
– Ça enregistre ? D’accord. Donc, moi c’est Marcelle. Bonjour Lili ! J’ai jamais été fortiche à l’école, alors pour te raconter un peu de Louisette et de son Jean-Batiss’, ça prendrait des plombes et pis à force… C’est con, mais je sais presque plus écrire. Recopier oui, ça j’y arrive, mais écrire… Alors, je me suis pensé que le plus simple c’est de te faire une cassette et pis t’as du bol qui m’en restait une paske y a pu moyen d’en trouver nulle part. Nib de cassettes, même à la FNAC, t’as qu’à voir !
Oui, t’as raison Marcelle, c’était tellement plus simple de m’envoyer une cassette ! Émilie a reçu une enveloppe ce matin, l’écriture malhabile lui a d’abord fait penser à celle d’un enfant. Elle n’aurait jamais imaginé une plus que centenaire à l’autre bout du stylo. En ouvrant l’enveloppe, Émilie s’est trouvée face à un objet qu’elle tournait dans tous les sens. Elle a aussitôt appelé Odette, sa grand-mère pour lui demander assistance.
– C’est une cassette audio ! Pour l’écouter, va dans la cuisine. Le gros poste près du micro-ondes, tu vois ?
Après les nécessaires explications techniques, la curiosité d’Odette revient au galop.
– Et tu veux écouter quoi ?
– Je sais pas. Y a écrit « Pour Lili ». Je crois que c’est de la part de Marcelle.
– Quoi ?! Marcel ? Pourquoi il t’a envoyé ça, Marcel ?
– Non. Pas ton Marcel, enfin… pas celui de Mireille.
– Celui de Mireille et des autres ! Alors de quel Marcel tu me parles ?
– De la Marcelle de pépé et mémé Touré !
– Quoi ?! Attends, j’appelle le gros…
– Arrête de l’appeler comme ça, sinon je t’appelle mémé Dédette !
Odette s’époumone « MARTIAL ! Viens vite ! ».
– T’étais pas obligé de venir à poil !
– Ça paraissait urgent, j’étais… Ah ! Bonjour Émilie ! Tu nous appelles pour nous annoncer une bonne nouvelle ? Désolé, j’étais euh… sous la douche et j’ai pas eu le…
– C’est pas grave, Martial. Ah ! Bonjour Sylvie ! C’est journée naturiste au mas ou quoi ?
– Désolée, non. J’étais euh… sous la douche quand…
– Ah. Ok. Finalement, c’est pas naturism day, mais plutôt shower day si je comprends bien ! Bon. Asseyez-vous, je vous ai déjà interrompus en pleine toilette, je m’en voudrais de vous causer une crise cardiaque… Voilà. Vous êtes prêts ? Voilà, j’ai rencontré, par le plus grand des hasards, Marcelle, l’amie de mémé Touré. Elle était à la terrasse d’un café. Je l’ai reconnue tout de suite. Vous vous rendez compte ? Elle a 105 ans et boit son apéro, tous les soirs à la terrasse du café au coin de sa rue. Elle aime l’animation de la rue, le bruit, la foule, même la circulation ! Elle vit seule au dernier étage d’un HLM.
Je lui ai parlé des deux journaux de Louise. Elle a sursauté. « Que deux ?! » Je lui ai aussi parlé des photos. Elle a souri. Je lui ai demandé de me parler de mémé et pépé, de leur jeunesse. Elle a refusé tout net. « Écoute, Lili… »
– Lili ?!
– Je lui ai dit que je m’appelle Émilie, mais elle n’a pas perdu sa manie des diminutifs. Elle m’a dit « Écoute, Lili, je suis restée vieille fille, j’ai pas d’enfant, je vis seule et j’ai pas souvent l’occase de causer d’avant, alors si je commence… Je veux pas en dire trop. Non, petite, vaut mieux pas que je commence ». Je lui ai demandé si elle savait ce qu’étaient devenus Henriette, Maurice et les autres. Elle m’a demandé de quelle période dataient les journaux de Louise. Je lui ai répondu de sa rencontre avec Jean-Baptiste jusqu’à la naissance de Martial. Malgré ces précisions, pas moyen de lui en faire dire davantage. Alors, je lui ai proposé de m’écrire une lettre, ainsi elle pourrait omettre ce qu’elle voulait taire. J’ai donné mon adresse à Gif et je viens de recevoir ça.
– Tu l’écoutes tout de suite ?
– Non. Je préfère attendre Lucas et l’écouter avec lui, si ça vous dérange pas.
Lucas arrive peu après. Son oncle Julien lui avait expliqué, il y a quelques années, le fonctionnement des radio-cassette. Avec un peu plus de patience, Émilie aurait pu écouter les mots que Marcelle lui a destinés, sans avoir à demander à sa grand-mère comment s’y prendre.
