– Oui, c’est pour quoi ?
– Pour un échange de souvenirs en mode donnant-donnant
La porte de l’immeuble s’ouvre. Je prends l’ascenseur. Arrivée au dernier étage, Marcelle m’attend sur le palier. Elle me fait la bise, nous entrons chez elle.
– Tu r’viens du ravito ? C’est quoi tout ce barda ?
– Il est un peu trop tôt pour un verre de Sauvignon, alors j’ai pensé qu’il était de mon devoir de te sortir de l’ignorance. Installe-toi dans ton fauteuil, je m’occupe du reste.
– Tu mourras pas pulmonaire, gamine, paskon peut dire que tu manques pas d’air ! Mais bon, en mémoire de Louisette, je m’abstiendrai de te foutre le coup de pompe au cul que ton impertinence mérite…
Je m’affaire dans la cuisine, j’ai tout prévu, même la super bouilloire de compétition d’Odette, je n’ai pas oublié de prendre une théière et surtout de l’eau. Marcelle m’entend la verser dans la bouilloire.
– J’ai l’eau courante, tu sais !
– La qualité de l’eau est aussi importante que celle du thé, tu sais !
– De quoi ?!?! Si tu comptes me faire boire cette saloperie, tu te fourres le doigt dans l’œil jusqu’au coude, Lili !
Le thé est prêt. Je le sers et tends une tasse à Marcelle.
– Ferme les yeux et sens-moi ça.
Marcelle m’obéit sans râler, je mesure l’effort consenti.
– C’est du thé, ça ? Ça s’rait pas de l’encens tropical, par hasard ?
– Rassure-toi, c’est vraiment du thé… je t’ai concocté un petit mélange rien que pour toi. Goûte !
Marcelle boit une première gorgée.
– Ah, mais c’est bon, ça ! C’est pas comme cette pisse d’âne…
– C’est à base de tarry souchong, un thé fumé auquel j’ai ajouté…
Marcelle dresse l’index. Je me tais. Elle écarquille les yeux.
– Y aurait pas comme un air de bergamote, par hasard ?
Je suis sur le cul. Marcelle a reconnu le goût du premier coup. Elle agrippe ma main.
– C’est vraiment le sang de Louisette qui coule dans tes veines, Lili ! À part elle, je vois pas qui aurait pu deviner…
Marcelle se tamponne les yeux pleins de larmes avec un mouchoir en tissu, dans lequel, ensuite, elle se mouche violemment. Elle se racle la gorge. Elle prend une cigarette. Je veux lui offrir un répit.
– Le mélange est classique, mais c’est moi qui ai dosé les ingrédients et comme je te le disais, la qualité de l’eau est presque aussi importante que celle du thé et sais-tu d’où elle vient, cette eau ?
– De la Butte-aux-Cailles.
– Co… comment… ?
– T’affole pas, mignonne, Xav’ m’a dit qu’il avait fait découvrir la fontaine à Lucas, l’aut’ fois. Va pas croire que j’suis madame Irma !
Une fois encore, je suis sidérée de la vitesse à laquelle Marcelle a repris le dessus sur son émotion. Elle enchaîne aussitôt.
– Quand j’étais moujingue, à l’époque de la communale, y avait une bonne femme qui tenait un bistroquet qui faisait aussi épicerie. Elle était pas super aimable, mais elle rendait bien des services, comme, par exemple faire crédit tant que c’était pour acheter du manger. Pour l’alcool, ça non, « la maison ne fait pas crédit ». Son truc à elle, c’était l’école. J’crois bien qu’elle avait pas pu y aller, alors, à la fin de l’année, elle guettait les gamins et filait un sucre d’orge à ceux qui avaient reçu un prix. Pas besoin de te faire un dessin, j’ai jamais eu de sucre d’orge. Vu que même le prix de camaraderie j’ l’ai jamais eu. Mais un jour… j’avais dix ans, je crois, elle m’a alpaguée. « T’as encore rien eu cette année, ’pas ? » Moi, je regarde mes souliers et du coin de l’œil, je surveille les p’tits qui cavalent un peu partout. « T’es une vraie p’tite mère pour tes frères et sœurs, c’est bien. Ça mérite aut’ chose qu’un sucre d’orge, ’pas ? » Et là, de la grande poche sur le devant de son tablier, elle sort une belle boîte en métal, avec un beau décor dessus, elle l’ouvre et en sort un bonbon comme j’en avais jamais vu. Elle me le tend. On dirait de l’or. J’ouvre des yeux comme des soucoupes. La lumière passe à travers. Elle me sourit et retourne dans son bistrot. Le bonbon est carré, pas plus grand que ça. Il est tellement beau que j’ose pas le manger. J’ai attendu d’être assise bien au calme avant de le mettre dans ma bouche. Ah, je peux te dire que celui-là, je l’ai pas croqué ! Je l’ai laissé fondre sur ma langue et je me suis régalée comme jamais. Le lendemain, on avait plus école, je lui ai fait un beau dessin. Un soleil dans un beau ciel bleu et des piafs qui volaient en écrivant merci. Quand je lui ai donné, elle était aussi contente que si je lui avais refilé un billet de 1 000. Vraiment. Et ce goût, je l’ai jamais oublié. Les bergamotes de Nancy. J’avais jamais raconté cette histoire, alors que tu aies fait ce mélange en pensant à moi…

Marcelle boit une autre gorgée de thé. Elle me sourit.
