
Avec Lucas, on a patienté, attendu douze jours exactement avant de nous installer à la terrasse où Marcelle « a ses habitudes ». L’envie était là, mais il nous manquait le courage nécessaire. Nous l’avons trouvé quand j’ai reçu un colis envoyé par Jean-Luc avec cette précision « Ça pourra toujours servir ». Un paquet de cassettes audio encore emballées dans la cellophane.
Convaincus que nous ne trouverions pas de meilleure occasion, nous nous sommes assis à la table où je l’avais vue boire son apéro quotidien. Ne la voyant pas, j’ai eu peur que Marcelle ne vienne pas. Elle a 105 ans, pourvu qu’elle soit toujours en vie, ce serait tellement stupide si elle était morte entre-temps.
Marcelle est arrivée accompagnée d’un superbe centenaire. Elle tenait une sacoche à la main, de celles qu’on glisse dans ses bagages. Ils nous regardaient, cherchant sur le visage de Lucas et sur le mien les traits de Louise et de Jean-Baptiste.
– Je t’ai apporté quelques souvenirs et…
– Xav’
– Comment tu… ?
– Il me l’a dit avec ses yeux !
– Pas de ça avec moi, Lili ! Parce que je suis la seule à qui Xav’ parle avec les yeux, parce que quand il parle avec les yeux ça veut dire que…
– Ça veut dire que quoi, ma chérie ?! C’est qu’une gamine ! Voyons, calme-toi, t’ai-je déjà été infidèle ?
La scène de jalousie que Marcelle fait à Xavier, le peine. Je commence presque à lui en vouloir, à cette mamie plus que centenaire quand il éclate d’un rire sonore.
– Bon, d’accord, mais pas plus que toi !
– Je demande à voir… je demande à voir…
Enfin, semblant remarquer Lucas.
– T’es venue avec ton grand frère, Lili ?
– Non, c’est mon cousin.
– Le p’tit fils à Martial ?
– Exactement.
Marcelle et Xavier paraissent dubitatifs.
– C’est marrant… J’aurais jamais deviné… Désolée de te le dire, petit, mais on dirait pas…
Marcelle hésite. Elle sourit.
– Paske à l’heure qu’il est, le Martial il aurait déjà bouffé toutes les cacahuètes !
– Et la soucoupe en prime !
– Et la soucoupe en prime ! Ah, j’ai jamais vu un gamin aussi vorace ! C’est pas pour rien qu’ils étaient cul et chemise avec la p’tite Dédette…
– Elle était aussi vorace que son grand frère ?
– Pas du tout ! Que nenni, comme on dit ! Au contraire, elle était toujours à chipoter dans son assiette et dès qu’on avait les yeux tournés, hop ! Elle te refilait son assiette à l’autre morfale. Sauf quand c’était la mère Mougin qui les surveillait. Elle était bien gentille, la Euphrasie, mais alors… toujours à guigner au trou… Elle aurait pu être bignole…
– Ou matonne, parce quand elle faisait les gros yeux, elle aurait filé la trouille à n’importe qui !
– Bignole ? C’est quoi « bignole » ?
– Pff… toute une éducation à refaire. Une bignole, c’est la concierge, celle qui guignait au trou… celle qui biglait… regardait qui entrait dans son immeuble, qui en sortait, à quelle heure, avec qui, dans quel état et quand les cognes voulaient des renseignements… (dans un soupir blasé) les cognes, les keufs comme vous dites.
Sans qu’ils n’aient eu besoin de commander, le serveur leur apporte leur apéro, que j’ai pris pour un Kir, mais qui s’avère être un Guignolet Kirsch… j’ai fait semblant de savoir ce que c’est, me promettant d’attendre un peu et de poser la question à Odette ou à son frère.
– Pour en revenir à Martial et à Dédette, je peux vous confier un secret.
Baissant la voix, regardant en biais de tous les côtés et après avoir obtenu l’approbation muette de Xavier, Marcelle nous dit.