– Ça enregistre ? D’accord. Donc, moi c’est Marcelle. Bonjour Lili ! J’ai jamais été fortiche à l’école, alors pour te raconter un peu de Louisette et de son Jean-Batiss’, ça prendrait des plombes et pis à force… C’est con, mais je sais presque plus écrire. Recopier oui, ça j’y arrive, mais écrire… Alors, je me suis pensé que le plus simple c’est de te faire une cassette et pis t’as du bol qui m’en restait une paske y a pu moyen d’en trouver nulle part. Nib de cassettes, même à la FNAC, t’as qu’à voir !
Je réponds vite fait à tes questions et pis après, j’ t’en dirai plus sur Louisette et Jean-Batiss’. Avec Rirette, on a reçu le faire-part trop tard, sinon on serait venues aux obsèques, tu penses bien… Son Maurice avait déjà trépassé à l’époque… Rirette l’a rejoint en 2012… et, je réponds à ta question, oui, ils ont bien eu quatre enfants… tous adoptés, rapport à… Bon, je vais pas m’étendre là-dessus… *
Eugénie**, vu d’où qu’elle venait, elle a fait de longues études. La fac et tout le toutim… Elle s’est mariée avec un gars de là-bas. Ah oui, figure-toi qu’elle a fait sa vie en Nouvelle-Zélande, la Eugénie ! Louisette mettait toujours les timbres de côté, pour Xav’. Mais bon, elle est morte bien avant… Je sais même plus si elle a vu l’an 2000…
Louisette, c’était comme une fée… une coccinelle bête à bon dieu… et drôle ! Tu peux pas savoir les tranches de rigolade qu’on se payait avec elle. Et son Jean-Batiss’, une crème !
Je sais pas si t’es au courant, mais y a eu une guerre entre 39 et 45. (Elle rit).
Bon. Sérieusement, t’es au courant pour le marché noir et tout ce qui s’ensuit ? Elle en parle Louisette dans son journal ? Bref. J’avais une combine pour choper du tabac en échange de perles de verre et de fil de soie. Avec le tabac, je pouvais aller en Bretagne et l’échanger contre des œufs et du beurre. C’était ça ma combine.
Donc, j’arrive au rencard. La fille habite dans une chambre de bonne sous les toits. Une alerte. C’est pas la première et souvent c’est pour du beurre. On décide de procéder à l’échange, seulement, elle veut vérifier ce que je lui apporte. Une emmerdeuse, quoi. Du coup, ça m’énerve, avec la sirène qui hurle en plus… Je fais ma tête de con et j’exige de voir le tabac et de le peser. On rigole paskil y en a plus que prévu. Du coup, on se trouve sympas et on descend enfin à l’abri.
Seulement, il est plein.
Rirette, ah oui, paske j’ai oublié de te dire que la fille en question, c’était Rirette, Henriette, si t’aimes mieux. Elle connaît un autre abri pas loin, dans une cour. Enfin, dans la cave d’un immeuble au fond d’une cour, les sous-sols puent la pisse et la mort. Je suis sûre et certaine qu’il y avait des rats crevés, p’ tète même des chats et des chiens crevés, les murs sont couverts de moisi. Tu vois le tableau ? Un abri pour les clodos et les prolos, quoi !
Bref, on arrive dans la cour et on voit une gamine perdue qui cherche l’entrée de l’abri. On dirait un piaf tombé du nid. C’est Louisette. Affolée, elle chiale comme une Madeleine. Elle s’est perdue en sortant du cimetière, y a eu l’alerte et elle sait pas où se trouve l’entrée de l’abri.
Elle avait cherché pendant des plombes la tombe de Jules Vallès et pis y a eu l’alerte… Je crois que c’était la première qui la surprenait loin de son quartier. Elle était paniquée, elle a couru droit devant elle, sans trouver un abri où se réfugier.
Le récit s’interrompt. On entend le bruit d’un verre qu’on remplit avant d’en boire une gorgée, d’une allumette qu’on craque et celui de la première bouffée d’une cigarette.
– C’est bon ? Oui. Où j’en étais ? Ah oui… Louisette sur la tombe de Jules Vallès… rapport à Éric, son grand frère, je suis sûre qu’elle en parle dans son journal, parce que Éric… même mort, il était toujours vivant dans le cœur de sa petite sœur. (Elle rit)
Dans un sens, tant mieux qu’il y ait eu l’alerte, ça lui a sauvé la vie dans un sens parce que sinon… à force de chercher la tombe, elle y serait morte de faim, dans ce cimetière… (Marcelle soupire, Émilie et Lucas y entendent toute sa condescendance amicale).