– C’est marrant quand on y pense, t’as pas remarqué que les trucs les plus importants de ta vie te tombent dessus par hasard, sans avoir échafaudé des plans, sans même y avoir pensé ? Et ces trucs que t’aurais jamais pensé qu’ils t’arriveraient, ben, ils te deviennent aussi nécessaires que l’air que tu respires ?
– Comme ton goût pour la bergamote ?
– J’pensais plutôt à Rirette et à Louisette, qu’on se soit trouvées le même jour. Parce que des combines de marché noir, j’en avais déjà fait, mais pas des comme ça et surtout jamais comme ça. Normalement, l’échange se passait dans un troquet. Jamais j’avais été chez quelqu’un que je connaissais ni des lèvres, ni des dents, mais là, je devais aller chez la personne. Chez Rirette. Je sais même plus qui m’avait refilé la combine… Et pis, l’alerte. Et que madame veut tout vérifier ce que je lui apporte avant de descendre à l’abri. Pis quand on s’y rend, l’abri qu’est plein comme un œuf. Et qu’on va dans un autre. Et qu’on trouve Louisette qui s’a gouré de cimetière… C’était quoi la probabilité que toutes ces pièces du puzzle soient réunies ? Tu sais ce que je regrette le plus dans cette affaire ? C’est qu’on n’a jamais été fichues de se rappeler la date exacte quand on a compris que nous trois c’était à la vie à la mort. Il s’était passé trop de temps…
Marcelle s’allume une cigarette, elle boit une gorgée de thé, me sourit. « C’est encore meilleur comme ça ! »
– Une fois, je faisais les cent pas rue Geoffroy Saint-Hilaire, du côté de la rue Daubenton. Il avait fait beau toute la journée, j’espérais que Xav’ viendrait et qu’on aurait le temps de prendre du bon temps avant la fermeture du Jardin des Plantes. Où et comment exactement, j’en avais aucune foutue idée. C’était ça que j’aimais. L’improviss’… J’ai encore eu ce frisson… Je me retourne, Xav’ est là. Je marche vers lui, il marche vers moi et là… putain ! Le ciel nous tombe sur la tête ! Un vrai déluge ! Du genre que celui de la Bible, avec Noé et son arche, à côté de celui-là, c’est du pipi de moineau. Tu vois c’que j’veux dire ? On se met à courir comme si on avait le diable à nos trousses, on cherche un endroit où s’abriter.
Marcelle serre les poings, agacée.
– Je sais plus… encore ces putains de détails qu’on se souvient plus… On était trempés comme des soupes… On aurait pu aller dans un troquet, mais au moindre courant d’air, on était bons pour choper une pneumonie… Faut dire qu’il était pas en grande forme, le Xav’, à l’époque. On est entrés dans un cinéma… Pareil, je sais plus lequel. Ni le film qui jouait. Faut que j’te dise qu’aller dans un ciné, c’était la garantie d’être au chaud.
Marcelle fronce les sourcils. Elle a remarqué mon sourire quand je la regarde se servir une autre tasse de thé.