– Oubliez pas que ce secret, même Martial et Odette l’ignorent. C’est pour dire à quel point il est secret, ce secret… pire que secret défense. Bon, si je suis étonnée que tu sois le petit-fils à Martial, c’est rapport à ton format. Ta corpulence, si tu préfères… Je sais pas ce que ça donne maintenant, mais autant la p’tite Dédette elle était cuisse de mouche, autant le Martial il était bouboule. Il pensait qu’à bouffer, le bougre ! C’était marrant à voir paskil s’en rendait même pas compte. Un quignon de pain, même rassis qui traînait sur un coin de table, pof, il te le bouffait ! C’est quand même le seul gamin que j’ai vu mouiller le bout de son index d’un coup de langue pour récolter les miettes de pain sur la nappe et les boulotter illico, ce qui fait qu’on aurait presque pas eu besoin de la secouer, la nappe.
Mais la Dédette… oh la la… quelle chipoteuse ! Et que j’te fais des rails de train dans la purée avec la fourchette, et que j’te trie ceci cela et bien au bord de l’assiette. Une chance pour elle que Martial, ça l’arrangeait bien ! Dès que Louisette et Jean-Batiss’ avaient le dos tourné, dès que personne les regardait, zou ! Les gamins échangeaient leur assiette et lui, il t’ouvrait le museau grand comme une bouche de métro et il enfournait le tout en deux temps, trois mouvements ! Le temps d’y voir, l’assiette était vide, plus besoin de la laver, ou presque.
Les mômes étaient tout fiers de leur stratagème. Tu parles ! Leurs parents l’avaient flairé dès le début ! Louisette disait « Tant qu’elle ne perd pas de poids, on laisse faire, sinon, ça risque de la dégoûter définitivement… et Martial, le pauvre, avec les restrictions pendant ma grossesse… ça a dû jouer sur son métabolisse… » Parce que Louisette, elle connaissait les mots savants des docteurs…
Quand j’y pense, je les revois, les deux ravis de la crèche, ils ont jamais mordu l’arnaque, pourquoi qu’entre l’entrée et le plat, il fallait impérativement que leurs parents aillent ensemble dans la cuisine et que pareil entre le plat et le fromage. Entre le fromage et le dessert, non. Pourquoi ? Ben, paske la crevette, elle raffolait du camembert et des fruits. Les pommes et le raisin surtout.
– Maintenant, ils sont à égalité ! Odette a un bon coup de fourchette, comme disent les vieux…
– Ah, môssieur Lucas joue les impertinents… Nous traiter de vieux, nous qu’on est à peine plus que centenaire, si c’est pas malheureux… Vas-y, rigole avec lui, tant qu’ t’y es, Xav’ ! Allez, caltez la p’tite classe, allez faire mumuse au square, qu’avec Lili, on puisse causer entre grandes personnes !
Xavier et Lucas ont obéi avec le sourire.
– C’est ouf, j’aurais reconnu Xavier du premier coup d’œil, si je l’avais croisé dans la rue !
– Permets-moi de te dire que tu te fourres le doigt dans l’œil, Lili. Tu l’as reconnu paskil était avec moi, sinon tu l’aurais même pas remarqué. On regarde pas les vieux qu’on connaît pas… eh oui, même si je le cache, on est quand même un peu vieux !
– Tu ne le mérites pas, mais…
Je pose les cassettes sur la table.

– Un cadeau ? Pour moi ?
Marcelle déballe précautionneusement le joli paquet que je lui ai fait. « Du papier cadeau, ça peut toujours servir ». Elle stoppe son geste, me regarde.
– Comment ça, je le mérite pas ?
– Tu m’as bien eue avec ton « j’habite seule », si c’est pas un mensonge…
– C’est pas un mensonge ! J’habite seule. Xav’ habite dans l’immeuble d’en face. Au dernier étage lui aussi, ce qui fait qu’on peut se voir, lui à sa fenêtre, moi à la mienne, mais on vit pas ensemble. On laisse pas de trace.
