
– Allo. Allo. Ici Londres. Les Français parlent aux Français… Chut ! Mais si qu’elle va piger… elle est pas con, la gamine ! Quoi ? Ça tourne ? Bon, ben comme ça c’est dit !
Bonjour ma Lili !
Je te l’ai déjà dit, j’ai une grande gueule, mais j’aboie plus que je mords… Alors, c’que j’vais te raconter là, c’est un souvenir que j’ai pas le cran de raconter en face à face…
Alors, comment qu’elle disait Louisette et comment que tu dis aussi pour avoir l’excuse de tourner autour du pot pendant 107 ans et une petite avant d’en venir au fait ? Ah, oui ! Je vais contextualiser… ou conteste et tualiser ? Bref, tu m’as compris !
Xav’ m’a dit que Lucas lui avait dit… qu’il avait dit qu’elle avait dit qu’on aurait dit…
Marcelle pouffe. Son drôle de petit rire enfantin me charme et me rend nostalgique en même temps.
– Attends, je recommence. Je sais, par l’entremise de Xav’ qui tenait l’info de Lucas, que dans son journal, Louisette avait raconté ma rencontre avec Xav’ et ma rupture avec Dédé. Je sais pas comment elle les a écrits, alors, même si tu connais déjà l’histoire, je te donne ma version.
Déjà, je ne savais même pas comment il s’appelait et lui n’en savait pas davantage sur moi. Pendant deux ans et demi, tout ce qu’il savait de moi, c’était l’usine où qu’ je bossais… Il connaissait même pas le numéro de mon atelier ! Le goût de ma chatte… Mon petit cri quand… Et aussi, que nos yeux parlaient la même langue.
Je savais pas s’il allait revenir vivant de là-bas, surtout avec toutes ces villes bombardées. C’est pas que j’avais de la pitié pour les boches, non… après, oui… bien des années après, j’ai pu avoir de la compassion, comme on dit, mais à l’époque pas du tout…
Moi, tout c’que j’ savais c’est que chaque bombe qui tombait sur l’Allemagne risquait de tuer ce p’tit gars qu’avait rien demandé, qu’on avait incité à partir trimer dans leurs usines en Bochie… si sa famille n’avait pas fait ce chantage, il aurait attendu deux ou trois mois et c’était le STO… donc, bien obligé… Aux STO, on leur en veut pas trop, paskils ont pas eu le choix… mais Xav’, lui il était travailleur volontaire, un genre de traitre… Alors qu’il était pas plus volontaire que ceux qui lui ont craché dessus, soit dit en passant.
À la Noël 42, je rentrais chez moi, j’ai croisé Dédé avec sa femme et leurs gamins. Et le lendemain, j’ai croisé Dédé tout seul en bas de chez moi. Le jour d’après, il m’a proposé d’aller boire un verre. C’était un jour sans, alors on est allé au spectacle plutôt. C’est là qu’on s’est embrassés pour la première fois. J’aimais ses baisers de voyou, rugueux et plein de bave… Et pis, faut dire aussi que je lui avais tapé dans l’œil tant et si bien que dès le lendemain, il faisait le pied de grue au bas de mon immeuble. Je trouvais ça classe, comme vous dites.
Je sais pas si j’ai été amoureuse de lui. Je me posais pas la question vu que Dédé, il était maqué, qu’il avait des mômes et que je voulais surtout pas briser un foyer, comme on dit. Au début, c’était vraiment bien, on se retrouvait chez moi et tagada… Mais à force, le Dédé y s’est mis à imaginer qu’on allait se mett’ à la colle, qu’il allait divorcer et tout… Sauf que moi, c’était pas ça que je voulais…
Et pis, tout est parti en couille, en sucette si t’aimes mieux… Déjà, il arrivait chez moi aviné et ça… hors de question. Et qu’il ne voulait plus m’embrasser ou alors du bout des lèvres… et que, pareil, finies les levrettes, paske c’est pas convenable.
Mais je savais pas comment m’en dépêtrer… Et ce con a voulu lever la main sur moi… J’ai explosé. Toute la colère, la rage de la désillusion, tout ça mélangé… je rongeais mon frein depuis quelques semaines, faut dire… tout ça mélangé a explosé.
Le hasard a fait le reste, faut dire aussi ! Paske le couteau qui se plante pile au milieu de la table où que j’ viens d’y mettre un coup de poing… C’était du bol !
