La robe à Rirette
– Allo. Allo. Ici, Londres. Les Français parlent aux Français. Veuillez écouter tout d’abord quelques messages personnels. Le cuisinier secoue les nouilles. Nous disons : le cuisinier secoue les nouilles. Il arrive à pied par la Chine. Nous disons : il arrive à pied par la Chine. Court-bouillon. Nous disons : court-bouillon. Sœur Thérèse est folle de la messe. Nous disons : sœur Thérèse est folle de la messe.
– Bon, ça va… elle aura compris !
– Même pas un p’tit dernier, du genre « Mammouth écrase les prix » ? Non ? Bon, ben tant pis, alors !
Un gros soupir.
– Bonjour ma Lili !
Dis donc, t’as bien fait d’envoyer ton message à la môme Marcelle, paske moi, j’ les lis pas, les miens…
Donc, c’que tu sais, c’est que c’est Louisette qu’a dessiné la robe de Rirette. C’est tout à fait exact. C’est pas moi qui dirai le contraire. Mais faut savoir que pendant que la Rirette, elle s’échinait sur sa broderie, le tissu, il arrivait toujours pas !
Tu sais, l’histoire du gros vice caché dans le coupon que Rirette s’était dégotté et que du coup il fallait trouver vite fait du tissu blanc, tant qu’à faire… et pis du beau ! Bicose justement la broderie que c’était sa spécialité professionnelle à Rirette. Brodeuse, spécialiste du point de Lunéville. Et que sans être urgent, y avait plus beaucoup de temps.
On s’y était tous mis pour lui en dégotter, mais rien à faire… ou alors du tissu que valait mieux pas… même pour se moucher dedans ça aurait pas collé !
Alors, un soir, sans rien dire à personne. Louisette elle a démonté sa robe de mariée… Celle de ses rêves, qu’elle avait dessinée tant et plus avant de pouvoir la coudre, celle qu’était faite en toile de parachute, en vraie soie… Elle a rien dit à personne et pour pas qu’on soit tenté de la faire changer d’avis… elle a coupé le tissu d’après le patron.
Voilà. Louisette. Oui, c’était aussi ça, not’ Louisette… ! Quand t’es entouré d’amies comme ça, comment veux-tu être pessimiss’ ?
Jean-Batiss’ c’était un peu ma tête de turc. J’adorais le charrier ! Il était bon public, faut dire. Une fois, j’me suis pensé que j’abusais, alors j’ai voulu m’excuser et lui promettre d’arrêter. À l’école, j’avais appris qu’on dit « Faire amende honorable » J’m’en souviens bien paske j’avais dû le copier 20 fois ! Pas besoin de te faire un dessin. Donc, je lui demande pardon et je lui jure que je recommencerai plus. Tu sais ce qu’il m’a répondu ?
– Par pitié, n’en fais rien ! Quand tu me taquines, tu me prouves que tu me considères comme ton ami, et ça, c’est pô rien !
– Il avait dit « et c’est pô rien » pour se moquer de mon soit-disant accent parigot. À c’qui paraîtrait que j’aurais comme un léger accent. T’avais remarqué, toi ? Non, hein ! C’est bien c’qui m’semblait !
Une aut’ fois, il regardait Martial dans les bras de Louisette avec une telle… intensité, c’est ça le mot, intensité. En plus, elle pouvait pas le voir à cause que la porte elle était qu’entrebâillée… Mais j’ai surpris son regard et il l’a remarqué.
– Je voudrais trouver les mots pour exprimer ce que je ressens, quand je le vois dans les bras de ma Louison. Je n’ai pas de racine, je ne sais rien de mes parents, je ne sais même pas quel nom ils m’avaient choisi, j’ignore si j’ai été volé à mes parents ou si j’ai été offert ou abandonné. Rien. Je ne sais rien, alors faire partie de cette famille, en être le fondateur… c’est au-delà de mes rêves les plus fous. Je suis fier et confiant. Serein, comme je ne l’ai jamais été. Un miraculé de la vie, de la guerre. Quel bonheur, j’en ai souvent le souffle coupé…
Si tu m’avais dit, il y a deux ans, tout ce que je vivrais à Paris, je t’aurais prise pour une folle ou bien, j’aurais pensé que tu étais cruelle de te moquer de moi qui n’avais aucun avenir si ce n’était de rentrer en Côte d’Ivoire sous le statut d’indigène, un esclavage qui ne dit pas son nom.