– Comment ça ?
– Rien sur les registres, rien aux impôts, rien aux caisses de retraite. Rien. Nib. Xav’ et moi, on l’a toujours voulu comme ça (elle rit) même si on se serait jamais pensé qu’on vivrait aussi longtemps ! C’est spécial, non ?
– Euh… Comment te dire sans te choquer ? Question « vie sentimentale » hors-norme, j’ai une certaine…
– Expérience ?
– Connaissance. Connaissance et expérience, en fait.
– Bon sang ne saurait mentir, comme qui dirait…
Marcelle reprend son déballage précautionneux.
– Ça t’en bouche un coin, hein Lili, mes mains tremblent pas. Doigts de fée qu’on m’appelait… et souris pas comme ça, c’était pas rapport à la bagatelle ! Les nœuds des lacets, des chaines en collier, en bracelet, aussi emmêlés qu’ils soient, aucun ne me résistait, et jamais de casse. Doigts de fée, quoi.
– Ta vue semble excellente, aussi.
– Ah, ça c’est grâce à la môme Marcelle. C’est elle qui a tout fait. Tout. Tout. Tout. Elle a pris les rendez-vous, elle a fait les papiers, elle m’a même accompagnée aux quinze-vingt. Remarque, elle avait pigé que sinon j’y aurais pas été. J’avais un de ces tracs ! Une belle connerie, soit dit en passant, parce que le temps d’y voir, c’était fini !
– C’est le cas de le dire…
– Que c’était une belle connerie d’avoir le trouillomètre à zéro ?
– Non « le temps d’y voir » !
On rigole toutes les deux. Soudain, je suis envahie d’un sentiment étrange. L’évidence de notre complicité me fait imaginer celle que j’aurais pu avoir avec mémé Touré, Louisette comme l’appelle Marcelle et je ressens la douleur de son absence comme je ne l’avais jamais ressentie. Marcelle le lit-elle dans mon regard, dans ce soupir que je n’ai pu retenir ? Elle pose une main sur la mienne, de l’autre, elle pianote sur les cassettes enfin déballées.
– Je te propose un marché. Sur les cassettes, je raconte nous six et les autres, mais les trucs intimes, sur moi et Xav’, c’est en face à face, donnant-donnant.
– Donnant-donnant ?
– Un secret à toi contre un des miens.
– D’accord. Tu commences ?
– Bien tenté, gamine, mais je suis pas née de la dernière pluie, figure-toi. À toi l’honneur !
Je défie Marcelle du regard.
– Un souvenir genre notre rêve à Lucas et à moi, de nos projets et comment on met tout en œuvre pour y parvenir ou plutôt un souvenir comme ma première fois ?
Marcelle ne cille pas. Elle soupire d’évidence.
– Ben, autant commencer par le commencement ! Logique, non ?
– C’était en Angleterre, j’avais quinze ans et… c’était pendant une partouze !
Fière et étonnée de m’être livrée avec autant d’audace, je me demande quel secret sortira de la bouche de Marcelle. Elle dodeline de la tête.
– C’est un peu court, jeune fille ! Là, tu m’as donné que le titre de l’épisode, moi je veux toute l’histoire ! Sinon, je te balance « Xav’ il aime me peloter dans les lieux publics » et pis c’est marre. Bonsoir madame, bonjour chez vous !
– Surtout que c’est pas vraiment un scoop…
– Quoi ?! Comment ça ?!
– Ben, mémé Touré, Louisette si tu préfères, elle en parlait dans son journal. Tiens, lis ça… Ça te rappelle quelque chose ?
Je tends mon smartphone à Marcelle, médusée, qui découvre le petit mot qu’elle avait adressé à Louise, en 1945.

– J’écrivais bien à l’époque ! Note, ni tache, ni rature et presque aucune faute, mais ne nous laissons pas attendrir par l’émotion, raconte !
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