J’avais tellement la rage que ça me piquait derrière les yeux… comme si y avait une force qui cherchait à les faire sortir de ma tête. Dédé a eu la trouille de sa vie, mais je crois aussi que si jamais il avait fait un pas vers moi, je l’aurais planté. C’est ça qu’il a lu dans mes yeux et c’est pour ça qu’il est parti comme un clebs que tu dégages d’un coup de chausson. Tu vois ?
Mais c’est aussi dans son regard de gamin effrayé, que j’ai vu ce qui m’attendait si je le virais pas illico… Je lui ai hurlé « dehors ! » en allemand. Ça c’est une astuce à retenir, ma Lili. Si tu veux hurler un ordre à quelqu’un, fais-le en allemand. Succès garanti ! Il est parti sans demander son reste.
Pendant ce temps, les Alliés bombardaient la Bochie.
J’écoutais Louisette et Rirette raconter leurs histoires. Et que Rirette voulait toujours entendre la prédiction de Louisette. L’envol de papillons dans le ventre. Tu vois de quoi que j’ cause ? Parce que la Rirette… question superstition… elle s’ posait là. Elle était tellement superstitieuse que quand, par hasard, dans la rue, une superstition qui passait par là croisait son chemin, elle s’inclinait devant Rirette, ôtait son chapeau pour la saluer « Mes respects, Madame » !
Les tranches de rigolade quand Louisette nous racontait ses premiers baisers ! La moitié du temps, elle oubliait d’ouvrir la bouche… et quand elle y pensait…
Marcelle ne peut s’empêcher d’éclater de rire. La voix de Xavier résonne au loin.
– Arrête de rire comme ça, tu vas t’étouffer ! Ça f’ sait au moins cinquante piges que t’en avait pas parlé… et tu rigoles comme quand t’avais 20 ans !
– Louisette, elle oubliait d’ouvrir la bouche, mais quand elle y pensait, elle chassait la langue du garçon avec sa langue à elle… Du genre « On passe pas ! »
« J’ crois que j’aimerai jamais ça » qu’elle disait… et pis, y a eu Jean-Batiss’… On l’a pas vue pendant plusieurs jours, mais on savait déjà, paske Rirette l’avait croisée de loin à côté du Parc Monceau et que Louisette lui avait fait le signe du papillon qui s’envole.
Ah… le Jean-Batiss’… ! Il était vraiment pas comme nous… avec de l’éducation et tout ! Mais la vraie éducation, avec majuscule, enluminure et dorure partout ! Mais faut dire que lui, il trouvait qu’on avait une éducation populaire et dans sa bouche, populaire ça sonnait pas comme une insulte, comme du mépris, non, dans sa bouche, populaire sonnait comme un compliment, comme une qualité… On le charriait tout l’temps avec son côté chichiteux, mais on apprenait plein de choses avec lui. Jamais on avait honte de pas savoir ceci ou cela.
Qu’est-ce qu’on rigolait, quand même ! Je saurais pas te dire pourquoi, mais on riait tellement, on avait tellement d’espoirs et de rêves à réaliser que j’ai plus fait de cauchemars…
Je rêvais toujours de bombes qui s’écrasent sur des immeubles, mais la fumée, la poussière se transformaient en ouate et par le fait, plus de fracas, les immeubles se décomposaient en douceur, en silence et au ralenti… même les ruines sentaient bon le gazon fraîchement tondu…
Tu peux pas savoir le bien qu’ça fait quand les cauchemars ne viennent plus hanter tes nuits, et je sais que c’est à cause de nos rigolades qu’ils ont disparu. Je le sais. Je le sens.
Par contre, ma p’tite Lili, permets-moi de te dire, pour avoir testé la méthode pendant de longues années, qu’une bonne tranche de rigolade, ça n’a jamais remplacé un steak ! Sans quoi, on aurait oublié les restrictions bicose on n’aurait plus jamais eu faim !
Je reconnais ce bruit. C’est l’auto-reverse. Un moment de flottement, le temps de me demander si le récit va continuer. Un léger brouhaha, puis la voix de Marcelle.
– Et pis, j’avais la p’tite Marcelle à m’occuper ! Elle aussi, question rayon de soleil, elle s’est posée là ! Avec sa p’tite tête de musaraigne et ses questions… et son p’tit rire de souriceau !