Bon, paske le Jules Vallès, c’est au Père-Lachaise qu’il repose, pas à Montparnasse ! Je le savais parce que mes grands-parents ont suivi le cortège. Ma grand-mère, enceinte jusqu’aux yeux n’aurait manqué l’hommage pour rien au monde. Merde, quoi ! Jules Vallès, celui qui a su trouver les mots pour décrire notre misère, nous redonner la fierté et semer les graines de l’espoir d’un monde meilleur pour nous aut’… Même si elles n’ont pas vraiment germé, il les a semées… Donc oui, je savais où il était enterré, not’ Jules Vallès !
Mais on était déjà dans l’abri quand on en a causé. Quel bordel ! Bicose l’abri était déjà bien rempli et qu’on n’habitait pas dans l’immeuble, alors ça renaudait « Vous avez rien à fiche ici ! » Rirette, elle était du quartier et elle connaissait la chef d’abri, rapport à son métier de brodeuse. Bref, on a pu s’y abriter. Évidemment, avec ma grande gueule, je me suis faite engueuler parce que je racontait des blagues et qu’avec Rirette et Louisette, on chantait au lieu de nous tenir tranquilles.
Tu sais, de tout temps, les vioques ont jamais pu piffer la jeunesse. C’est comme ça, ça a pas changé. Nous on était comme qui dirait des gamines et eux, c’était tous des vioques d’au moins (Elle rit) d’au moins quarante balais ! À la fin de l’alerte, on était déjà presque amies. La guerre a continué, les boches sont restés, et notre amitié ne s’est jamais démentie.
La cassette s’interrompt brutalement. Émilie sursaute en entendant un son inconnu. Lucas la rassure « C’est l’auto-reverse, t’inquiète ! » Avant qu’elle ait le temps de lui demander ce que cela signifie, la voix de Marcelle résonne à nouveau.
– Nous trois, c’était à la vie, à la mort et pour nos bonshommes c’était kif-kif. Ah… les bonshommes… ça nous a occupées… euh… dans nos discussions.
Rirette, elle avait déjà pas mal fréquenté avant de rencontrer Momo le séminariste. Je suis sûre que tu sais pour lui, c’est pas possible autrement. On les charriait avec ça… Momo et le séminaire… (Elle rit) Moi, j’avais… j’étais la maîtresse d’un homme marié.
Tu m’as dit automne 44 été 45, alors c’était fini, ou presque avec Dédé.
La p’tite Louisette, elle avait même pas embrassé un gars avant 43 ! Elle a eu un homme dans sa vie, c’était Jehan-Bââptisse de la Taoûr d’Ivoâre… Elle avait aucune expérience, et bien, figure-toi qu’à chaque fois qu’on se posait des questions, que ça branlait dans le manche avec nos julots, à Rirette et à moi, ben c’était Louisette qui trouvait toujours la solution !
Faut dire aussi qu’on s’était bien trouvés, tous les six. Je te parle de plus tard, après le mariage de Louisette, quand ils ont connu Xav’ le mistigri… Le truc, c’est qu’on aimait bien se raconter des histoires pour pimenter la chose, si tu vois c’ que j’ veux dire. Louisette, elle avait une sacré imagination. Rirette un peu moins et moi… pas du tout. J’aimais la surprise alors, si j’avais imaginé avant… par le fait, plus de surprise. Logique. Du coup, ça venait plutôt de Xav’. En plus, elles aimaient le confort et moi pas… Et pis…
Tu savais qu’elles donnaient des noms doux à leurs parties intimes ? Moi, j’ai toujours appelé une chatte, une chatte et une bite, une bite. Tu comprends ? Elles m’ont jamais jugée, même quand j’allais voir ailleurs et que Xav’ aussi. Quand on se remettait ensemble, il retrouvait sa place, comme s’il revenait de voyage. Personne ne l’a jamais occupée en son absence.
Et puis, Louisette c’était la bonté même. T’en connais beaucoup, toi, des gamines de même pas vingt ans, alors qu’on crève de froid, qu’il y a pas un morceau de charbon à mettre dans le poêle, qu’on a si froid qu’il nous arrive de dormir toute habillée, qu’on a faim et qu’il y a rien à manger… T’en connais beaucoup, toi, des gamines de pas vingt ans qui ont les sous pour se payer une nuit dans un hôtel de luxe, chauffé, avec room-service et tout et qui préfèrent renoncer y passer la nuit avec leur homme pour payer un vitrier qui réparera les fenêtres d’une mère et de sa gamine ? Une semaine avant, elle les connaissait même pas ! Ben, voilà, c’était ça, not’ Louisette. Et des exemples comme ça, j’en ai long comme le bras…
Là, je t’ai parlé de sa générosité, mais Louisette, c’était surtout, la bonté. La vraie. Celle avec une majuscule, enluminure et tout le tintouin.