Pourtant, regarde-moi cette belle petite famille ! C’est la mienne ! Comme si cela ne suffisait pas, nous sommes entourés par les meilleurs amis dont on puisse rêver. Martial, c’est l’oisillon, Louison et moi, le couple d’hirondelles, Maurice, Xavier, Henriette et toi, vous êtes le nid protecteur qui nous permet de nous tenir bien au chaud, sans craindre les périls qui pourraient nous guetter !
– C’était la première fois que j’entendais sa voix trembler d’émotion. Ça m’a fait venir les larmes d’un coup. Comme ça !
On entend clairement un claquement de doigts.
– Regarde-le, mon petit, c’est vraiment le mien ! La preuve, il aime autant les nichons de ma Louison que moi-même !
– J’ai rigolé trop fort, alors Louisette elle nous a demandé c’qu’on foutait derrière la porte. On a dit “Rien” et on est allés les retrouver.
C’était un mec bien, ton arrière-grand-père, tu sais. Un mec bien.
À la différence de Louisette et de Rirette, Jean-Batiss’, c’était pas le premier noir que je connaissais. Mais ceux que je connaissais, ils étaient plutôt du genre américain, des gars qu’avaient pas rentré chez eux après la der des der…
Ah oui, faut que j’te dise, alors je sais pas si c’est la poisse de chez Pad’bol ou quoi ou qu’est-ce, mais moi, les amerloques que j’ai connus, y z’étaient autant musiciens de jazz que j’étais miss Bonnes Manières !
Moi, les cinq gars, ils pointaient à l’usine et faisaient autant de la musique que moi des études à la faculté ! Ça m’énerve quand je vois des reportages sur le Paris nègre, c’est comme ça qu’on disait, y vois point d’offense, quand je vois des reportages sur le Paris nègre de l’entre deux guerres, j’y vois jamais mon quartier, avec des noirs, des jaunes, des blancs, des Français, des Alsacos, des d’Indochine, des vrais Chinois de Chine, des Italiens, des Espagnols… de tout, j’te dis, tiens, même des Bretons, alors t’as qu’à voir, ça prouve bien qu’on n’était pas r’gardants !
Marcelle rit à en perdre le souffle.Encore un verre d’eau. Tu m’étonnes qu’elle se plaint de passer son temps à aller pisser… !
– Tout ça pour dire, que tous autant qu’on était, on était tous des prolos, des qui bossaient à l’usine, des qu’avaient leur atelier, des que leur atelier c’était aussi leur chez-eux, même l’épicier… On était des prolos, rien que des prolos. Pas des artiss’ Et pis, ils dansaient pas comme on peut voir à la télé. Y en avait un, pas loin de chez moi, Mickey qu’on l’appelait.
Lui, il voulait qu’on dise son vrai nom Maïki. Mais nous, on trouvait qu’ça lui allait pas Maïki, que ça f’sait trop japonais, alors il a fini par comprendre et accepter.
Ben, figure-toi que ce Mickey dont je te cause, c’était un danseur du tonnerre de Dieu ! Son truc c’était la valse musette, mais la vraie, celle que tu dois êt’ capab’ de la danser sur un guéridon. Tellement serrée contre ton partenaire que tu peux lui deviner sa religion, si tu vois c’que j’veux dire. Ils parlaient tous français, mais avec un accent à eux, mais pas plus pire que celui de ma voisine italienne par exemp’. C’était des immigrés comme les autres.
Alors, ça par contre, Jean-Batiss’ c’était le premier noir des colonies que je connaissais, mais pour moi, je l’ai toujours vu comme un Français, comme toi et moi. Peut-être aussi parce qu’il avait pas d’accent. Je sais pas, mais je n’ai jamais considéré Jean-Batiss’ comme un étranger. En plus, il avait porté l’uniforme, il avait combattu pour nous, il avait combattu à nos côtés, rien que par le sang versé, dans ma tête il était français. Logique.
T’aurais vu ma bobine quand j’ai appris que non. Quand il a fallu faire les papiers ! Quel bordel, mes aïeux, quel bordel ! Mais, on s’en est sortis, comme des grands. Grâce à qui ? À Louisette, bien sûr ! Ah, elle a pas fait ni une ni deux, dès quel a su l’ampleur du problème, elle a pas ergoté, elle en a parlé au docteur Meunier, son patron, et aussi à monsieur Dubois. Euphrasie en a touché deux mots aux parents de la p’tite Eugénie, elle était restée en bons termes avec eux, malgré qu’elle travaillait plus pour eux. Bref, les démarches qui auraient duré au moins deux ans, même pas sûr que ça marche… avec tous ces renforts, ça ne nous a même pas pris six mois ! Et on s’y est tous mis, chacun à son niveau.
