Les confessions motorisées – Le cas de conscience d’Enzo (suite et fin)

Odette comprend qu’Enzo n’est pas tout à fait prêt à parler du cas de conscience qu’il avait évoqué plus tôt. Miracle ! Sans l’intervention de quiconque, la boîte à gants s’ouvre soudain. Enzo se plaint d’avoir mal quand il tente de la refermer.

– Ce n’est pas étonnant après sept semaines les bras dans le plâtre. Ne t’en préoccupe pas, je la refermerai quand on sera arrivés.

Les yeux rivés sur la boîte à gants béante, Enzo trouve enfin les mots.

– Je t’ai dit que Pauline passait ses vacances le nez dans ses bouquins, mais il y a eu une exception. Une seule. Le 14 juillet 2008. Je partais du bal des pompiers avec des potes, des vacanciers que j’avais connus et Vincent. On préférait partir avant la baston générale. Ça finit presque toujours comme ça, les mecs bourrés s’embrouillent et… Bref, on n’avait pas envie de se prendre une droite, genre « balle perdue ». Donc, on marche et on entend quelqu’un qui court derrière nous. « Hey ! Hey ! Attendez-moi ! » Et qu’on voit pas la Pauline qui nous demande de lui « rendre un petit service ». Imagine-la à 16 ans, coincée comme tout, qui vient de se prendre sa première cuite en cachette de ses grands-parents, parce que ses parents sont déjà repartis chez eux à Aix. À l’époque, elle se faisait des chignons super stricts, tellement serrés qu’on ne savait pas que ses cheveux étaient aussi longs et là, ses cheveux c’est du n’importe quoi. Imagine, la voix du mec bourré à l’élocution pâteuse, ça te parle ? Bon. Ben, Pauline c’est cette voix-là, mais en fille. « Vous savez ce qu’on dit des hommes ? Que c’est comme les melons, qu’il faut en tâter plusieurs avant de trouver le bon ! » On la regarde. Choqués. Pauline, quoi ! Pauline qui se lâche et qui rigole en plus. Elle essaie de s’asseoir sur un muret et manque de tomber, on la rattrape au vol, mais elle perd une chaussure. « Oh ! Ça, c’est un signe ou je ne m’y connais pas ! » « Quoi ?! C’est quoi cette histoire de signe ? » « Ben, comme Cendrillon, à minuit pfuit ! Finie la magie ! » Dis-toi qu’il est au moins deux heures du matin. Tu vois le délire ?

Enzo hoche la tête, d’un air réprobateur malgré les années qui se sont écoulées depuis lors.

– Elle a de plus en plus de mal à articuler. « Alors, je me disais, que pour trouver mon Prince Charmant… Ça vous dirait de me rouler une pelle, chacun votre tour pour que je puisse faire la différence ? » On lui demande si elle est sûre. Note quand même, qu’on n’est pas des porcs, on ne profite pas de la situation. On veut qu’elle nous le dise clairement. « Oui ! Je vous demande ça comme un service. Un service… euh… chevaleresque. Mais avant, il faut que je bande mes yeux pour ne pas être influencée. » Sauf que c’est moi qui lui bande les yeux, parce qu’elle est trop bourrée pour le faire elle-même. Et on l’embrasse chacun notre tour. On est cinq, mais franchement on ne profite pas de la situation pour… genre, la peloter. Non. On s’en tient au baiser. Avec la langue.

– Faut c’ qui faut, quand même !

– On a un peu peur qu’elle fasse des conneries, elle rigole super fort, elle chante à tue-tête dans les rues. Donc, on la laisse devant la maison de Daniel et Mireille. Et on rentre chacun chez soi.

– Tout qu’est bien qui finit bien, comme on dit.