– C’est marrant tout d’même, j’ai oublié la date, je sais plus quel ciné, ni quel film, mais je me rappelle précisément là où qu’on s’est installés… l’odeur de son pardessus trempé, son pardessus si élimé qu’on y voyait la doublure par endroits… On l’avait pas laissé au vestiaire, mais je sais plus pourquoi. P’tète qu’y en avait pas… Je sais plus… Il l’a retiré et posé sur le siège à côté de moi, y avait personne et de l’autre côté, c’était le mur. J’ai retiré mon manteau, mais je l’ai posé sur mes genoux, je voulais pas le tremper en le posant sur celui de Xav’. À peine installés, on a commencé à se rouler des pelles. On s’embrassait comme des affamés, comme pour rattraper tous ces baisers qui nous avaient été volés rapport à son séjour forcé en Bochie… en Allemagne, si t’aimes mieux. Il me pelotait aussi, sans vergogne comme on dit… Dès qu’il me touchait, mon corps s’enflammait comme une allumette…
– S’enflammait ? C’est donc du passé, si je comprends bien…
Que j’aime son éclat de rire !
– Aussi perspicace que Louisette et aussi tatillonne que Jean-Batiss’ sur la conjugaison ! T’as raison, il suffit qu’il pose ses mains sur moi… ou un certain regard et les années s’envolent… Je voulais lui rendre la pareille parce que mes caresses l’enflammaient tout autant. L’enflamment, si t’aimes mieux. C’est marrant, tu as le sourire de Louisette avec la bouche de son Jean-Batiss’… Bref, je pose mes mains sur son torse. Il retient mon geste. « Chuis trempé jusqu’aux os ! » qu’il m’ dit. « C’est vrai ce mensonge ? » que je lui réponds. Et pour rigoler… enfin, façon d’parler… je glisse ma main dans son falzar. Pareil, je me souviens pas avoir fait sauter un bouton… Vu la taille de mes mains, un seul suffisait… Ce frisson ! On était pas tout seuls dans c’te salle, on aurait pu nous surprendre. Ça rajoutait un rab’ de plaisir. Il a posé sa main sur la mienne, comme pour m’interdire de continuer, sauf que… Putain, je m’en rappelle précisément ! Sauf qu’il a avancé son bassin et que j’ai senti son souffle dans ma bouche, ce grognement contenu… J’ai chassé sa main pour la poser sur moi. Ça je m’en souviens comme si c’était hier, mais comment je me suis retrouvée la tête sur ses cuisses, ma bouche sur sa bite, alors là… Mystère et boule de gomme ! Mais que c’était bon ! Et sa main sur ma nuque… c’était aussi bon que quand elle me pelotait les nichons, peut-être même meilleur. Je voulais que ça dure longtemps et je m’y suis plutôt bien prise… Je sais pas comment te l’expliquer, mais c’était mon propre plaisir qui me guidait. J’aurais pas cru ça possible, prendre autant de plaisir, presque en égoïste…
Marcelle regarde la cigarette qu’elle vient d’écraser dans le lourd cendrier. Elle fait la moue en constatant que la théière est vide.
– Xav’ s’enfonçait encore et encore dans son siège, j’ai même cru qu’il allait nous faire dégringoler, mais je m’en foutais comme de l’an quarante. Note que ça a rien à voir avec la guerre, parce que l’an 1940 on s’en foutait pas du tout ! Non, on disait déjà comme ça quand j’étais qu’une gosse. J’ai pas arrêté de le sucer quand il a joui dans ma bouche, ma langue se faisait juste plus légère, plus délicate. C’est dingue, j’étais sourde aux dialogues, à la musique du film, mais j’ai entendu son soupir. Et sa main…! Il l’a fait glisser de ma nuque à ma joue et sa caresse était légère comme un « je t’aime » chuchoté à l’oreille. Tu peux pas imaginer le pied que j’ai pris ce jour-là… Encore une première fois ! Je sais plus si on a attendu la fin du film. Je crois pas, mais peut-être que si. On s’est cavalés jusque chez moi. Il habitait encore chez ses parents, à l’époque. Tiens, maint’nant que j’y r’pense, le beau temps était revenu. Quand on est arrivés chez moi, on a encore baisé fenêtre grande ouverte, moi penchée, les mains agrippées à la rambarde. C’qu’on peut aimer ça, le faire à la fenêtre, à regarder les passants sur le trottoir, trop pressés pour lever la tête !
– Et pour les pipes au cinéma ?
– Ah pour ça… Disons qu’on est connus dans le quartier, le couple de p’tits vieux qui aiment le 7ᵉ art, mais dont la femme, pauv’ vieille chose, s’endort toujours la tête posée sur les cuisses de son mari… Piskon est vieux, on est forcément mariés, n’est-ce pas ? Et ce brave homme ne la réveille pas, il se contente de poser une main rassurante sur le crâne de sa Dulcinée.. Ainsi va la vie. Bon, c’est pas l’ tout, tu nous refais du thé ou on passe au Sauvignon ?