C’est pas qu’ le temps m’a paru moins long, paske je savais pas qu’il reviendrait… Je pouvais pas deviner qu’on se retrouverait… et qu’on serait d’accord sur l’essentiel… Au début, c’était pas facile-facile, à cause que Xav’, il sursautait tout l’ temps, il faisait des crises de chais pas quoi quand y avait de la musique dans les hauts-parleurs ou la sirène tous les premiers mercredis du mois à midi pile… ça le rendait fou, t’aurais vu ça… traumatiss’ y paraît que ça s’ dit…
Avec le temps et beaucoup de patience, ça s’est passé. On m’ôtera pas de l’idée, que c’est depuis le mariage de Louisette, paskils se sont bien trouvés, nos trois bonshommes… Les trois font la paire, si tu m’ permets l’expression…
Ce que j’aime avec Xav’, c’est qu’il est calme, mais pas calme chiant, non, il est calme comme j’aime, calme et rigolo ou bien calme et amoureux ou bien calme et tendre ou bien calme et fougueux, tu vois c’ que j’ veux dire ?
On entend le bruit d’une chaise. Une porte qui s’ouvre. Une porte qui se referme.
– Xav’ il sait de quoi que je voulais te causer… C’est pour ça qu’il est sorti de la pièce… Et que la môme Marcelle elle va pas tarder à le suivre ! Oui ! Toi ! T’en connais une autre, toi, ici de môme Marcelle ?! Oh, c’est un monde ça !
Marcelle bougonne pour la forme, cependant elle y met peu de conviction.
– Une fois, ça d’vait être dans les années 47-48 ou 49… par là… On était au troquet avec Xav’, histoire de nous remettre de nos émotions, quand l’aut’ fumier de Dédé s’est pointé. Il me voit. Il s’approche de not’ table et bonnit à Xav’ « À ta place, j’ me méfierais de cette salope… »
La voix de Marcelle vibre soudain d’une tonalité métallique.
– J’avais envie de chialer et en même temps d’exploser de rage.
J’entends Marcelle respirer très fort, comme un taureau prêt à charger. Après de longues secondes, sa respiration se calme jusqu’à ce que les mots de Marcelle la recouvrent.
– Xav’ le regarde, calme comme tout et lui rétorque « Ça aurait été plutôt à elle de se méfier des salauds dans ton genre, de ceux qu’ont même pas la reconnaissance du bas-ventre ! »
Seulement, le Dédé, y voulait pas s’avouer vaincu. « On en r’ parlera d’ici peu, mon gars ! Quand ton front sera tellement orné qu’ tu pourras même plus passer sous l’Arc de Triomphe ! Parce que, ta Marcelle, c’est la pute du quartier. Tu l’ savais pas que y a qu’ le métro qui lui est pas passé dessus, tu l’ savais pas ? »
Marcelle se sert à boire. S’allume une cigarette. Elle prend le temps de la fumer avant de reprendre son récit.
– C’est la seule fois de ma vie que j’ai vu Xav’ comme ça. En presque 75 ans, je l’ai jamais revu dans cet état ! Il s’est dressé comme un diable sort de sa boîte, a sauté par-dessus une chaise qui traînait sur son chemin, il t’a empoigné le Dédé par le colbac… Te l’a retourné comme une crêpe, paske Dédé avait déjà tourné talons, pensant avoir remporté la victoire. Et là…
Oh, nom de Dieu ! Il lui a filé une raclée comme j’en ai pas vu deux dans ma vie ! Ses genoux sur les épaules de Dédé, Xav’ lui bourrait la gueule de coups de poings.
« De quoi qu’ tu t’ plains ? » Vlan, un bourre-pif !
« T’y était pourtant pas dans ce métro ! » Vlan, son p’tit frère !
« C’ qui t’emmerde c’est qu’ t’as peur qu’elle t’oublie, avec tous ces mecs… c’est ça ? » Vlan, rebelote !
« Y en a eu combien, tu dirais ? » Vlan !
« Deux ? » Vlan !
« Dix ? » Vlan !
« Combien ? » Vlan et re-vlan !
