
Je n’osais pas écrire sur ce beau cahier que m’a offert Jean-Baptiste et puis, je n’ai pas eu trop le temps avec tout ce qui est arrivé depuis ce 23 décembre. Je sais que je ne pourrai jamais oublier, mais j’ai décidé de faire le résumé de cette fin d’année 44 et du début de 45.
Tout le monde a été abasourdi du sursaut de la Wehrmacht dans les Ardennes. On craignait tous que janvier 45 soit une réédition de juin 40. Tout le monde a été abasourdi, mais j’ai pensé aux mots de la mère Mougin « Tant que l’ennemi n’a pas déposé les armes, il reste dangereux ». Quand je les lui ai rappelés, que j’ai loué sa clairvoyance, elle a presque souri et le regard qu’elle a posé sur moi était plein de tendresse. Quelques semaines plus tard, j’allais quitter ma place et la maison, je n’avais donc aucun intérêt à la flatter, c’est sans doute pourquoi elle en a été touchée.
Finalement, il y a eu plus de peur que de mal (en tout cas à Paris), une fois la menace éloignée, l’année 1945 a pu débuter sous les meilleurs auspices. Sauf que le rationnement est presque pire que sous l’Occupation. Je n’aurais jamais imaginé que le marché noir serait aussi florissant une fois les Boches expulsés de chez nous. Il y a pire que les profiteurs de guerre, ce sont les profiteurs de paix ! Et les autorités s’en moquent comme d’une guigne. Je suis révoltée de savoir tant de familles grelotter chez elles alors que d’autres s’enrichissent avec le trafic de charbon. Sans parler de la nourriture !
Je ne voulais pas débuter ce journal avec des mots pleins de tristesse et de mélancolie, mais il faut bien que je te raconte ce qui nous est arrivé. Je ne sais pas trop par où commencer, alors je m’excuse par avance si c’est un peu embrouillé.
J’aimais beaucoup l’infirmière Suzanne, j’avais tellement confiance en elle que j’ai renoncé à ma place et au logement que m’offrait ma situation de domestique. J’aurais dû commencer l’école d’infirmière début de février, mais tout a été de travers. Petit à petit, le vernis s’est craquelé et a dévoilé le vrai visage de l’infirmière Suzanne. Début janvier, j’étais très fatiguée, il me suffisait de m’asseoir, de fermer un instant les paupières et le sommeil s’emparait de moi. Au poste de secours, elle me houspillait, me demandait d’être plus énergique. Je n’étais qu’une bénévole et elle semblait oublier que mon travail dévorait une bonne partie de mon énergie ! Et ce froid, cette faim…! L’infirmière Suzanne était de moins en moins sympathique.
Et puis, un jour Marcelle a tambouriné à la fenêtre, elle semblait affolée. C’était un dimanche matin, j’aidais en cuisine. La mère Mougin a deviné avant moi l’urgence de la situation. Elle connaissait Marcelle de vue, elle savait que nous sommes amies, mais elle a tout de suite compris que ce n’était pas un alibi pour tirer au flanc. « Vas-y, je me débrouillerai toute seule, ton amie a besoin de toi » (elle était dans un bon jour).
J’ai enfilé mon manteau et j’ai rejoint Marcelle sur le trottoir. C’est là que j’ai remarqué son visage en larmes, décomposé par la peur. Elle a hoqueté « Henriette a fait une connerie, elle est à l’hôpital entre la vie et la mort. » J’étais sidérée. Une connerie ? Pourtant, tout semblait aller pour le mieux avec son Maurice ? On s’était vues toutes les trois dans la semaine, Henriette était resplendissante. Ce que nous ignorions c’est qu’elle était enceinte. Pour ne pas perdre son Maurice, elle a voulu faire passer le gamin, la faiseuse d’anges a raté son coup et Henriette a fait une hémorragie. Il s’en est fallu de peu qu’elle y reste, c’est Maurice qui l’a trouvée inconsciente, baignant dans son sang. Il l’a amenée à l’hôpital et s’est débrouillé pour prévenir Marcelle.
– Tu sais ce que je pense des bonshommes, mais là, je dois reconnaître qu’il m’a épatée ! C’est un homme bien, ce Maurice.
Quand nous sommes arrivées à l’hôpital, Henriette avait encore besoin de sang. Marcelle s’est proposée, mais elle n’a pas le même groupe sanguin. Par chance, j’avais déjà donné mon sang et je suis du même groupe qu’Henriette. Une infirmière est venue pour m’installer, elle était accompagnée de l’infirmière Suzanne qui m’a reconnue. Au lieu de me féliciter, elle n’avait que des reproches à la bouche à propos de « ces filles de rien qui sacrifient leur progéniture sur l’autel de la débauche ».