Tu peux pas savoir not’ fierté quand un dimanche, après le repas, le petit faisait la sieste, que Jean-Batiss’ nous a montré les duplicata de ses papiers français et où qu’il avait mis les originaux, dans quel livre ! Tu vois la confiance qu’il portait en nous ? Paske ça voulait dire que si un jour, sa famille était dans la mouise et avait besoin de prouver qu’ils étaient français, ben Jean-Batiss’ savait qu’il pourrait toujours compter sur nous.
Ah la la… j’ai l’esprit « Belle des Champs » aujourd’hui !
Marcelle chantonne une mélodie qui me rappelle vaguement quelque chose.
– Il baguenaude dans les pâturages, il s’en va se promener, mon esprit « Belle des Champs » !
J’ai repensé à c’que tu m’as demandé, que je te cause un peu de la Dédette quand elle était gamine et si sa naissance avait été aussi rocambolesque que celle de Martial.
Oui et non. Déjà, elle a accouché à l’hôpital. À l’époque, de ce temps-là, les papas y z’étaient pas les bienvenus, y z’avaient même pas le droit d’assister à l’accouchement.
Jean-Batiss’, il se rongeait les sangs, à tourner en rond dans la salle d’attente. Avec Rirette, on l’avait accompagné c’est pour ça que j’peux t’raconter. À un moment, y voit-y pas une blouse blanche posée en travers d’un chariot ? Ni une, ni deux, il te l’enfile, bon… fallait pas regarder de trop près, paske elle était un peu beaucoup trop petite, les manches lui arrivaient presque aux coudes ! Il s’est pas démonté, il a regardé la porte droit dans les yeux, il l’a ouverte « Bonjour ! Je suis le Docteur Semmel… » machin, c’était un vrai médecin du siècle d’avant… Avec Louisette, ils aimaient bien lire des livres sur la vie des grands hommes et des grandes femmes… Bref, il est entré, s’est présenté comme un docteur, et du coup, il a pu assister à la naissance de la p’tite Dédette, par le fait.
Il était gonflé, quand même. Lui, il disait « Je dirais plutôt que je ne manque pas d’aplomb ». Qu’est-ce qu’on rigolait quand ils nous racontaient la scène. Jean-Batiss’ en blouse blanche « Poussez, madame ! Poussez ! Poussez ! Poussez ! C’est bien madame, c’est très bien ! » et que la Louisette sur son lit de souffrance lui rétorque « Appelez-moi Louison, s’il vous plaît, Louison ! »
Et quand la petite est sortie, Louison qui crie « Oh, mon amour ! T’as vu, c’est une fille ! Oh, mon amour, viens ! » et qu’elle tend sa main libre vers Jean-Batiss’ et que la sage-femme lui dit « Rassurez-vous, c’est l’émotion… elle sait pas c’qu’elle dit, c’est l’émotion… » et que Jean-Batiss’, il retire la blouse et réplique, comme à la Comédie Française « Non, madame, ce n’est pas l’émotion, c’est ma femme ! »
Elles ont été tellement estomaquées qu’elles ont pas noté « l’incident » au contraire, elles ont trouvé qu’il avait eu du cran et qu’il savait se tenir en salle d’accouchement.
Et c’coup-ci, elle a eu droit aux pimpons à l’aller comme au retour, la Louisette !
Y a un truc qui m’revient de Dédette… tu t’rappelles ?
Je ne sais pas si Marcelle s’adresse à Xav’ ou à « la p’tite Marcelle » qui a plus de 80 ans.
– Ben, quel truc ? Raconte un peu que je puisse te dire !
– Tu sais, elle avait 3 ou 4 ou 5 ans, elle arrivait vers toi en faisant la gueule, du genre « grr chuis d’mauvais poil » et toi tu lui demandais « Pourquoi ? » et que là, elle éclatait de rire, te faisait des risettes.
– Et qu’elle me répondait « Pour que tu me dises que j’ai un beau sourire ! »
– Et que tu lui répondais…
– Non, Dédette, tu n’as pas UN beau sourire, tu as le plus beau des sourires du monde entier ! Ah, ça oui, je m’en souviens !
Marcelle s’adressait donc à « la p’tite Marcelle ».

Clac ! Auto-reverse. Je m’étonne de constater à quelle rapidité ce son m’est devenu familier. Cependant, c’est une chanson au lieu de la voix de Marcelle. Je suis un peu déçue. Elle a dû s’enregistrer une playlist à écouter pendant sa cure, il ne restait donc qu’une face disponible pour ses mémoires.
Je n’éteins pas le poste, sans pour autant écouter la chanson, juste un fond sonore.
