Je n’ai pas eu le temps de répondre à la question de Marcelle. D’autres mots sont sortis de ma bouche, comme s’il était plus urgent que je lui fasse ma confidence, que je remplisse ma part du contrat en quelque sorte.
– Je te l’ai dit, dès mon dépucelage, j’ai su que j’étais faite pour les partouzes. Mon corps a, dès cette soirée, aimé les regards, les caresses, les baisers, les attouchements… les pénétrations multiples, avec de multiples partenaires… Quand je parle de mon corps, c’est de tout mon corps, y compris mon âme… Cependant, pour me sentir tout à fait moi-même, j’ai besoin de me réfugier… comment dire ? Imagine une commode bien visible dans ta chambre, tout le monde la connaît, celle dont tous pensent en connaître le contenu, mais dont personne n’imagine les tiroirs secrets… enfin… Il y a bien quelques personnes qui sont au courant de leur existence, mais justement ces personnes n’ont pas accès à la commode… Tu vois ce que je veux dire ?
– Parfaitement !
– Dans cette vie cloisonnée, je suis plusieurs personnes… enfin… je ne suis pas schizo pour autant !
J’éclate de rire pour masquer mon malaise, pour le coup, j’aurais pas refusé un verre de vin. Marcelle m’écoute plus attentivement que je ne l’aurais souhaité, j’ai l’impression qu’elle scrute le fond de mon âme. Ça doit faire ça chez le psy…
– Avec tout ça, j’commence à avoir les crocs, moi ! Ça t’ennuie si on mange un morceau ? J’ai de quoi dans mon frigo…
Oh ! Merci ! Merci, Marcelle ! Merci de m’offrir cette échappatoire avec ta légendaire bienveillance bougonne ! Je lui demande si elle a besoin de mon aide, elle me rétorque « Ben, si tu peux nous refaire du thé, j’ dis pas non ! »
Je me lève et la suis dans sa petite cuisine. Elle ouvre le frigo, en sort un saladier dont elle ôte le couvercle pour m’annoncer fièrement « Regarde-moi ça ! Une salade de patates avec du hareng, il m’en reste d’hier ! Et pis, ça tombe bien, vu qu’on est vendredi… jour du poisson… »
– Euh, on est mardi, Marcelle !
– Qu’est-ce t’en sais ?
– Ben… y a quelques indices, le calendrier, par exemple…
– Laisse-moi te dire, ma p’tite Lili, que tu prêtes trop d’attention aux contingences matérielles… ça te perdra, si t’y prends pas garde.
J’ai toujours admiré la mauvaise foi d’Odette, j’ai apprécié celle des membres de la Confrérie, mais là, j’ai droit à une masterclass ! Marcelle the goat ! Je me contente de sourire. Quelques minutes plus tard, alors que je me régale de sa salade, je me demande si je dois lui préciser qu’on la nomme « Salade Bismarck ». Je préfère m’abstenir.
Sans y prendre garde, tout en mangeant, je reprends mon récit.
– Je ne suis pas plusieurs personnes dans ma tête, je joue plusieurs personnages… enfin… oui… Putain, j’arrive pas à être claire…
– Commence par me dire quels personnages tu joues…
– Officiellement, je suis Émilie, une étudiante sérieuse, un peu renfermée, qui va de la fac à la bibliothèque, de la bibliothèque à sa chambre où elle révise ses partiels, rédige son mémoire. Éventuellement, Émilie s’octroie un petit séjour en Angleterre pour passer un long week-end voire une petite semaine avec son amie Darlene.
En Angleterre, je suis Émilie the frenchie, enjouée, excitée, excitante, toujours partante pour participer à une fête improvisée, Émilie qui désormais tient mieux l’alcool, qui parle anglais couramment, mais continue à baiser en français. J’aime beaucoup être cette Émilie.
Seulement, tu te doutes bien que je n’ai jamais eu les moyens d’aller à Bath aussi souvent que je l’aurais voulu, que je le voudrais. J’enviais Darlene qui pouvait partouzer dès que l’occasion se présentait. Ils sont restés unis, tous les quatre. Unis par le silence. Unis par le secret. Elle n’en demande pas plus, être la reine de ce club très privé qui leur permet toutes les audaces…
– Pourquoi tu souris comme ça ?