Mon amie était entre la vie et la mort et cette vache était en train de la juger, de l’insulter. J’ai ravalé ma colère, mais j’étais écœurée de découvrir le vrai visage de l’infirmière Suzanne. Bizarrement, c’est Marcelle, si soupe au lait, qui m’a demandé de garder mon calme. Maurice était livide, muet de stupeur et de rage contenue.
Henriette s’en est sortie, mais elle a été tellement charcutée qu’elle ne tombera sans doute plus jamais enceinte. Elle avait gardé secrète cette grossesse, même Maurice n’en savait rien. Il lui répétait « Mais pourquoi ? Pourquoi as-tu fait ça ? Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé ? » Nous, on savait bien pourquoi, il est catholique pratiquant, il a même fait le séminaire. Henriette avait peur qu’il la quitte.
La veille de sa sortie de l’hôpital, elle lui a tout expliqué. Je sais qu’à ce moment, elle aurait préféré être morte plutôt que perdre son Maurice. Elle ne s’attendait pas à sa réaction. Il l’a demandée en mariage. « Même si je ne peux plus avoir d’enfant ? » Il lui a répondu que même sans enfant, il sera un homme comblé s’il passe sa vie aux côtés d’Henriette. Mais ça, elle ne nous l’a raconté que plus tard.
La transfusion a failli mal tourner, parce qu’on était bras-à-bras à cause de l’urgence et que je suis tombée dans les pommes. Une chance, Henriette avait reçu suffisamment de sang. Je ne sais pas combien de temps je suis restée évanouie, mais à mon réveil Jean-Baptiste était à mes côtés. Il était tellement beau avec son magnifique sourire, ses mains enserrant les miennes que j’ai été à nouveau envahie par une bouffée de désir. Mais la salle était pleine de monde, sur le lit à côté du mien, Henriette somnolante semblait sourire, Marcelle rigolait clairement. « Question cachoteries, tu te poses-là, ma vache ! »
Un homme en blouse blanche s’est approché de moi (je ne sais pas s’il est infirmier ou docteur) « Il est irresponsable de donner son sang quand on est enceinte, madame ! » C’était donc ça ! Maintenant, je comprenais cette fringale permanente, ce dégoût pour ces odeurs que j’aime tant habituellement, cette fatigue incessante et (comme le dit Marcelle de façon si poétique) cette « rage du cul » persistante !
Mon bonheur aurait été total si l’infirmière Suzanne ne l’avait pas gâché en me toisant, en jetant un regard plein de mépris à Jean-Baptiste. « Être infirmière à la Croix-Rouge nécessite une rectitude morale dont tu n’es pas dotée. » C’est ainsi que mes rêves se sont fracassés et la réalité m’est apparue dans toute sa noirceur. Je ne serai jamais infirmière, j’ai renoncé à ma place de bonne (de toute façon, enceinte, je n’aurais pas pu la garder), je n’ai plus de logement. Toutes ces images me sautaient au visage. Je suis très sensible et j’ai la larme facile ces derniers temps (à cause de mon état m’a-t-on dit). J’ai éclaté en sanglots.
J’aurais été inconsolable, si je n’avais pas été entourée d’autant d’amour et d’amitié. Je me voyais déjà à la rue, mais Maurice d’une voix très douce et souriante m’a rassurée « Je vais prendre soin d’Henriette, elle habitera chez moi, je sais qu’elle t’offrira sa chambre aussi longtemps que tu en auras besoin ».
Jean-Baptiste avait dû s’absenter pour passer un coup de téléphone urgent. Quand il est revenu, il était radieux. Il agitait un petit morceau de papier (une carte de visite, en fait). Le vieux médecin que nous avons secouru le 22 décembre au soir a tenu sa promesse. Je vais être son assistante médicale !
– Mais tu lui as dit que je suis enceinte ?
— Il le savait déjà ! C’est pour cette raison qu’il était surpris à propos de ta future formation d’infirmière à la Croix-Rouge, mais s’il avait remarqué ton état, il avait aussi compris que nous l’ignorions et il a préféré se taire.
Comme je te le disais, ce début d’année me fait penser à des montagnes russes. Nous sommes partis à Avranches pour annoncer la nouvelle à maman et à papa, qui a pris Jean-Baptiste dans ses bras (malgré sa blessure qui le fait toujours souffrir) « Tu fais de moi le plus heureux des hommes, mon gars ! » Je ne saurais dire combien de bouteilles de sa cuvée spéciale ont été débouchées durant ces quelques jours, mais ma grossesse a été largement arrosée.
Ma « prise de fonctions » aura lieu dans cinq jours, en attendant je passe mes journées à papoter avec Henriette chez son Maurice, quand elle n’est pas trop fatiguée Marcelle nous rejoint dans la soirée, ensuite Jean-Baptiste vient me chercher et nous passons la nuit ou bien dans sa chambre du 15ᵉ ou bien dans la mienne du 14ᵉ !