– Si ça marche, ma Lili, on pourra féliciter Xav’, c’est lui qu’a trouvé la combine pour enregistrer la chanson…
J’ai sursauté en entendant la voix de Marcelle.
– Si ça marche, ma Lili, on pourra féliciter Xav’, c’est lui qu’a trouvé la combine pour enregistrer la chanson sans les bruits parasites, comme on dit.
J’ai comme dans l’idée que tu dois te d’mander le pourquoi du comment de cette chanson, paske chuis prête à parier c’qui m’reste de vertu que t’auras pas écouté les paroles. Alors, on va t’la r’mettre. Avant, faut que j’te dise que je pourrais faire mienne chaque idée… Elles sont décrites avec les mots précis que j’aurais jamais trouvés… Quand je l’ai entendue, la première fois, ça m’a fait comme un direc’ à l’estomac. Ce gars-là, il a tout expliqué not’ façon de penser « Seul’ment y a la vie, seul’ment y a le temps et le moment fatal… » J’te laisse découvrir ce passage.
Chuis sûre et certaine que quand tu l’auras écoutée, tu pigeras pourquoi qu’on l’aime tant, cette chanson, Xav’ et moi…
Une gorgée d’eau. « Si tu savais, ma Lili, c’que j’donnerais pas pour une bonne tasse de ton bon thé ! »
Pour c’qui est des goûts de Jean-Batiss’, j’dirais qu’y avait pas d’milieu. Il aimait la musique classique, les chansons sérieuses, à texte comme qui dirait… il connaissait même les compositeurs par leur p’tit nom et tout ! Il aimait les chansons historiques qu’on apprenait à l’école, malgré qu’il était toujours à l’affut de nouveaux talents… pour lui, c’qui comptait c’était la qualité des textes, fallait qu’les chansons elles aient des choses à nous dire, tu vois l’genre ?
Une gorgée d’eau.
Et pis d’un aut’ côté, les chansons les plus cons possibles, avec des sous-entendus un peu salaces, grivois si t’aimes mieux… Je suis presque sûre qu’il les connaissait toutes ! Mais entre les deux, la variété, même les belles chansons, il en avait rien à carrer ! Quoi ? De quoi ?
Une voix inaudible au loin.
– Quoi ? Ah oui, mais ça c’est pas pareil ! C’est à cause de son voisin, au Jean-Batiss’… C’est plus leurs souvenirs qu’il aimait, plus que les chansons.
Marcelle se sert un verre d’eau. Le pose près du micro. Rit sous cape. Allume une cigarette. Il me semble l’entendre sourire… de ce sourire à l’exacte limite du rire… en équilibre sur ce fil ténu.
– Oh, la déconfiture ce soir-là ! Louisette elle s’imaginait que l’voisin qui chantait si bien les chansons de Trénet devait y r’sembler au moins un peu, jeune, blond aux cheveux crantés… et tout. Et que dalle ! V’là t’y pas qu’c’est un vieux bedonnant sans un poil sur l’caillou !
Une longue bouffée.
J’crois qu’c’est ça qu’elle arrivait pas à encaisser, Louisette, que l’aut’ il a une casquette en peau de fesse ! Maurice et Rirette, ils étaient en combine avec lui quand y z’ont eu leur affaire de traiteur-rôtisseur. Quand on leur commandait un buffet ou un repas pour une noce, un club, une association, Rirette leur bonnissait « J’vous glisse la carte d’un chanteur et son accordéoniste, si jamais vous cherchiez quelqu’un pour animer… S’ils sont bons ? Ils ont animé mon mariage, j’peux pas dire mieux ! »
Et ça arrivait que ce soit lui qui r’file un plan par des clients qui organisaient une soirée dansante, par exemple, et qu’il leur glissait la carte de Momo et Rirette. Leur combine elle a tenu jusque dans les années 60-70, à cause qu’à partir de ces années-là, dans les noces, c’était plutôt des disques qui passaient et dans les soirées dansantes, des orchestres capables de jouer du rock. Paske faut dire aussi, qu’on commençait tous à se faire vieux !
Louisette, elle avait une passion pour Charles Trénet, ça l’a tenue des années… et pis, d’un coup, pof ! Elle a trouvé qu’y avait plus d’magie, qu’il faisait plus que « des chansons de rimailleur ». Et tu peux me croire, dans sa bouche c’était vraiment pas un compliment ! C’est arrivé dans les environs du moment où qu’elle a eu un coup de cœur pour Jean Ferrat. Le genre joyeux drille, si tu vois c’que j’veux dire…
– Non, Marcelle, explique-lui ! Elle le connaît pas, ça c’est sûr !
