J’aurais parié que l’appartement de Marcelle sentait le vieux et la poussière. J’ai bien fait de ne pas miser un euro sur mon intuition. Marcelle a lu dans mes pensées, elle ricane.
– C’est bien joli les vieilleries, mais alors… quelle tannée à entretenir ! J’te sers un coup à boire ? J’peux t’offrir un grand verre d’eau tiédasse ou alors un p’tit Sauvignon de derrière les fagots que tu m’en diras des nouvelles…
– Bon ben, va pour le Sauvignon !
Marcelle apporte deux verres et la bouteille de vin. D’un coup de menton, elle me désigne le bâtiment d’en face.
– On va pas tarder à les voir à la fenêtre… Paske, tel que je le connais, le Xav’ il va se la jouer coquette et qu’il va se taper les six étages à pied au lieu de prendre l’ascenseur !
Je souris en buvant une gorgée de vin. Marcelle sait ménager le suspens.
– C’est pas tout ça, où qu’on en était déjà ?
– À ta part du contrat, il me semble.
– Tu m’as raconté ta première fois, alors je vais te raconter une de mes premières fois, paske des premières fois, on en a plusieurs dans une vie, surtout quand on vit longtemps ! Cette première fois-là remonte au 1ᵉʳ mai 45. Le jour de mon anniversaire, paske figure-toi que je suis née un 1ᵉʳ mai, j’avais déjà calculé mon coup alors que j’étais encore dans le ventre de ma mère.
– Comment ça ?
– Ben, réfléchis un peu ! Je me suis arrangée pour pas avoir à bosser le jour de mon anniversaire ! C’est qu’il y en a là-dedans ! À l’époque, j’habitais dans un immeuble qui a été détruit depuis. Tu sais quand ils ont décidé de vraiment virer les prolos de Paname… Quand j’y pense… mon quartier de crève la faim est devenu un des plus rupins de Paris… Mais bon, jusque dans les années 70, c’était encore mon quartier. Mon logement était petit et un peu mal fichu, mais il avait un truc en plus, kekchose qui lui donnait une valeur incroyable… une douche ! L’histoire est trop longue à raconter et ça, je pourrais te l’expliquer sur une cassette.
Marcelle boit une gorgée de vin. J’adore sa façon de faire claquer sa langue pour manifester sa satisfaction.
– Je dois aussi te dire que j’étais l’aînée d’une grande famille, ma mère pondait un gosse tous les 15 mois, réglée comme un coucou.
– Ça, je le sais parce que Louise l’a raconté dans son journal, quand tu as montré à Jean-Baptiste comment changer les couches de Martial. Et je crois que c’est pour ça que tu n’en voulais pas.
– Tout juste, Auguste ! Donc, tu sais que je m’occupais de mes frères et sœurs. Je les aimais bien, mais j’avais mon préféré, le p’tit Dédé, André si t’aimes mieux. C’était le troisième. On s’adorait tous les deux, surtout paske quand il était petit, on a perdu le numéro 2. Je préfère dire comme ça, paske c’est comme ça qu’on disait entre nous. L’appeler par son prénom, c’était… comment dire ? C’était dire qu’un frère avait vécu et qu’il était mort. Dire numéro 2, c’était comme s’il avait pas tout à fait existé… comme pour gommer le chagrin, pas l’effacer totalement, ça c’est pas possible, mais comme qui dirait l’estomper. On n’a jamais trop su de quoi il est… et pour tout dire, on se posait pas la question.
Marcelle allume une cigarette, me tend son paquet. Je ne savais pas que les Gauloises sans filtre se vendaient encore. Je refuse poliment et sors un paquet de mon sac. Elle soupire « Ah oui… les blondes… ouais, moi je préfère les clopes pour grandes personnes ! » Je ne réponds pas à sa provocation et allume ma cigarette comme si je n’avais rien entendu.
– Il avait six ou sept ans, il toussait beaucoup. Enfin, on toussait tous plus ou moins et lui, c’était plutôt plus que moins. Par périodes, il crachait un peu de sang, mais pas plus que nous. Et pis, un jour, impossible de le sortir du lit. Il se tordait de douleur et se plaignait du ventre. On l’a soigné tant qu’on a pu et pis il s’est mis à se vider de partout… à se vider de son sang par tous les orifices, je veux dire. Le temps de l’amener à l’hosto, il était passé. Du coup, comme maman était inconsolable, j’emmenais les petits avec moi pour jouer dans la rue. Ça m’a vraiment rapproché de Dédé. Notre truc à nous, c’était la rigolade.
À l’évocation de ces souvenirs, le voile noir qui obscurcissait le regard de Marcelle a fait place à un éclat d’une folle gaité.
– Je le faisais marrer, il me faisait marrer… avec des riens, un piaf qui chipait une miette de pain à un pigeon, ça suffisait. Alors j’te raconte pas quand la mère Leroy se rétamait sur le trottoir !
