– Ah ! Te voilà enfin ! J’avais peur de pas te revoir avant not’ départ et qu’ tu t’ fasses du mouron à not’ sujet.
– De quoi tu parles, Marcelle ? De quel départ ?
– Not’ départ en cure. C’est nos vacances à Xav’ et à moi, une cure par an et hop ! C’est r’parti comme en 14 !
– Elle ne durerait pas sept semaines, par hasard, votre cure de jouvence ?
– Ben non ! Pourquoi qu’elle durerait aussi longtemps ? Et pourquoi qu’tu rigoles ?
– J’ai apporté des chouquettes, t’aimes ça ? Oui ? Tant mieux. Installe-toi confortablement, le temps que je prépare le thé et je te raconte tout ça.
– Tu me gâtes, ma Lili ! Xav’ va finir par être jaloux !
– T’inquiète, Lucas est avec lui, il avait besoin de parler « entre hommes »…
– Ah. Je vois… Ça va causer chiffons et potins du quartier… une discussion de bonshommes, quoi !
Marcelle, Marcelle, tu ne changeras jamais ! Je suis surprise de l’entendre siffler une mélodie tandis que le thé infuse. Elle siffle comme dans les vieux films en noir et blanc, pas du tout comme on siffle de nos jours.
Le thé servi, je n’ai toujours pas trouvé par où commencer. Marcelle va encore me reprocher mes digressions, je le pressens.
– Je n’avais qu’une chose en commun avec mamie Dédette, notre couleur de peau. Parce que les déjeuners, tous les premiers dimanches du mois, chez elle et papi Bertrand étaient d’un ennui… Je préférais nettement les séjours chez pépé et mémé Touré. On y rigolait bien et surtout, il y avait la mer, la plage… Chez Odette, dans leur pavillon en Seine-et-Marne, la liberté se limitait au jardin. La différence entre un caniche tenu en laisse et un pur sang au galop… Enfin, un pur sang au galop, en théorie…
– Surtout, tu y voyais Lucas…
– Si peu. Une fois par an, à Noël et encore, pas tous les ans… Après les obsèques, on s’est pas plus revus.
Merde ! J’ai perdu le fil. Une gorgée de thé me remet les idées en place.
– Elle était pas méchante, Dédette, mais tellement terne, tellement effacée. La seule chose qui la préoccupait c’était de savoir si son repas nous avait plu, si nous avions assez mangé. À part causer études, je n’avais aucune interaction avec elle. Ah, si ! Elle m’avait confié le secret de sa recette secrète du chocolat chaud… Tu vois le genre ?
– Ce détail aurait-il la moindre importance ou tu l’as rajouté, juste pour que je m’énerve ? On peut dire que tu sais faire durer le plaisir, Lili !
– Ce détail a une certaine importance… enfin… une légère… c’est pas si important que ça, mais quand même un tout petit peu… un tout petit, petit peu… bon, tu jugeras toi-même… Bref.
– Bref ?! T’as le mot pour rire, Lili !
– Si tu me coupes tout le temps, on va pas y arriver ! Comme je le disais, bref. Un peu avant l’accident de pépé et mémé Touré, papi Bertrand avait quitté Dédette pour refaire sa vie à Cannes avec une autre femme. Dédette était comme éteinte, un zombie. Pour être honnête, je dois dire que je n’avais aucune compassion pour elle. Je comprenais pourquoi papi l’avait quittée. Elle était si chiante, vieille dans sa tête, dans son attitude et puis, elle se laissait aller. Je pourrais presque dire qu’elle me faisait honte. Voilà. Les termes sont posés.
Après l’enterrement, on s’est tous retrouvés dans la maison de pépé et mémé. J’ai revu Martial qui vivait en Provence. Il y avait ses enfants et ses petits-enfants, dont Lucas, mais on s’est tellement pas parlé que je me souvenais pas qu’il y était, et lui ne se souvenait pas que j’y étais. Tu vois ?
Il y avait aussi les amis de Martial, que je ne connaissais pas. Pour tout dire, je croyais que c’était les frères de Sylvie… elle n’était pas venue, parce qu’à ce moment-là, elle était à l’hôpital, dans le coma.