– Je pense à ce qu’elle a dit pendant son enterrement de vie de jeune fille… enfin… le off… C’est Matt qui a initié le système avant son propre mariage. Y a l’enterrement de vie soit de garçon, soit de jeune fille officiel avec les potes, alcool, chippendales pour les unes, strip-club pour les autres. Mais en marge de l’officiel, y a le off, celui qu’on se réserve pour nous cinq… en secret. C’était le tour de Darlene, un mois plus tard, elle allait épouser le mec le plus canon du Royaume-Uni. Enfin, c’est comme ça qu’elle dit… En fait, c’est certainement le plus beau mec du quartier et c’est Darlene qu’il a choisie. Alors, au milieu de sa retraite spirituelle à Torquay… c’est comme ça qu’on appelle nos cérémonies secrètes… On n’avait pas pris le temps de nous rhabiller pour une pause fish-and-chips. On a trinqué au Champagne, je l’avais apporté pour l’occasion… On a porté des toasts et réclamé le discours de la future mariée. Elle s’est levée. Elle a prononcé la formule quasi rituelle « J’avais préparé un beau discours, mais l’émotion… »
Elle a passé sa langue sur ses dents. « Ça va faire deux mois qu’on m’a retiré les bagues et je suis encore surprise de la douceur de mes dents sous ma langue… Ça me fait penser… C’est grâce à vous, à nous, que j’ai jamais été complexée… Une ado sans complexe, c’est tellement rare que c’est déjà du luxe… » Nick lui a demandé pourquoi elle aurait été complexée, elle n’avait aucune raison de l’être. Darlene a un peu rougi, elle a eu un joli sourire « Tu vois, c’est pour ça, parce que tu le penses sincèrement, que tu me le dis sans espoir d’en tirer un quelconque bénéfice, que tu me le dis aussi naturellement que tu le penses que j’ai grandi sans aucun complexe ! » Personne ne se souvenait si elle portait déjà des bagues lors de ce fameux réveillon où « Émilie the frenchie nous a appris à fêter la nouvelle année à la française ». J’ai ri avec eux. Darlene les portait depuis plusieurs années avant cette fameuse nuit. Alors, ils ont voulu savoir si ses pipes étaient différentes sans les bagues. Mais ceci est une autre histoire…
– Donc, il y a deux Émilie si j’ai bien compris.
– Si seulement…
J’ai encore cette sensation de devoir me jeter à l’eau, plonger dans la rivière de mes mots sans avoir la certitude de ne pas m’y noyer, de ne pas en souffrir, mais au contraire d’en tirer une force. Je sais que pour y parvenir, l’écoute et le regard de Marcelle me permettront d’admettre enfin que ma force réside dans les différentes facettes qui me composent.
– Quelques mois après sa « retraite spirituelle », Matt a invité Clément, un Français qu’il avait connu dans un pub. De fil en aiguille, ils se sont liés d’amitié. Le boulot de ce mec le conduisait régulièrement à Bristol et de Bristol à Bath y a pas long… Matt l’a invité à partouzer, puisque le gars en organisait chez lui.
Ne baisse pas les yeux, Émilie ! Respire un bon coup et fais-toi confiance ! Je relève la tête, Marcelle est suspendue à mes lèvres, je sais que sa patience a ses limites et je ne souhaite vraiment pas les franchir.
– La question s’est posée de ma participation à cette partouze. Je savais qu’il habite Strasbourg, pourtant, il était hors de question qu’il fasse la connaissance d’Émilie the Frenchie. Je l’ai expliqué à mes amis. Nous sommes restés silencieux quelques instants, des minutes ou peut-être des heures… Tu vois, moi aussi je connais ces petits détails qui nous échappent ! Je ne me souviens plus d’où est venue l’idée, si elle m’a été suggérée ou quoi, mais un nouveau personnage est né. Ce personnage s’appelle Lilith. Pendant quelque temps, je cloisonnais ma vie ainsi, il y avait d’un côté Émilie, l’étudiante sérieuse, la fille studieuse, et de l’autre Émilie the Frenchie qui partouze avec ses amis à Bath. Désormais, s’ajoute Lilith celle qui partouze en France, à Strasbourg.
– Ouais, en France si on veut… faudrait pas oublier que c’est des demi-boches, les Alsacos !
– Je préfère ne pas relever… Quand j’endosse le rôle de Lilith, il y a comme une aura de mystère. Personne ne sait qui je suis, d’où je viens. Après les partouzes, je reprends le train direction Paris et je disparais jusqu’à la prochaine fois. Bon, là… maintenant… je dois aborder un truc… comment dire ? Un sujet un peu “délicat”. T’aurais rien d’un peu plus fort que le Sauvignon ?
– J’ai du Porto… à moins que ton gosier te permette d’encaisser le Calvados…
Je joue les affranchies. Marcelle me sert. Je regarde le liquide doré dans le verre. J’en hume les arômes avant de boire une première gorgée. Ouah ! Putain, ça arrache sa race ! Je croyais mon gosier plus endurci qu’il ne l’est en réalité. Le Calva me brûle la gorge. Marcelle sourit. Je sais qu’elle a remarqué les larmes qui ont jailli de mes yeux. Nous rions, complices et les mots me viennent sans que je ressente le besoin de les peser.