– La mère Leroy ?
– C’était not’ bignole, une rosse, une saleté, une vraie peau d’hareng ! En plus, elle était mariée à un agent de la police municipale… Toujours à bigler, toujours à cafarder et comme si ça suffisait pas, elle en rajoutait. D’un p’tit truc, elle t’en faisait une montagne, quand elle inventait pas purement et simplement. Seulement, la mère Leroy, elle avait son point faible, elle picolait sévère… Alors, avec Dédé, not’ plaisir du soir, c’était d’attendre qu’elle sorte les poubelles paska c’te’ heure-là, elle était complètement cuite… Dès qu’on entendait les bling-bling clang-clang des poubelles… Elles étaient en métal, à l’époque… Dès qu’on les entendait, avec Dédé, on se planquait derrière un arbre et on attendait qu’elle se ramasse pour s’en payer une bonne tranche. Si elle nous avait vus, ouh la la… j’ose même pas penser la raclée qu’elle nous aurait mis e ! Tout ça pour te dire qu’on était cul et chemise avec Dédé. C’est lui qui m’a dégoté ce logement avec la douche. Tiens, regarde-les, ces deux benêts, allez… on va leur faire un signe pour pas qu’ils croient qu’on les a pas vus et on va trinquer de loin. Comme ça on aura la paix !
Marcelle est incroyable, elle passe de la tragédie au burlesque en un battement de cil, elle m’entraîne dans des montagnes russes émotionnelles avec une aisance que personne ne peut imaginer. Serait-ce le secret de sa longévité ?
– Pour moi, le luxe c’était pouvoir me lever plus tard et prendre une longue douche pour mon anniversaire Sentir l’eau chaude couler le long de mon corps, respirer la vapeur d’eau et surtout, luxe suprême, me laver avec un savon d’avant-guerre. Un qui mousse et qui sent bon le muguet. Le savon des grandes occasions ! Je le gardais précieusement et après la toilette, je l’essuyais pour qu’il dure plus longtemps. Je m’en servais pratiquement que pour mon anniversaire. Alors, j’étais sous la douche, je chantais à tue-tête des airs à la mode, je sais plus lesquels. Malgré le rideau tiré bien comme il faut, j’ai senti un petit courant d’air frais, mais le temps de me demander d’où qu’il venait, il avait disparu.
Marcelle s’interrompt un moment.
– J’avais du savon d’avant-guerre, mais pour le shampooing, makach ! Une vraie saloperie à rincer et j’avais une sacrée tignasse… J’en étais très fière… Bref, je me rinçais les cheveux quand le rideau s’est ouvert, que quelqu’un s’est collé contre moi, a mis sa main sur ma bouche.
– Ne crie pas, continue à chanter, sinon je pourrai pas dire les mots…
J’ai obéi, attrapé sa main et je l’ai fait glisser le long de mon corps.
– Referme le rideau, Xav’, qu’on se chope pas la crève !
J’ai senti son sourire sur ma nuque.
– Tu m’as reconnu ! Non ! Te retourne pas, je veux te dire… te faire une déclaration, mais je veux pas voir ton sourire moqueur, ou ton regard si je t’avoue la vérité. Je t’aime, Marcelle, je t’aime de tout mon cœur, de toute mon âme, de tout mon être de la pointe de mes cheveux jusqu’au bout de ma bite. Je suis amoureux de toi, tu es…
C’est là que j’ai réalisé qu’il avait pas pris le temps de se déloquer. Je l’ai chassé de sous la douche.
‒ C’est pas le moment de choper la mort, pas maint’nant, pas aujourd’hui !
Quand je l’ai rejoint, il était à poil… maigre ! Si maigre qu’on aurait dit un chat de gouttière qui se serait pris un seau de flotte. Il s’essuyait les cheveux avec ma serviette. Il fermait les yeux. Je sais pas pourquoi, j’ai enfilé sa chemise trempée pile-poil quand il les a rouverts. Son regard, putain, son regard… !
– J’avais des… je voulais te dire… mais, bien sûr, mon plan a foiré… ça foire toujours avec moi… toujours… vaut mieux que je parte…
– À moitié à poil et trempé comme une soupe , avec le froid qu’il fait, la neige et tout ? Ah, tu vas avoir du succès dans les rues… le premier mai, le premier 1ᵉʳ mai sans les boches… et toi, tu vas finir à Charenton !
– À Charenton ?
– C’était là qu’on mettait les fous… à Charenton… J’aurais pu dire Sainte-Anne, mais on disait Charenton. Je me suis assise sur une chaise, face à lui et je lui ai demandé de me dire ce qu’il avait à me dire. Il m’a dit que non, qu’il voulait pas voir mon regard… Je me suis mise debout, face à la fenêtre. Il est venu derrière moi. Ses mains ont pas pu s’empêcher de me caresser… bon, lui, il croit que c’est moi qui lui ai demandé. En fait, c’est pas important. Mais oublie pas que pendant tout son laïus, il me caressait et qu’il avait sa bouche tout près de mon oreille… son souffle… putain, quand j’y pense… tiens, regarde, ça me fout la chair de poule !