Quand ça s’est fini avec Dédé, je faisais ma fanfaronne. Les Boches avaient déguerpi de Paname, Louisette avait trouvé son homme, Rirette aussi à c’ qu’il paraissait et moi, mon histoire avec Dédé, elle sentait déjà le roussi. Je savais que je devais le quitter. J’ai une grande gueule, tu sais, je faisais ma fanfaronne, mais au fond de moi, ces idées tournaient en boucle. Ça me rendait folle de tristesse, et pis, j’avais ce secret… ce souvenir secret que j’aurais jamais dévoilé si…
Au fond de moi, j’étais dans les trente-sixièmes dessous. À quoi bon continuer ? Je les voyais rayonner, j’étais sincèrement heureuse pour elles, mais… quand elles seraient installées, à quoi je leur servirai ? Elles avaient un but auquel s’accrocher et moi j’en avais aucun. Aucun. Qu’y a-t-il de plus déprimant que voir le bonheur autour de soi et de n’en avoir pas une miette ? Pas même une éclaboussure ?
Je me suis pensé que la Toussaint, ce serait un bon jour pour me foutre à la baille… me jeter dans la Seine, si tu préfères, les poches remplies de pierres pour être sûre de pas remonter à la surface… Je savais pas nager, mais si quelqu’un m’avait vue flotter… ben, que je sache nager ou pas, on m’aurait repêchée…
Et pis, rien ne s’est passé comme prévu. Louisette est arrivée chez Rirette, toute seule, sans son Jean-Batiss’ ça faisait quelque temps qu’elle nous faisait faux bond, alors on lui avait laissé un message à l’endroit convenu. On pensait pas qu’elle viendrait toute seule.
Bref. C’est le jour où Rirette nous a annoncé pour Maurice… et pour son séjour à l’école des curetons… On a rigolé comme des bossues. Et pis, on a parlé… de cul… Et que Rirette nous raconte des trucs et que Louisette aussi… et comme un fait exprès, le sujet tombe précisément sur… Bref, ça me rappelle ce souvenir que je n’avais jamais raconté. À personne. Et là, je me suis dit « C’est un signe », j’allais tout leur balancer, histoire de vider mon cœur avant d’en finir avec la vie. Sauf, qu’elles ne savaient pas le fond de ma pensée.
À l’époque, Louisette s’occupait d’une gamine blessée, pas très loin de chez Rirette. Enfin, quand même un peu… Rue Roli, qu’elle habitait la gamine… Marcelle. La petite Marcelle. Moi, avec mes idées noires, j’avais pas trop la tête à l’écouter me parler d’elle… Mon cafard durait depuis un certain temps, faut dire.
Bref, Louisette me propose de l’accompagner et là, je rencontre la moujingue… la p’tite Marcelle. Et… et ben, la môme, elle m’a chipé mon cœur noir et m’a rendu l’envie de vivre. Tout simplement. Une p’tite Marcelle, c’était pas rien ! Fallait bien que je lui montre comment doit se comporter une Marcelle, non ?! Et pis, cette gamine, c’était moi en miniature. Tout de suite, j’ai su que mon devoir c’était de l’empêcher de faire les mêmes erreurs que moi. Un peu, comme un brouillon dont tu effaces les fautes pour rendre une belle copie, sans rature ni rien. Tu vois ?
Par exemple, je l’ai tannée pour l’école, tu peux pas savoir. Et même si les autres me soutenaient, c’était moi que la môme écoutait. Et ça, je l’ai su dès que nos regards se sont croisés.
Quand on est sorties de chez elles, je veux dire de chez Marcelle et sa maman, j’ai engueulé Louisette, parce que je ne savais pas comment la remercier sans lui dire ce que je lui devais… Elle a souri. « C’est bien d’avoir un but dans la vie, tu crois pas ? Se sentir utile, c’est presque aussi important que manger, non ? »
J’ai jamais eu le cran de lui dire que ce soir-là, elle m’a sauvé la vie, la Louisette. Je crois qu’elle aurait pas aimé le savoir, parce qu’elle aimait l’équilibre et que je lui étais redevable à vie et qu’elle aurait pensé qu’elle ne le méritait pas.
Voilà, j’espère que j’ai répondu à tes questions. Sinon, tu sais où me trouver pour me le dire !
- *Henriette est devenue stérile, suite à un avortement clandestin en janvier 1945 (Cf. Le cahier à fermoir).
**Eugénie était la fille des patrons chez lesquels Louise était bonne à tout faire (Cf. Le carnet retrouvé et Le cahier à fermoir).