– Alors, faut que j’te dise que l’Jean Ferrat en question, ses premières chansons, c’était pas du genre youpla-hi youpla-laire. La première qui l’a fait connaître, elle causait des camps… des camps de concentration, j’veux dire, hein, pas les camps de pionniers ! Tu vois l’genre ? Une aut’ sur l’exode rural, comme on disait. Bref, en un mot comme en cent, j’te fais pas l’artic’ t’as pigé.
Mais c’qu’elle aimait par-dessus tout, la Louisette, c’était danser. Et avec Jean-Batiss’… Faut r’connaître qu’la danse, c’était pas son truc. Ou alors, les danses de salon, guindées, avec un parapluie dans l’cul.
Et même pas ouvert, le parapluie !
Mais pour c’qu’était du musette, du be-bop, tout ça… fallait pas compter sur lui ! Ça lui d’mandait tellement d’efforts qu’y s’raidissait encore plus et pis, jamais dans l’bon tempo…
Marcelle s’excuse, se lève. L’enregistrement s’arrête et reprend aussitôt.
– Putain, mais qu’est-ce qu’ils foutent dans leur flotte ?! J’viens d’pisser un litre et j’ai déjà soif ! Quoi ? Hein ?! Ça tourne ?! Ah ben, rebonjour, ma Lili ! Où qu’on en était, déjà ?
Une nouvelle gorgée d’eau.
– Ah oui… Jean-Batiss’, le roi d’la pist’ de danse ! Ze king of ze dancefloor, comme qui dirait… En tout cas, ça permet de savoir que le truc comme quoi que les noirs y z’ont l’rythme dans la peau, c’est bien qu’des conneries !
Son partenaire de danse, à Louisette, c’était Xav’
Un murmure ou plutôt un rugissement d’approbation se fait entendre au loin.
– Au lieu d’brailler comme un sourdingue qu’on comprend rien, viens-y dire dans l’micro, à la gamine !
– Je disais qu’avec Louisette, y avait d’la magie quand on dansait. Elle était le prolongement de ma main et moi, celui de la sienne. J’pourrais pas mieux dire.
– Et sur n’importe quelle danse !
– Tout juste, Auguste, c’est ça, la magie ! Et si tu nous causais un peu des chansons, hein ?
– J’veux bien en causer, mais faudra qu’tu bidouilles ton truc pour lui mett’ les chansons, comment veux-tu qu’elle les connaisse ?
Marcelle s’éclaircit la voix.
– À la fin des repas qu’on était tous réunis, que les gamins nous foutaient la paix… et qu’on avait un peu picolé aussi, faut dire… On y allait tous de not’ p’tite chansonnette. Par exemp’, Rirette elle chantait toujours le succès du moment. Momo, c’était « les moines de Saint-Bernardin » avec Xav’ et Jean-Batiss’ qui f’saient les chœurs.
Louisette, c’était « la romance de Paris » et pis les chansons paillardes, comme on dit. Avec son air qu’on lui aurait donné le bon dieu sans confession, elle te chantait de ces horreurs !
– Le plus marrant, c’est quand elle comprenait ce que voulaient dire les expressions !
– Ben, tiens, tu fais bien d’la ram’ner, Xav’ ! Pour moi, y en a eu vraiment deux qui t’ont collé aux tripes… D’abord, “Imaginez”… putain d’putain, comme tu la chantais bien ! Mieux que Trénet, soi-même ! Elle me prenait aux tripes, j’avais envie de rire et de pleurer en même temps… Après, y a eu « une petite fille en pleurs »… Tu t’rappelles, fut même un temps où tu m’la chantais en courant sous la pluie !
Par contre, ma Lili, bernique pour aller de la rue d’Rivoli à la place de la Concorde en moins de 5 minutes ! Et sans chanter, en plus…
Pour en rev’nir à Jean-Batiss’ et les chansons à la con, tous les deux, Jean-Batiss’ et moi, on avait not’ p’tit succès avec « les palétuviers roses ». Sinon, y z’aimaient bien m’entendre chanter du Fréhel, mais c’était pas c’que j’préférais. Ma préférée, elle date de plus tard, des années 60. « À marée haute » qu’elle s’appelle. Pareil que pour la p’tite fille en pleurs dans une ville en pluie, les mots, les idées… Vassiliu, il aurait pu m’les voler tellement j’ m’y reconnaissais. La chanson est tellement belle. Tellement vraie…
Bon, ben sur ces bonnes paroles, j’vais laisser Xav’ jouer à l’ouvrier sonorisateur…
– À l’ingénieur du son, si ça t’dérange pas !
À samedi prochain pour la suite !