Odette n’était toujours pas là. Martial est allé voir si elle arrivait. Il est rentré à la maison en disant qu’elle fumait une clope avec Jimmy, qu’elle avait besoin de parler avec lui. Je ne savais même pas que Dédette fumait ! Étonnée, j’ai jeté un coup d’œil par la fenêtre, j’ai cru voir qu’ils s’embrassaient, genre… rouler une pelle. Mais le temps était mauvais, « un léger crachin » et beaucoup de vent. J’ai compris que mes yeux m’avaient trahie, parce que j’étais sous le choc.
Quand je suis rentrée de Bath, papa et maman m’ont dit que mamie était partie en cure. Je comprenais bien pourquoi. Quand elle est revenue, je l’ai trouvé super dynamique, elle riait, avait repris de l’assurance et paraissait plus jeune. De 2009 à 2018, à chaque fin d’année, elle partait pour cette cure de sept semaines. Plus ses cheveux blanchissaient, plus elle rajeunissait !
Je m’étais rapprochée d’elle et quand je lui ai fait la remarque, elle m’a dit un truc du genre que c’était sa cure de jouvence annuelle. Voilà pourquoi je t’ai posé la question.
– T’es pas possible, comme gamine ! Purée, on croirait Louisette ! D’accord, tu as répondu à ma question sur la cure de jouvence, mais tu l’as tellement enrobée de détails que je veux connaître la suite ! Alors, raconte !
– D’accord, mais si je te demande un Calva, refuse ! Je t’expliquerai pourquoi plus tard.
– Infernale. T’es infernale, Lili ! Mais bon, c’est promis, pas de Calva.
– Lucas a écrit à Sylvie et quand il lui a avoué qu’on avait couché ensemble, elle nous a invités à passer quelques jours en Provence. C’est là que j’ai connu les amis de Lucas et ceux de ses grands-parents. Les vieux vivent ensemble dans le mas de Jimmy, il est suffisamment grand pour que chacun ait son petit chez soi autonome et qu’il y ait de grands espaces communs. Dont une salle de spectacle, mais bon… Tu me connais, je ne suis pas adepte des digressions, alors je n’en dirai pas davantage.
– Sors de ce corps, Louisette, sors de ce corps !
Nous rions comme deux gamines. Louisette n’est pas morte, elle rit avec nous.
– Un jour, avec Lucas, on a relevé un défi. Qui de lui ou de moi, préparait le chocolat comme mémé Touré ? Mais pour juger, il fallait avoir déjà bu l’original, tu vois ? Le jury était composé de Martial, Sylvie, Jean-Luc et Jimmy. Y a pas vraiment eu de vainqueur, parce que Lucas le prépare exactement comme mémé Touré et que moi, je le prépare exactement comme Dédette. Et…
Je bois une gorgée de thé, bien tiède, déjà presque trop froid. Marcelle s’impatiente.
– Et ?
– Et Jimmy a gaffé. Je ne l’aurais pas remarqué si Manon, une amie de la bande à Lucas, ne l’avait relevé. Et là, j’ai appris que c’était Jimmy qui avait dépucelé Odette, et pourquoi elle l’avait choisi. Déjà, premier choc. Mais surtout, que ses fameuses cures de jouvence étaient des parenthèses qu’ils s’offraient tous les ans, une destination à chaque fois différente, mais avec pour point commun, le cul, le cul, le cul ! Après cette dernière révélation, Jimmy a téléphoné à Dédette qui a enfin accepté de venir au mas, où elle est devenue membre de leur communauté de partouzeurs. Si tu me permets l’expression.
– Ben dis donc… ! Si j’ m’étais douté… !
– Et donc, vos cures, elles sont comment ?
– Elles sont thérapeutiques. Ouais, c’est thérapeutiques qu’elles sont ! Nous, on s’attache pas trop aux autres curiss’ paske à nos âges, y a moyen qu’on les revoye pas l’année suivante… si tu vois c’ que j’ veux dire… Mais y a la moujingue qui nous accompagne !
– La mou… la moujingue, tu veux dire la petite Marcelle ?
– Tout juste !
– Combien de temps dure ta cure ?
– Quatre semaines…
– Quatre semaines sans te voir… !
– Te fais pas de bile, Lili, j’ai prévu d’enregistrer des cassettes ! Maint’nant que j’peux en placer une, dis-moi, pourquoi que t’es venue que aujourd’hui ?