J’étais comme paralysée. Xav’ avait un regard de fou, il me faisait peur ! Et Dédé avait la gueule en sang… Les flics allaient rappliquer… trouble à l’ordre public qu’on risquait… Et là…
Me dis pas que y a pas comme un air de magie ! Attends, fait soif ! C’est la cure qui m’ fait ça… à cause que d’être dans une ville d’eau, ça m’ file une pépie de tous les diables !
J’entends Marcelle se servir un verre d’eau, le boire, s’en servir un autre et le boire aussi.
– À ce moment, qui qu’on voit arriver alors qu’il avait rien à foutre dans l’ quartier ? Eh ouais, not’ Jean-Batiss’ ! Du coup, Xav’ se redresse, se lève, Dédé en profite pour tenter de s’carapater… il est encore à quat’ pattes sur le trottoir quand Jean-Batiss’ l’empoigne et le redresse comme une poupée de chiffon. On aurait dit un géant, comme s’il avait grandi d’un mètre, le Jean-Batiss’… Il le tient toujours par sa veste et nous demande « Cette personne vous aurait-elle importunés ? » et sans attendre la réponse, lui balance un de ces coups de pompe au cul que le Dédé il valdingue à 100 mètres… Au moins.
– Hors de ma vue, vil manant ! Et prends garde à ne plus croiser mon chemin !
C’était tout Jean-Baptiste, ça… le sens de la formule comme au théâtre de dans l’temps… ! Et pis, il avait le pif pour les situations. Il savait quand il fallait partir, ou quand c’était mieux qu’il reste. Il a pas voulu boire un coup avec nous, parce qu’il devait voir un truc avec Maurice, mais on savait que c’était du bidon sinon Xav’ aurait été au courant. Non, Jean-Batiss’ avait juste compris qu’on avait besoin d’être seuls.
Quand on est rentrés chez moi, j’ai voulu rétablir la vérité vraie. Je lui ai dit que Dédé avait boni que des calomnies, qu’il pouvait se renseigner sur mon compte, que… Xav’ a posé son doigt sur ma bouche. « Je sais qu’il ment, mais quand bien même il aurait dit la vérité, je m’en fous ! Moi, je prends le plaisir, le bonheur que tu m’offres… Si tu les as déjà offerts à d’autres et bien, j’espère qu’ils mesurent leur chance ! »
Ça, c’était la plus belle déclaration d’amour qu’on m’avait jamais faite ! J’suis vraiment vernie, paske des plus belles déclarations d’amour comme celle-ci, j’en ai eu tant et plus! Comme d’habitude, ça s’est terminé en rigolade quand Xav’ a ajouté « Et pis, tu peux me dire c‘que j’irais foutre à l’Arc de Triomphe ? Quel con, ce gus ! » C’est ça aussi la magie de notre histoire à tous les deux…
On avait si peur que cette magie disparaisse qu’on passait not’ temps à en guetter les premiers signes, du coup, on l’a pas vu passer… le temps ! Je crois que c’est pour mes cinquante ans… ou… oui, c’est plutôt pour mon départ à la retraite, qu’on s’est pensé que ça devenait sérieux entre nous… ça f’sait jamais que 35 ans qu’il avait mis sa tête sous ma jupe !
Marcelle boit à nouveau. « J’en connais une qui va aller pisser toute la nuit ! » Il m’a fallu pas mal d’effort et l’aide de la technologie pour entendre cette remarque hautement sensée que Marcelle se fait à elle-même.
– Tu sais, par le fait qu’on s’est connus dans des périodes agitées, qu’on a surmonté tant d’épreuves ensemble, je crois que ça nous a coupé l’envie de s’ennuyer… Dans not’ p’tit groupe, y avait toujours quelqu’un qu’avait kèkchoz à raconter, pas des trucs… euh… des trucs de quoi faire un film, non… mais des trucs marrants qui faisaient marrer que nous, alors ça tombait bien qu’on se soit trouvés. Et dans les moments où que ça allait pas, à n’importe quel niveau… ben, on était là. Ensemble. Les uns pour les autres.
J’ vais pas te raconter l’histoire de la robe de mariée de Rirette. Tu la connais par cœur, je suppose ? Ah. De toute façon y a presque…
Un grand clac. La cassette est finie. Mon cerveau bloque sur cette question : C’est quoi cette histoire de robe de mariée ?

Ben oui, quoi ! C’est quoi cette histoire de robe de mariée ?!