– J’aurais dû mourir mille fois, tu peux pas imaginer l’enfer que ça a été… l’usine où je trimais a été bombardée, y a eu plein de morts, mais pas moi… on a déménagé dans une autre ville, encore bombardée… et une autre… et on était traités comme des chiens… putains de nazis ! J’aime pas les boches, mais les nazis c’était les pires de tous… surtout les p’tits chefaillons qui pouvaient t’envoyer dans un camp pour un oui, pour un non. Le Lager qu’ils appelaient ça… Ils nous gueulaient dessus tout le temps, et ce bruit… putain… le bruit des alarmes… le bruit des avions… des bombes… des murs qui s’écroulent… les cris des copains coincés sous les décombres… et moi, la seule chose qui me tenait debout, c’était toi… le souvenir de ta voix, de ton petit cri quand… le goût que ta chatte avait laissé sur ma langue… je peux même pas dire que ça me faisait bander, je mentirais… Dans cet enfer, tu peux pas bander, mais je voulais vivre pour… Je me disais que si j’en revenais, je te chercherais et… l’autre soir… C’est pas moi qui t’ai reconnue, c’est ma queue… Je pouvais pas te voir, mais, j’ai bandé pour la première fois depuis mon départ… C’est con à dire, mais j’ai suivi ma queue, c’est ma bite qui me montrait le chemin. Non ! Rigole pas !
– C’est nerveux ! Paske, avant même de me retourner, je savais que c’était toi derrière moi et si je le savais, c’est paske ma chatte me l’a dit…
– Tu te fous de moi, c’est ça ?
– Non ! J’ai jamais été aussi sincère de ma vie ! Je te le jure sur tout c’que tu veux, c’est exactement comme ça que ça s’est passé. Je te l’aurais jamais dit, je veux pas que tu me prennes pour une cinglée, mais…
– On est aussi cinglé l’un que l’autre, alors !
Je me suis retournée, on s’est regardés, on s’est embrassés… un patin comme y en a pas deux, même dans les films !
La main de Marcelle tremble d’émotion quand elle attrape son verre. J’ai le souffle coupé de ce qu’elle vient de me raconter. Elle se reprend très vite, après un moment d’hésitation entre boire une gorgée ou s’allumer une autre cigarette. Elle opte pour le vin, c’est moi qui m’en allume une.
– On était tellement soulagés, le soleil brillait, ça faisait comme des petites étincelles sur la neige. Xav’ m’a montré les toits de Paris, la rue, il avait des mots si beaux pour me les décrire. On a ouvert la fenêtre, je me suis penchée pour voir les passants et je lui ai demandé de me prendre, comme ça… de me faire jouir comme il savait si bien le faire. Ça a été notre première fois… qu’on baisait… papa dans maman, je veux dire… Tu sais, depuis toutes ces années, et y en a eu, des années… ben, à chaque fois, il m’a fait jouir plus fort que la fois d’avant… et y en a eu, des fois, tu peux m’croire !
– Finalement, c’était quelle première fois ?
Que j’aime entendre son rire sonore !
– La première fois où je me suis sentie aimée pour ce que je suis ! En plus, il savait même pas que c’était mon anniversaire ! Quand il l’a su… il venait de me dire que je sentais le muguet, je lui ai répondu « normal vu que je suis née le 1ᵉʳ mai ! »
– Mais, tu ne te doutais pas qu’il allait venir ? Il a bien fallu que tu lui ouvres ta porte, ou tu lui avais donné une clé, n’est-ce pas ?
– Pas du tout ! Bon, les serrures, c’était pas des Fichet trois points, si tu vois c’que j’veux dire… il a crocheté la serrure… Fais pas cette tête-là, même moi, j’y arrivais avec un bout de ferraille. En trois coups les gros, un gamin de cinq ans pouvait les crocheter. Faut dire, qu’il y avait rien à faucher dans nos appartements…
Marcelle regarde à nouveau vers la fenêtre. Xav’ et Lucas nous observent.
– C’est pas que je m’ennuie, mais je pense qu’il est temps pour toi de rejoindre Lucas. De toute façon, on se reverra bientôt, n’est-ce pas ?
Je l’embrasse et la serre dans mes bras. Elle râle un peu, pour la forme, comme la vraie Parisienne qu’elle est.
Content de te relire
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Contente que tu le sois, cher ami ! Pour cette nouvelle série, j’avance pas à pas, ça fait longtemps que je n’ai aucun texte en réserve, d’où le rythme irrégulier de mes publications.
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