– Je suis rentrée à Gif… Quand Lucas est rentré, on l’a fait à la fenêtre et puis… on n’a pas pu s’arrêter ! Je ne sais pas pourquoi, ni comment l’expliquer, mais quand on avait l’intention de sortir, vraiment l’intention… Genre pour aller à la fac… Et je suis une étudiante assidue… Une force… magnétique ou je ne sais quoi nous attirait l’un vers l’autre… On a béni Odette et sa manie de faire des stocks « au cas où »… ce cas s’est produit, alors « merci Dédette ! »
– Ah oui ! À chaque fois que ça arrive… oh oui, c’est beau ! Tu es toute pardonnée, ma jolie !
– Ça vous est arrivé ? Ça vous arrive… encore ?!?! Euh… je veux dire, ça arrive encore après toutes ces années ?
– Oui ! Mais toujours à l’improviss’… toujours.
– C’est quoi ce sourire, Marcelle ?!
– Je repense à la première fois que ça nous est tombé dessus… On rentrait d’un voyage dans l’Orient-Express…
– Quoi ?! Tu as pris l’Orient-Express avec Xav’ ?!
– Oui. Enfin… oui. En quelque sorte… Oui.
– Allez ! Raconte !
– D’accord, mais t’auras pas de Calva ! Alors, fais-nous ton thé ! Les p’tits d’en bas m’ont même apporté un bidon d’eau de la fontaine ! Tu vois ?
Je m’affaire dans la cuisine tout en jetant des regards furtifs vers Marcelle, qui sourit joliment. Elle s’allume une cigarette pendant que le thé infuse. Je suis encline à la croire quand elle me dit qu’elle profite mieux du goût après avoir fumé. Le tabac brun de ses Gauloises y serait-il pour quelque chose ?
Une première gorgée de thé. Son claquement de langue. Ses yeux qui s’étirent dans un sourire. Marcelle remonte le temps.
– C’était pendant l’hiver 45-46. Il faisait un froid de canard. C’était là qu’ t’étais bien contente de demeurer dans une boîte à chaussures, paske si tu demeurais dans du 3 mètres 50 sous plafond… ben, bon courage pour te chauffer ! Paske t’avais pas plus de charbon ! Tu vois ?
Je sais plus pourquoi qu’on s’est retrouvé là-bas… P’tète qu’on avait une combine… P’tète pas… Je sais plus… On se retrouve dans un dépôt, genre un atelier où qu’y a des trains en réparation… ou démontés pour les pièces… Il fait un froid de canard… Xav’ me fait monter dans un wagon… un de première, mais faut le savoir, paskil est déglingué… On monte, je regarde par la fenêtre, celle du couloir… Xav’ est dans mon dos… collé à moi… son bras autour de ma taille nous rapproche encore plus… une feuille de papier à cigarettes ne passerait pas entre nos deux corps. Il murmure à mon oreille « Ferme les yeux. Regarde. On y est ! L’Orient-Express ! »
Et là, il me raconte tellement bien, tous les détails… que je finis par les voir… Il me fait même sentir l’odeur du train, du charbon consumé, de la fumée… et surtout l’odeur des passagers, de ceux qui nous ont précédés… Quand ça y est, que je vois tous les détails et que je sens l’odeur du train, il fait « T’entends ? Le train démarre ! » Je sens les vibrations. Alors, il me décrit les paysages… les couchers de soleil, à volonté !
Dans cet atelier, la température était au-dessous de zéro, mais avec Xav’ pendant notre voyage dans l’Orient-Express, on avait presque trop chaud ! Parce qu’on traversait les pays à la fin du printemps, quitte à faire ! Et bien sûr que les mots de Xav’ me font voyager, mais ses caresses… même avec son souffle il arrive à… Et aussi, le sentir dur… si dur dans mon dos… quand il me raconte comment on s’envoie en l’air sur cette gondole à Venise, il me décrit le gondolier, qui fait semblant de ne pas s’apercevoir ce qui se passe à ses pieds… et le coucher de soleil sur Murano… ! Ces noms, je les connaissais que de noms, si j’ me fais bien comprendre… J’avais sans doute vu des publicités dans les gares… Mais quand il me racontait cette scène, j’y étais…
On est entré chez lui, dans l’ancienne chambre de Rirette qu’elle lui avait cédée après ses noces… On s’est mis à la fenêtre, mais on l’a pas ouverte… Oh non ! Déjà, bien contents qu’il y ait pas trop de givre sur les carreaux ! Et là, on est remonté dans le train… Sauf que ma jupe était relevée, que son falzar était baissé… et qu’on l’a fait, papa dans maman… Et pis, après… on n’a plus pu s’arrêter ! Et pourtant, des stocks de manger, y en avait pas ! Je sais même pas si on a mangé… Mais qu’est-ce que c’était bon ! J’en ai encore des frissons rien qu’ d’y penser !