– Sauf qu’il y a eu le lendemain… Je suis avec Vincent, on a prévu d’aller à la plage. Marcel nous tombe dessus et qu’il se met à nous engueuler comme quoi on a fait boire Pauline, qu’elle est arrivée chez lui complètement ivre, qu’elle voulait pas aller chez Daniel et Mireille de peur qu’ils remarquent qu’elle avait bu, qu’elle lui raconte pour les baisers… Nous, on lui explique qu’elle était déjà saoule et que oui, on n’a pas dit non pour ce test. Tu le connais, il monte aussi vite dans les tours qu’il en descend. « La petite a la gueule de bois, elle doit finir de cuver chez monsieur le maire et sa dame, mais c’est qui cet Allemand ? Son prince charmant, celui dont “le baiser frôlait la perfection” ? » Et de là, on apprend qu’elle lui en a dit beaucoup plus qu’on l’aurait cru, surtout certains détails. De nous cinq, c’était le quatrième. Celui qui portait une chemise si douce sous ses doigts. Le seul qui l’a plaquée contre son corps avant de l’embrasser. Le seul qui a passé la main dans ses cheveux. Le seul qui a caressé sa joue. Le seul dont le baiser lui a donné envie de devenir femme. Parce que son baiser était le baiser idéal, celui du Prince Charmant des contes de fées. Et nous, on se prend tout ça en pleine face. On se regarde. Choqués. Marcel nous fait jurer d’en parler à personne, que ça doit rester secret. Je jure. Vincent jure aussi. Marcel nous demande de ne pas faire allusion à ce moment d’égarement de sa petite-fille quand on la croisera, de faire comme si c’était jamais arrivé. Alors, quand Marcel évoque les liens familiaux, c’est que c’est grave. On sait qu’il ne nous pardonnera jamais si on tient pas notre promesse et que sa vengeance sera terrible. De toute façon, on n’a pas envie d’en parler. Voilà, tu connais l’histoire du baiser idéal de Pauline.

– Et il est où, ton cas de conscience ? Y a prescription, non ? Douze ans plus tard, ce secret deviendrait soudain trop lourd à porter ?

– Ben… c’est que… J’ai juré de le dire à personne. Je peux compter sur ton silence ?

– Tu le sais bien, sinon, tu ne serais pas ici !

– Pour faire la blague, Vincent a échangé de tenue avec l’Allemand. C’est lui qui l’a embrassée comme elle l’a raconté. Quand on était à Avranches, pendant le confinement, Pauline a raconté cette folle soirée. Sauf, qu’elle en a pas le même souvenir que Vincent et moi. Vincent m’a regardé et j’ai compris qu’il ne veut pas qu’elle l’apprenne. Surtout qu’elle ne veut rien faire avec lui. Et moi, je suis le traitre dans l’affaire, parce que d’un côté, je trahis Pauline en la laissant croire que c’était l’Allemand ; de l’autre, je trahis Vincent si je révèle le secret de ce baiser. Je suis dans une position intenable, tu comprends ?

– Tu penses que votre amitié n’y résisterait pas si tu posais directement la question à Vincent ? Tu ne te sens pas assez proche de lui pour lui faire part de ce dilemme qui te torture ?

– J’avoue, j’en sais rien. Mais le truc… bon c’est un peu la honte, mais c’est comme ça. Je me dis, imagine que Pauline finit par savoir. Elle parle de ce baiser avec des étoiles dans les yeux. Imagine, elle apprend que c’est Vincent son Prince Charmant, qu’est-ce que je deviens, moi dans l’histoire ? Comment je peux rivaliser avec Vincent ? Surtout que j’en ai pas envie, mais de toute façon, si Pauline l’apprend, moi… j’existe plus à ses yeux.

– Et pourquoi donc ?

– Parce que Vincent, il a tout ! Il est super beau, il a un avenir, Manon et Émilie racontent souvent comment il baise comme un dieu et moi qu’est-ce que j’ai face à ça ? Oui. Je vois ton sourire. Une grosse teub, mais c’est rien à côté de…

– Enzo, tu me fais penser à ton grand-père, Alain. Tu sais qu’il pensait la même chose ? Qu’il ne méritait pas Cathy, parce qu’il n’avait qu’une grosse bite à lui offrir alors qu’elle était la femme de ses rêves. Ne te sous-estime pas, je suis sûre que tu es bien plus aux yeux de Pauline qu’une énorme verge. Bien plus que ça… Même, si c’est un atout maître, comme on dit. Tiens, regarde, on est arrivés.

– Merci de m’avoir écouté, je ne sais pas quelle décision je vais prendre, mais en tout cas, je me sens soulagé, plus léger aussi.

– Ça, c’est l’ablation des plâtres !