être folle de rage… et je me dis que si je dois regarder, je préférerais que tu sois à mes côtés, parce que nous nous ressemblons beaucoup et que tu saurais comment réagir…

– Si les choses entre Jimmy et Sylvie… évoluent et que tu as du mal à le supporter, malgré tout que tu en sois curieuse, tu peux refermer le volet et je te décrirais ce que je vois…

– Tu ferais ça pour moi ?!

– Bien sûr !

L’idée nous plut au point que nous décidâmes de la mettre en œuvre sur le champ, en nous accordant sur le vocabulaire, sur les détails que nous remarquions. Sylvie s’était assise dans une posture très sexy.

– Tu vois, moi… je ne serais pas assez à l’aise avec mon corps pour assumer mes vergetures, mes grosses cuisses…

– C’est marrant, je ne les avais pas remarquées avant, moi je vois de belles jambes aux cuisses bien faites, à la fois fermes et tendres… Je sais que Jimmy prendra son temps, mais il me tarde qu’il la caresse enfin ! Et cette poitrine… ! Je suis un véritable obsédé des seins, avoue que je suis verni ! Et maintenant que tu es là… les plus belles paires de seins appartiennent aux femmes de mon entourage ! Quel veinard je fais !

– Et tu es marié avec Monique…

– Mais je suis fou des petits seins de Monique ! Un veinard, je te dis !

– Ou un grand malade…

– C’est ce que dit Marcel quand il veut me charrier, parce qu’il les aime bien aussi, les petits nichons de Monique !

– Et Jean-Luc, il en dit quoi ?

– Jean-Luc ?! Il ne le dirait pas comme ça, mais il vénère Monique comme une déesse. Je crois que quarante-cinq ans après, il n’en revient toujours pas d’être entré dans son cœur ! Tu verras, avec le temps en la fréquentant, en la côtoyant, tu comprendras pourquoi… Monique est une femme… extraordinaire…

– Comme vous tous…

– Ça y est ! Regarde ! Vé comme il pose sa main sur son sein… Vé comme il la caresse !

– Il est odieux de retourner s’asseoir ! Il l’excite pour la laisser en plan !

– Il voulait juste lui montrer comment se caresser pour lui

– Oui, mais c’est dégueulasse ! Tu connais pas l’effet des caresses de l’autre salopard ! Même avec toute ma science… non…

Christian pouffa.

– T’imagines ? C’est comme si…

Je me levai, me plantai devant lui, mon corps tamisait la lumière de l’applique, les ombres ainsi projetées ajoutaient du fantastique à l’ambiance déjà chargée de sensualité.

Je me penchai, mes seins pendants caressaient ses cuisses, je le branlai un peu avant de regagner ma place. « Maintenant, tu sais comment faire ! »

Christian me menaça de l’index « Ça, tu vas me le payer ! » menace sourde de délation auprès de sa coépouse. Nous reprîmes notre observation.

C’est en regardant le corps de Sylvie, en écoutant ce qu’en disait Christian, que j’ai enfin admis la charge érotique qui pouvait émaner d’un corps vieilli.

J’aimais ses remarques, sa respiration un peu sifflante. Notre complicité confinait à l’intimité tant son évidence s’était imposée à nous.

Sylvie ondulait, la main de Jimmy posée sur sa hanche.

– Oh… c’qu’il est agaçant quand il fait ça ! Glisse un peu ta main, bon sang ! Aaah… quand même !

Je tournai mon visage pour regarder Christian qui souriait sur sa chaise.

– Parce qu’en posant sa main là, puisque Sylvie se caresse comme ça… tu vois… là… sur les petites lèvres… juste là… ça fait comme un courant électrique… comme un éclair… ou un petit serpent plus fin que le plus fin des cheveux… qui ondulerait à toute vitesse… là… comme ça… et…

– Et ?

Une vibration particulière dans la voix de Christian me fit frissonner d’excitation.

– Et… c’est drôlement bon ! Je voudrais être à la place de Sylvie, parce que je regarderais de plus près… et Jimmy adore quand on y regarde de plus près… et… tu vois quand sa main se crispe… regarde son gland ! C’est magnifique, non ? Moi, ça me fait… comme plein de toutes petites étincelles un peu partout sous ma peau… ces petites étincelles qui se regroupent, se rejoignent à l’endroit précis où ses dents arracheront ma peau… et toi ?

– Je suis dans un état second. Je regarde Jimmy et Sylvie, je me branle, je fais attention à mes sensations pour te les décrire, je t’écoute et me rends compte de ce qui se joue dans ton corps, je me demande ce que ressent Sylvie, ce que ressent Jimmy, ce que je ressens maintenant que je sais pour toi… J’y prends un tel plaisir, c’est presque… irréel… je ne parviens pas à détacher mon regard de Sylvie parce que je crains en tournant mon regard vers toi que tu aies disparue et que j’émerge d’un rêve, tout seul dans ce cabinet de la curiosité, regardant par le judas une pièce vide à peine éclairée par les rayons du soleil couchant au travers des persiennes…

– J’ai souvent cette impression depuis l’appel de Jimmy… !

– Je suis tellement heureux d’avoir enfin trouvé une partenaire. Il ne manquait que toi pour que mon bonheur soit complet et tu es là !

– Ne le dis pas à Cathy, elle serait capable de m’engueuler !

– Et elle aurait bien raison ! Maintenant qu’on te connaît, on va s’apercevoir à quel point tu nous as manqué ! Mais le principal c’est que tu sois là ! Je peux te prendre dans mes bras ?

Odette assiste à sa première représentation