– Mais… vous ne couchez jamais… dehors ?
– Non. C’est comme ça qu’on aime le mieux… on se chauffe dehors… voire plus qu’on se chauffe, mais papa dans maman, c’est toujours chez lui, ou chez moi, le plus souvent à la fenêtre… et les jours de grande audace, sur le palier…
– En même temps, t’as qu’un voisin…
– Un voisin qui me demande d’arroser ses plants quand il part en week-end ou en vacances… ! On essaie quand même de limiter les risques !
– Vous vous êtes déjà fait griller ? Par les keufs, je veux dire.
– Deux fois.
– Allez ! Dis-m’en plus ! Toi aussi, t’as le sens du teasing !
– Du quoi ?!
– Du teasing, c’est un procédé pour attirer, aguicher le client…
– C’est bien c’ qui m’ semblait, mais j’étais pas sûre. Autant en profiter, non ?
– Alors, ces deux fois !
– La première, c’était dans un escalier au fond d’une arrière-cour… On s’était pas méfiés, mais la bignole avait mordu au truc… Elle a appelé l’agent de la sureté publique… qui nous est tombé dessus. J’étais à genoux devant Xav’ à lui faire une gâterie. Une chance avec ses pompes à semelles à clous, on l’a entendu s’ pointer. Xav’ a rangé son outil, mais moi, fallait pas que je m’ relève trop vite, ça aurait fait suspect… J’ai craqué une allumette, pis deux, pis trois… le cogne est à un mètre de moi. Je le stoppe d’un geste de la main. « N’avancez plus ! J’ai perdu un’ bouc’ d’oreille que ma marraine m’avait offert pour ma communion ! » et je craque une autre allumette… Le cogne nous a même prêté sa lanterne !
– Et tu l’as retrouvée ?
– Quoi ?
– Ta boucle d’oreille, ah ah !
– Eh ben, figure-toi, mademoiselle l’impertinente, que oui ! Qu’elle s’était prise dans le bas de mon manteau ! Ouf, n’est-ce pas ?
Marcelle sourit avec une telle candeur qu’il m’est impossible de la croire innocente. J’insiste.
– Et l’autre fois ?
– C’était au b… On avait été à la Foire du Trône, tu vois… Alors, la foule, les cris… Xav’ il les supportait mieux… il avait plus ses crises de panique, tu vois de quoi que j’ cause ? Oui ? Au contraire, toute cette excitation, toute cette joie, ça nous mettait dans un de ces états ! À quoi, tu rajoutes les attractions, les manèges, la chenille, surtout… tu vois de quoi que j’ cause ? Oui ? Bon. Et les montagnes russes… En un mot comme en cent, on se cavale au Bois de Vincennes, pensant, naïfs qu’on était, qu’on serait plus tranquille pour faire notre affaire… Paske là, c’était urgent et qu’on n’avait pas l’ temps de rentrer chez moi ou chez lui. On se trouve un bosquet bien à l’abri du regard des curieux… il me trousse la jupe… sort son engin… on commence… on continue un peu… et là. Un cogne frappe le bosquet avec son bâton et nous ordonne de sortir de là…
On est bon pour une contredanse, encore heureux si on se r’trouve pas au poste… ou encore pire, fichés à la Mondaine… La poisse !
Et là, coup de bol, bicose l’agent en question qu’est un camarade de Xav’ qu’il a connu en Bochie ! Et « Qu’est-ce tu deviens ? » et que patati et patata… Du coup, il nous fait un peu la morale, histoire de dire et on rentre chez moi.
Marcelle sourit.
– Dans un sens, ça fait aussi des souvenirs… dans un sens…

Que de jolis souvenirs
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