– Un soir, je savais que j’étais attendue. Ça faisait quelques… Je n’avais pas participé aux fêtes précédentes, parce que j’étais en pleine période de partiels, sauf que tout le monde l’ignorait. Tous pensaient, imaginaient je ne sais quoi, mais personne n’avait songé que j’étais une étudiante sérieuse. Ce que je suis encore, du reste ! J’arrive à la soirée, Clément m’accueille avec ces mots « J’ai invité un beau mec qui bande déjà en pensant à ta bouche, à sa grosse queue dans ta bouche »… Bon, t’as deviné la suite, je suppose…
– Ben non ! C’est quoi, la suite ?
– Le beau mec en question, c’était Lucas !
– Lucas ?! Le Lucas… l’autre là ?! Le p’tit-fils à Martial ?
– Hé oui
– Oh, ben ça alors… ça m’en bouche un coin ! Il savait que c’était toi, Lilith ?
– Pas du tout ! On s’est trouvé comme des cons, mais pour pas prendre le risque de griller ma couverture, on a fait semblant de ne pas se connaître. Je l’ai un peu sucé, histoire de dire, mais on n’a pas vraiment baisé pendant la soirée. C’est marrant, quand on y pense, je le croyais aussi coincé du cul qu’il me croyait coincée du cul…
– Et après ?
– Après la soirée, je suis allée chez lui plutôt que d’attendre mon train devant la gare, fermée à cette heure-là et j’en ai profité pour prendre une douche.
Marcelle est suspendue à mes lèvres. Je voudrais la tenir en haleine le plus longtemps possible, mais les mots ont trop hâte de sortir de ma bouche pour m’en donner l’occasion.
– On a passé deux jours et deux nuits à baiser comme si la fin du monde était imminente. Putain, quel pied de le faire jouir en jouissant aussi fort qu’il me faisait jouir ! Au début, on essayait d’oublier nos liens de parenté, mais très vite on a compris que c’était une composante du plaisir qu’on prenait ensemble. Pendant quelques mois… ou semaines… encore un petit détail qui m’échappe… on a participé à quelques partouzes à Strasbourg, ensuite, il m’a présenté à ses amis en Provence. Là où habitent ses grands-parents, Martial et Sylvie… et Jean-Luc… et Jimmy… et leurs amis… Odette les a rejoints aussi… Bref, une petite communauté, mais bon, c’est pas à moi de te raconter leur vie.
– Donc, Lucas t’a présentée à ses amis…
– Et là-bas, j’ai laissé tomber Lilith. Justement parce qu’avec eux, je n’ai plus besoin de ce paravent derrière lequel je devrais me cacher. En fait, je n’ai pas tout à fait laissé tomber Lilith, mais… On aime bien s’inventer des scénarios, genre des pièces de théâtre pour grandes personnes… Lilith, est un personnage que je joue parfois, parce qu’ils kiffent tous l’histoire de notre rencontre et qu’ils nous demandent de rejouer la soirée où Lilith était attendue par un beau gosse qui bandait dur en pensant aux lèvres de Lilith, à sa bouche, à sa langue suçant sa grosse queue.
– Pour un secret, c’est un secret. Je te le cache pas ! Ouah !
– Mais c’est pas ça le secret que je voulais partager avec toi ! Là, j’ai juste contextualisé, c’est tout ! Ce qui aurait dû être une belle histoire de cul, de plaisirs partagés s’est transformé en…
Les mots ont fui mon cerveau, brutalement, comme un claquement de doigt qui te fait sortir de l’hypnose. J’essaie de rassembler mes idées.
– C’est quand ils ont tous débarqué chez Dédette où je me terrais pour éviter Lucas.
– Pourquoi qu’tu l’évitais ?
– Parce que le deal c’était que ça devait rester une histoire de fesses et que de mon côté, j’étais amoureuse et… que je voulais un enfant de lui.
Voilà. C’est dit. J’ai prononcé ces derniers mots à toute vitesse en espérant que Marcelle ne les entende pas vraiment, enfin en l’espérant tout en redoutant qu’elle me demande de les répéter.
– Ah.
Sur ce coup-là, elle est concise, la Marcelle !
– Ils m’ont surprise alors que je déprimais en jogging dégueulasse, sur mon canapé, à bouffer des chips en buvant des litres d’Orangina. J’ai bien été obligée de cracher le morceau.
– Comment il a pris la chose ?
– Aussi dément que ça puisse paraître, c’était réciproque.
– Tout qu’est bien qui finit bien, alors !
– Oui et non, parce que…
Xav’ tel un magicien, se tient devant nous sans que je l’aie entendu entrer.
– Je t’ai pas vue à la fenêtre, je me suis fait du mouron… Faut pas me faire des trucs comme ça, ma chérie, à mon âge…!
– Nous reprendrons cette conversation…
– Demain ?
– Ah non, ma Lili ! Paske demain, c’est mercredi et que le mercredi c’est cinoche !
Je sors de chez Marcelle. Arrivée en bas de l’immeuble, je lève les yeux au ciel. Je veux croire que leurs mains, après s’être agitées pour me dire au revoir, trouveront d’autres occupations bien plus charnelles.
